L’amour et la lucidité sur les bûchers de l’Inquisition

La vérité et l'amour finissent souvent sur le bûcher...

Il est toujours très dangereux d’avoir raison avant les autres…

L’Histoire de l’humanité grouille d’exemples de ce type qui démontrent tous éloquemment que la vérité fait peur.

La conséquence est toujours la même : l’opprobre, la dénonciation.

Puis la condamnation.

Dans certains cas ceci va très loin. Nous mettons ici en exergue deux cas qui nous touchent vraiment car leur expression de la vérité était justifiée, féconde ; utile.

Et ils périrent tous les deux sur le bûcher !

Ces deux précurseurs d’une vérité devenant inopportunément impie à leur époque sont Marguerite Porete et Giordano Bruno. Trois siècles les séparent, mais leurs destinées s’entremêlent et la symbolique qui prévaut ici demeure la même : le carcan des verrous intellectuels qui engluent notre liberté et notre imagination est toujours le même, il y a cinquante siècles ou en 2010…

Marguerite Porete était une femme exceptionnelle qui véhicula à travers ses écrits et sa vie une idée simple, lumineuse : l’absolue précellence de l’amour.

Majestueuse, envoûtante et sensuelle, cette revendication s’inscrivant dans une logique parallèle à l’ « amour courtois » fut décriée, vilipendée. Marguerite en mourût.

Il existe effectivement une étonnante affinité entre la mystique féminine des XIIe et XIIIe siècle -dont Marguerite Porete est un illustre exemple au même titre qu’Hadewijch d’Anvers, par exemple- et l’amour courtois.

Dans les deux cas, on retrouve un lien singulier qui, dans le premier cas, unit l’âme à Dieu, et qui, dans le second cas, unit la Dame au poète courtois.

Calqué sur le lien vassalique, cette osmose presque absolue s’identifie à une forme sophistiquée de fidélité qui se symbolise par un mot simple et rare à la fois : amour…

Mais revenons un instant sur le parcours étonnant de Marguerite Porete (1250-1310).

Vivant à Valenciennes à une époque de grande effervescence religieuse, Marguerite fit partie des béguines, un mouvement composé de femmes libres, d’âmes en quête d’Amour divin réfutant l’idée de toute autorité religieuse ou maritale. Elle publia un livre intitulé “Le miroir des âmes simples et anéanties” qui deviendra le témoin de la spiritualité béguinale et, d’une manière plus générale, de la mystique féminine parfois appelée « mystique nuptiale ».

Réalisant dans sa vie et dans son œuvre littéraire l’union suprême au Divin, Marguerite écrit pour ceux qui n’ont pas encore communié à cet « Amour à la fois proche et insaisissable ».

Elle nous invite à contempler notre âme à travers le miroir de l’Amour pour l’épurer de tout ce qui fait obstacle à l’épanouissement du divin en nous. A ce stade d’évolution, affirme Marguerite Porete, l’âme est « si brûlante en la fournaise du feu d’Amour, qu’elle est devenue feu, à proprement parler, si bien qu’elle ne sent plus le feu, puisqu’elle est feu en elle-même par la force d’Amour qui l’a transformée en feu d’Amour ».

On retrouvera ultérieurement cette métaphore chez Jean de la Croix.

Ainsi, en laissant son ego devenir lui-même « feu d’Amour », l’âme se découvre telle qu’elle est et a toujours été : unie à l’Amour. Totalement accomplie -presque enivrée- dans un Amour qui échappe à la raison, elle vole au-dessus de tous les repères, rituels, prières ou dogmes…

Naturellement, cette liberté de ton et cette approche totalement désinhibée par rapport aux fossilisations intellectuelles inhérentes à une vision étroite de la spiritualité, lui attirèrent les foudres des autorités ecclésiastiques

Voyant immédiatement dans ces propos une opposition farouche à la morale et une iconoclastie en germe, l’Inquisition condamna et brûla « Le miroir des âmes simples et anéanties » jugé hérétique en 1306. Mais Marguerite Porete continua à propager ses idées.

Transportée à Paris en 1310, elle fut condamnée pour hérésie et périt dignement sur le bûcher.

Presque trois siècles plus tard, l’Inquisition accomplit encore son horrible besogne en condamnant au bûcher l’un des plus grands philosophes de la fin de la Renaissance : Giordano Bruno.

Notre intention n’est nullement ici de reprendre la biographie du nolain qui participa (au même titre que Copernic et Galilée) à une révolution intellectuelle majeure : la prise de conscience par l’Homme d’une réalité simple : il n’est qu’un brimborion au milieu de l’univers.

Forte, prégnante et riche en développements futurs, cette idée déplût.

C’est le moins que l’on puisse dire…

Dans tous nos romans nous essayons d’annihiler les stupides blocages psychiques qui gangrènent nos espérances et notre intelligence. Aussi étonnant que cala puisse paraître, cette vision holistique du monde, des autres et de nous-même (qui apparaît très clairement dans notre nouveau roman : « Katharsis« ) provoque encore des réticences.

A la fin du XVe siècle cette lucidité sereine s’assimila à un sacrilège, un outrage. Un blasphème.

Revenons juste un instant à Giordano Bruno.

Né à Nola, près de Naples, en 1546, il fonde sa philosophie sur les travaux de l’astronome polonais Copernic et du philosophe néoplatonicien Nicolas de Cues que nous avons déjà évoqué à travers son concept de « coïncidence des opposés ».

S’appuyant sur les travaux de Copernic, il démontre éloquemment l’existence d’un univers infini et grouillant de monde et d’astres eux aussi infinis.

Cette « pluralité des mondes » se situait à l’exact opposé du géocentrisme qui prévalait jusque là. Cette approche novatrice lui valut de nombreuses inimitiés, puis des haines inexpugnables.

Sa vision d’un univers sans bord, sans frontière et sans fin bouscule tous les archétypes anciens issus de l’aristotélisme et de la religion. Cette bravade intellectuelle devint rapidement intolérable aux yeux d’un clergé qui sentait probablement poindre des aurores nouvelles qu’il redoutait.

Un procès s’éternisant sur de longues années (23 Mai 1592-17 Février 1600) commença sous l’égide (la férule pourrait-on dire) de l’Inquisition.

Le premier acte d’accusation se soucia principalement de ses positions théologiques considérées comme hérétiques. Mais ses activités philosophiques et scientifiques furent très rapidement mises en exergue : sa pratique de l’art divinatoire, sa croyance en la métempsychose et, surtout, sa vision d’un cosmos infini et dénué de centre.

Dans un premier temps, il se défendit habilement. Mais, en 1593, dix nouveaux chefs d’accusation entraînèrent Giordano Bruno dans sept années d’un procès interminable ponctué par une vingtaine d’interrogatoires.

Il fut torturé d’innombrables fois. Désireux d’en finir, le pape Clément VIII somma une dernière fois Bruno de se soumettre. Le philosophe nolain refusa.

La situation étant bloquée, Clément VIII ordonna le 20 Janvier 1600 au tribunal de l’Inquisition de prononcer son jugement.

Le 17 février 1600, sur le bûcher installé sur le Campo Dei Fiori, Giordano Bruno éleva probablement son regard vers ce ciel protéiforme et infini qu’il venait de dévoiler au monde.

En observant les destins tragiques de Marguerite Porete et de Giordano Bruno, une vérité jaillit immédiatement en nous. La mise en lumière de l’absolue prééminence de l’amour et de la pluralité des mondes symbolise une quête presque parfaite. Une quête qui ennoblit l’être humain.

Et les initiateurs de ces quêtes furent brûlés vif.

Comme le décrivait parfaitement Giordano Bruno : « Nous ne voyons pas les véritables effets, les véritables formes des choses ou la substance des idées, mais leurs ombres, vestiges et simulacres «  (Des fureurs héroïques).

Que faisons-nous en 2010, hormis nous repaître d’ombres, de vestiges et de simulacres ?

Or la fossilisation des idées nous guette à l’orée d’un millénaire crucial pour l’avenir de l’humanité.

Marguerite Porete et Giordano Bruno refusèrent cette défaite. Ils périrent atrocement pour ce courage rare.

Qui reprendra le flambeau ?