Les myxomycètes, ou l’étonnante sagacité d’une moisissure visqueuse…

 

La notion d’intelligence dans la Nature fait référence à des animaux que nous connaissons bien et qui sont reconnus et appréciés pour leur intelligence, même si beaucoup d’entre nous font la moue en adossant ce mot avec le comportement d’un animal. On pense donc immédiatement aux grands primates, aux éléphants, aux chevaux, aux chiens et aux chats, aux corbeaux et aux perroquets, aux dauphins et aux orques, aux rats -même s’ils sont généralement abhorrés- ou aux castors.

Il est beaucoup plus difficile d’accepter la notion d’intelligence pour des animaux très différents de nous. Il suffit toutefois d’observer un poulpe dans un aquarium pour saisir immédiatement l’infinie pertinence de cet être fragile qui résout sans difficulté les problèmes complexes que lui soumettent les scientifiques chargés d’analyser sa sagacité.

Mais nous allons déambuler encore beaucoup plus loin dans les dédales d’une Nature onirique et facétieuse avec l’exemple qui suit.

Détecter une forme d’intelligence au sein d’êtres vivants n’ayant même pas de cerveau, peut paraître incongru pour le public le plus imaginatif et le plus indulgent, ou franchement blasphématoire pour les autres. Logique à première analyse, cette réaction omet simplement un constat d’une affligeante banalité : le cerveau est avant tout un conglomérat de chimie, d’énergie et d’interrelations subtilement corrélées. Comme les cellules.

Sans forcer la caricature, on pourra souligner aussi qu’un grand nombre de nos contemporains naissent a priori avec un cerveau, alors qu’ils font par la suite de louables efforts pour le laisser en jachère pendant toute leur existence.

Nous allons donc concentrer notre pouvoir d’étonnement en direction d’êtres vraiment inattendus : les myxomycètes.

Indépendamment d’un nom aux consonances relativement imprononçables sans entraînement préalable, cette créature n’illustre pas véritablement la force, la beauté ou l’intelligence.

Il s’agit en fait d’une moisissure visqueuse.

Très primitifs par leur aspect, ces organismes étaient auparavant classés dans le règne animal, puis dans la famille des champignons. Ils sont désormais classés en tant que Protistes, car ils sont capables, tout comme les amibes, de se déplacer et de digérer les substances nécessaires à leur développement.

Les multiples hésitations des scientifiques démontrent en tout cas que ces êtres se situent, comme beaucoup d’autres, à la lisière de plusieurs règnes biologiques.

Les myxomycètes se développent selon un cycle vital qui se hiérarchise en quatre strates distinctes :

–          les spores germent et produisent une à quatre myxamibes munies de flagelles leur permettant de se déplacer,

–          en se multipliant les myxamibes fusionnent, formant un organisme étrange que l’on nomme plasmodium et qui constitue une masse protoplasmique relativement peu esthétique  selon les critères humains. Ce plasmodium va croître en raison de la multiplication considérable du nombre des noyaux. Il se démarque fondamentalement ainsi des animaux car, quelle que soit sa taille, il constituera toujours une seule cellule avec d’innombrables noyaux, alors que les animaux sont composés de nombreuses cellules, chacune possédant un seul noyau. A ce stade de son développement le myxomycète peut se déplacer sur un support tout en se nourrissant. Nous le verrons plus loin, c’est à cet instant que cet organisme visqueux et sans cerveau fait preuve d’une bien étrange sagacité,

–          lorsque les conditions environnementales sont optimums, le plasmodium donne naissance à des sporanges qui, par multiplication des noyaux, génèrent à leur tour d’innombrables spores. Au bout d’un certain temps, la spore germe en laissant s’échapper le protoplasme qu’elle contient. Après quelques métamorphoses, ce dernier deviendra une nouvelle myxamibe qui, en fusionnant avec d’autres, donnera un nouveau plasmode, perpétuant ainsi un cycle multimillénaire,

–          si les conditions sont défavorables, les organismes mobiles (myxamibes ou plasmodia) se fossilisent et attendent un moment plus favorable. Ceci peut s’éterniser pendant de nombreuses années.

Naturellement, le réel intérêt de ces êtres campés à la confluence des règnes animaux et végétaux se situe bien au-delà de ces métamorphoses en cascades.

Evoquant l’une de ces moisissures en action, Carl Zimmer décrit l’étrange comportement de ces créatures, simultanément une et éparses, qui donneraient des cauchemars à un écrivain de science-fiction : « elles commencent à se diriger les unes vers les autres grâce à un système de propulsion interne qui procède par ondulations. Plus de 100 000 d’entre elles, parfois, convergent en une masse tourbillonnante. Ensuite, la masse elle-même commence à agir comme si elle était un seul organisme. Elle s’étire […] elle explore des petits grains de boue et fait demi-tour quand elle atteint le fond d’une impasse. Ses mouvements sont lents […] délibérés, et évoquent de façon inquiétante une créature unique plutôt que plurielle ».

On observera avec attention la remarque du scientifique : évoque de façon inquiétante une créature unique plutôt que plurielle. Nous révélons à cet instant précis la frilosité de l’esprit humain face à l’inconnu, face à un domaine réellement étranger dans le sens absolu du terme. Face à ces espaces protéiformes où le visible et l’invisible se mêlent en une monstrueuse étreinte.

Concevoir qu’une créature puisse être simultanément unique et multiple, éparse et regroupée en un seul être, demeure un exercice très difficile pour la majorité des êtres humains. Mais le plus étonnant avec nos délicieuses moisissures visqueuses ne réside pas dans cette capacité à être Un et plusieurs en même temps, l’élément proprement phénoménal se situe dans la capacité d’analyse du plasmodium. Car, indépendamment du fait que les myxomycètes se situent à la frontière de plusieurs règnes, celui des animaux et celui des champignons, et à la confluence de deux échelles distinctes, microscopique sous forme de spore et macroscopique sous forme de plasmodium, ces créatures réellement déconcertantes sont capable de trouver infailliblement leur chemin au sein d’un labyrinthe.

Aussi complexe soit-il.

Lorsque l’on dispose de la nourriture -essentiellement des flocons d’avoine car les myxomycètes en raffolent- à l’entrée et à la sortie d’un lacis de chemins complexes comportant de nombreuses voies sans issue, le plasmodium s’étire et forme un tube qui reliera immanquablement les deux sources de nourriture.

Quoi que l’on fasse, l’étrange créature rampante se dirigera sans se tromper et sans s’égarer dans l’écheveau de fausses pistes concoctées par les chercheurs.

Notre propos n’est nullement de prétendre ici que, les myxomycètes déjouant élégamment les pièges d’un labyrinthe, nous devrions leur envier leur intelligence, leur finesse d’appréciation ou leur capacité de calcul. Notre démarche est infiniment plus simple et se résume à une seule interrogation : si les myxomycètes sont capables d’élucider des énigmes complexes, le moment n’est-il pas venu d’ouvrir une Porte en nous ?

Une Porte colossale susceptible d’éveiller enfin notre sensibilité.

Il est peut être temps d’ouvrir enfin les yeux sur les richesses du Monde et leur effarante complexité lorsque l’on se réfugie dans le carcan des égoïsmes et les ors trompeurs de l’arrogance.

Leur somptueuse simplicité devient en revanche lumineuse dès que l’on accepte d’ouvrir simplement les fenêtres de l’âme. Car dans ce cas la fabuleuse harmonie primordiale du Monde s’impose en nous et simplifie notre difficile et douloureuse quête d’altérité.

En acceptant enfin le principe de l’existence d’une forme d’intelligence, même très embryonnaire, chez des créatures aussi baroques que les visqueux myxomycètes, nous provoquons en nous un émoi salutaire qui brise enfin les parois trop épaisses de la prison de cristal au sein de laquelle nous nous complaisons mollement.

Une autre forme de mise en abyme. Délicieuse et féconde…