Cathédrales de brume et Zalmoxis disponibles en e-book

Cathédrales de brume

Parution en e−book de deux de nos romans publiés aux Éditions Rivière Blanche au prix unique de 5,99€.

Cathédrales de brume bénéficie d’une belle préface écrite par l’astrophysicien Jean−Pierre Luminet.

Zalmoxis a obtenu la Plume d’argent Imaginaire lors du Prix Plume Libre en 2017 :

http://www.plume-libre.com/index.php?option=com_content&view=article&id=3574&Itemid=100145

Cathédrales de brume :

https://www.riviereblanche.com/ebooks-cathedrales-de-brume.html

Zalmoxis :

https://www.riviereblanche.com/ebooks-zalmoxis.html  

 

Oksana présentant Cathédrales de brume et Zalmoxis

 

Cathédrales de brume

 

Zalmoxis

Réédition de Cathédrales de brume en version numérique

Cathédrales de brume

Cathédrales de brume

Notre premier roman : Cathédrales de brume, vient d’être réédité en version numérique aux Éditions Multivers.

Rappelons qu’il bénéficie d’une préface de l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet.

Il est donc désormais disponible en version papier ici : http://www.riviereblanche.com/cathedrales.htm

La version numérique est disponible ici : http://multivers.biblys.fr/collectif/cathedrales-de-brume_50526

Par ailleurs, cette intrigue si particulière a fait l’objet d’un disque composé par le groupe Dawn & Dusk Entwined. Il porte le même titre que le roman et est disponible ici : http://dawnduskentwined.bandcamp.com/album/cath-drales-de-brume 

 

Voilà l’intrigue en quelques lignes :

Pétrifié au sein d’un sarcophage de cristal dérivant dans l’espace extragalactique, un naufragé est condamné à poursuivre une hallucinante odyssée pendant plusieurs millions d’années. Sans bouger. Et sans pouvoir mettre fin à ses jours…

Amaranth Heliaktor a pour seule compagne une sentinelle électronique qui l’aide à façonner les mondes virtuels qui lui servent d’exutoire. S’immergeant au sein d’un univers personnel qui se juxtapose à l’âpreté d’une réalité affolante, il émerveille ses sensations, son corps ; son âme. Au contact de la beauté absolue il fait des rencontres émouvantes, hallucinantes et sensuelles.
Puis il se damne avant d’accomplir l’ultime métamorphose.
Confronté à l’indicible, il se réfugie dans ces architectures oniriques qu’il nomme affectueusement… ses cathédrales de brume !

 

Les auteurs :

Duo littéraire atypique (une star du X passionnée par la cosmologie et l’Egypte antique, et un ancien dirigeant de la FNAC féru de philosophie néoplatonicienne et amateur de Dark Metal), OKSANA et Gil PROU coécrivent des romans de science-fiction et des essais depuis 2007.

Publié en 2009 aux Editions Rivière Blanche, leur premier roman s’intitule Cathédrales de brume.
Leur second roman, Katharsis, est paru en 2010 aux Editions Interkeltia. Ce thriller écologique, préfacé par le philosophe et naturaliste Yves Paccalet, a été sélectionné par le jury du Musée des Confluences dans le cadre du Prix des collégiens (aux côtés d’Eric Orsenna et de Jean-Michel Payet).

En 2011, ils ont publié aux Editions de La Hutte un essai : Les métamorphoses d’Eros qui a obtenu la Plume de bronze (catégorie Plume romanesque) dans le cadre du Prix des lecteurs 2012 du site Plume libre.

Ils viennent d’écrire quatre nouveaux romans. Le premier, Tomyris et le labyrinthe de cristal, est un récit mêlant réalités historiques et thématiques propres à l’Heroic Fantasy. Il est paru aux Editions Midgard en mars 2013. Le second, Un matin différent, est un récit contemporain dont l’intrigue se déroule quelques minutes avant le premier attentat du 11 Septembre 2001. Il paraîtra en Mars 2015 aux Editions Artalys. Le troisième s’appelle, Zalmoxis, c’est le premier volet d’une trilogie de SF qui se poursuivra avec Nyx et Thanatos et Le testament de la lumière. Le quatrième, À la verticale de l’Enfer, est un roman fantastique dont l’intrigue se déroule dans un manoir isolé en Ardèche.

Ils écrivent actuellement un huitième roman : L’hydre-Univers.

L'album Cathédrales de brume

L’album Cathédrales de brume

Des créatures qui enfantent leur propre univers…

Dans notre premier roman : « Cathédrales de brume », le héros principal est condamné à errer pendant des millions d’années entre notre galaxie et sa plus proche voisine (la galaxie d’Andromède), sans pouvoir bouger, ni mettre fin à ses jours.

Au fil du temps, il métamorphose ses songes éveillés en leur donnant forme. C’est ce qu’il nomme ses « cathédrales de brume ».

Parfois, son errance le conduit toutefois à s’aheurter à la réalité.

C’est le cas lors du chapitre 22. Nous sommes en 18325 et cela fait donc plus de 15 800 ans que notre naufragé prolonge cette effarante odyssée instrumentalisée par les omniscients Hexastylis.

Avec ses compagnons de voyage qu’il a progressivement matérialisés en les exhumant des brumes d’un lointain passé, il va rencontrer d’étranges, primitives et merveilleuses créatures extragalactiques…

 C’est aussi le chapitre où apparait un personnage essentiel par la suite : Sophonisba.

« L’exubérance est beauté »

William Blake – Le mariage du Ciel et de l’Enfer

 18325 – 7eme jour

 Depuis trois jours les compagnons d’Amaranth avaient précipitamment rejoint l’esquif de survie.

Pourquoi cette frénésie alors qu’ils vivaient depuis près d’un millénaire dans une architecture confortable et voluptueuse à la fois ? La raison était simple et déroutante. Les détecteurs du vaisseau venaient de vibrer fortement, indiquant explicitement la présence d’une activité vivante à moins d’un mois lumière. La description était vague, mais les capteurs ne pouvaient traduire que ce qu’ils recevaient en flux encore irréguliers et ténus : des signes de vie active. Pour en savoir plus, il convenait de s’approcher à vitesse subluminique. Et c’est ce que faisait actuellement le Chrysaör.

L’événement était exceptionnel. Depuis la frustrante rencontre avec le croiseur des Tonaxares, ils n’avaient point croisé d’autres formes de vie, excepté naturellement l’étonnant bestiaire cosmique patiemment reconstitué par Heliaktor à travers ses architectures virtuelles.

Chacun admit sans ronchonner qu’il convenait de rejoindre immédiatement le navire réel afin de se préparer au mieux à cette éventuelle rencontre. La confrontation était d’autant plus surprenante que les errants d’éternité se trouvaient désormais à un peu plus de 15 000 années-lumière de notre Galaxie, pénétrant doucement dans la nébuleuse ouatée d’argent et de suie de l’amas galactique 47 Tucanae. Ce brouillard d’étoiles diffuses étant situé à l’extérieur de la Voie Lactée, il pouvait légitimement s’auréoler du nom d’espace extragalactique.

Une première pour l’Humanité. Longtemps hélas après sa disparition…

Quitter les alvéoles mousseuses de la douce planète Gladiorhizza fut réellement un supplice.

En 17013, l’arcturien avait installé la petite cohorte de ses amis, renforcée par quelques arrivants plus tardifs, au sein d’une reconstitution fidèle de cette planète orbitant dans le système de Rasalgethi, une géante rouge pontifiant dans la constellation d’Hercule.

Source d’indicibles plaisirs, cette immense toile d’araignée constellée d’alvéoles floconneuses sublimait les espérances de chacun. Il suffisait de se lover au creux de l’une d’entre elle, seul ou en couple, pour voir se réaliser autour de soi les espérances les plus folles. Chaque pulsion se concrétisait, quelle qu’en soit la genèse.

Pendant les premiers siècles, ces désirs s’assouvirent principalement à travers la satisfaction de besoins élémentaires ou sexuels. Puis, le temps passant, la sérénité reprit peu à peu ses droits.

Luxure et superficialité s’estompèrent partiellement au profit d’ambitions plus créatives, exceptés naturellement pour Centipède, Hildegard von Bingen, Léonard de Vinci, Hölderlin ou Piero di Cosimo, qui s’immergeaient depuis fort longtemps au sein de ces plaisirs éthérés qui satisfont l’âme avant la jouissance des sens.

Certaines personnalités se révélèrent progressivement. On découvrit ainsi au fil des siècles l’intensité de l’amour unissant Héraclite et Christine de Pisan.

Attila, qui les avait rejoint en 15768 en compagnie de Sophonisba et d’Aglathyde, deux voluptueuses hétaïres vénitiennes vivant au début du XVIe siècle, se vautra dans la débauche la plus débridée. Il malmena son cœur fragile au gré d’innombrables périples érotiques partagés avec les sculpturales odalisques. Puis il se ressaisit étrangement et devint progressivement adepte des subtiles ornementations musicales structurées par Hildegard von Bingen. Ayant abandonné ses recherches médicales au profit de savantes expérimentations polyphoniques, la mystique rhénane fut ravie d’accueillir un disciple aussi attentif qu’inattendu. Emerillonnées par ce changement, les courtisanes alternaient plaisirs saphiques et peintures bucoliques en attendant les rares moments de jouissance que le Roi des Huns leur octroyait encore.

Curieusement, les destinées des deux jeunes femmes se dissocièrent rapidement. Alors qu’Aglathyde paraissait se complaire sans rechigner dans son rôle ambigu de gourgandine délaissée, Sophonisba réagit très différemment. Consciente de sa beauté radieuse et de son immense pouvoir de séduction, la courtisane vénitienne ne sembla nullement vouloir se cantonner à un rôle purement libertin. Très rapidement, sa longue chevelure cuivrée et son regard émeraude captèrent l’attention de tous. Elle s’immisça dans toutes les discussions, prit ouvertement parti, usa surabondamment d’un humour corrosif, sympathisa avec Hildegard et Taskhäärh, mêlant ainsi extravagance ludique et sensualité outrée.

Mais la période des plaisirs infinis et féconds prenait provisoirement fin ici. La présence d’une activité réelle dans l’environnement proche du Chrysaör impliquait une attention soutenue, suivit d’éventuelles prises de décisions capitales pour l’avenir.

L’arcturien décida donc que chacun réintégra les flancs du Chrysaör.

Seule dérogation à la réalité, la nef tripla de volume tout en conservant ses justes proportions afin que ses amis puissent trouver leur place dans des conditions de confort acceptable. La promiscuité était évidente, ce qui ne déplaisait pas à tout le monde. Mais l’espace ainsi réaménagé permettait de maintenir une intimité suffisante.

Taskhäärh en revanche posa difficulté. Sa taille gigantesque étant fort peu compatible avec l’espace réservé aux occupants, le crocodile géant fut provisoirement installé à l’arrière. L’emplacement n’était guère luxueux mais lui assurait en revanche une vue imprenable sur notre Galaxie s’éloignant doucement en un froissement de lumières liliales.

Tendu de cuir fauve et d’acajou finement lustré, le décor recréait l’environnement chaleureux que le naufragé avait déjà utilisé à plusieurs reprises lorsqu’il renonçait à ses grandes reconstitutions virtuelles aux dimensions extravagantes. L’ensemble était agréable, permettant d’attendre le moment tant espéré dans de bonnes conditions.

Ce tournant magique tarda à venir, mais au fil des semaines les détecteurs s’éberluèrent de plus en plus. Les zones d’activités décelées semblaient venir de partout à l’intérieur d’une sphère distendue occupant un système stellaire tout entier.

L’ensemble babillait d’une vie bourdonnante, organisée et totalement insensible à l’arrivée d’un modeste équipage venant des tréfonds de l’espace.

Le silence retomba, uniquement troublé par les ronronnements des gyroscopes gravitationnels. Parfois aussi par les gémissements d’Astrée hurlant son plaisir, mais ceci était désormais une habitude multimillénaire.

–           « Quel est le nom de ce système solaire ? » s’inquiéta Héraclite, après une nuit traversée de cauchemars hallucinés.

–           « L’étoile située en son centre n’est pas répertoriée avoua le naufragé. Toutes les étoiles constituant les différents amas globulaires orbitant autour de la Galaxie n’ont pas forcément de noms »

–           « Cette lacune est regrettable, soupira le philosophe en embrassant sa compagne qui venait d’arriver. Centipède possède peut-être une information concernant ce système planétaire qui semble bruire d’une vie exubérante »

–           « Aucune » répondit laconiquement la créature de lumière, tout en se libérant des pattes antérieures de Taskhäärh au creux desquelles il se reposait régulièrement.

–           « Donc personne ne sait rien sur ce monde ? » s’irrita Piero di Cosimo, tout en lançant un regard oblique dans la direction d’Attila.

–           « Ce n’est pas la peine de me fixer ainsi, grommela l’ancien roi des Huns. Comment veux-tu que j’en connaisse plus qu’Heliaktor ou Centipède sur ce sujet ? »

–           « Vos vagissements nocturnes m’ont dérangé pendant toute la nuit ! » cingla le peintre florentin, explicitant ainsi son humeur belliqueuse.

–           « Je peux te prêter l’une de mes terpsichores ! s’esclaffa Attila. Voire les deux si tu parviens à les satisfaire ensemble… »

Hildegard lui lança un regard courroucé, alors que Sophonisba s’étranglait en toussotant.

–           « Le temps n’est plus aux querelles ! s’emporta Heliaktor. Les détecteurs de bord indiquent que nous atteindrons dans moins d’une semaine la zone de contact visuel avec ces sources d’énergies éparpillées. Notre mission impose que nous demeurions calmes et concentrés »

Les deux protagonistes se cloîtrèrent dans un lourd silence. Ce qui ne fut pas le cas d’Héraclite.

–           « Je constate avec plaisir que tu t’appropries désormais sans vergogne le mot mission, après l’avoir ignoré durant des millénaires »

–           « Eh oui, condescendit-il. Les temps changent, moi aussi. Plus sérieusement, il est exact qu’un retour actif dans la matérialité d’un espace non désincarné me stimule. Cette future rencontre avec des entités totalement inconnues et situées bien au-delà de toutes les précédentes investigations humaines est très excitante. J’aspire à ce premier contact avec des êtres extragalactiques. Et je le redoute aussi. Le précédent contact avec des créatures supérieurement intelligentes ne s’est pas très bien passé »

–           « De toute façon, conclut l’éphésien fataliste, la race humaine n’existe plus. Que risquons-nous ? »

–           « De perdre notre âme » intervint Ombellianne de Rochefort en se lovant le long de son compagnon, tout en ébouriffant l’opulente chevelure ombrant ses épaules.

Nul n’y trouva à redire.

Exactement six jours terrestres plus tard, les stridulations insupportables des détecteurs envahirent par vagues l’habitacle du Chrysaör. Heliaktor sentit ses paumes s’humidifier un peu, sa bouche s’assécher, ses yeux s’irriter comme si une large poignée de sable venait de s’instiller indiscrètement entre ses paupières et le globe oculaire.

Il vrilla brutalement son regard vers l’immense baie vitrée, cherchant à discerner dans l’ébène de la nuit une trace de vie. Aussi furtive soit-elle. La tâche était rendue difficile par l’omniprésence de l’ovale éblouissant de l’amas galactique qui les accueillait désormais.

Brutalement Astrée s’égosilla :

–           « Un point lumineux ! J’ai vu un point lumineux ! »

–           « Où ? » vociférèrent en même temps une dizaine de voix.

Désignant en tremblant un point imaginaire situé dans la partie inférieure gauche de la baie moirée d’argent, elle fixa l’espace. Puis, exécutant de petits cercles concentriques avec son index, elle figea enfin son geste dans un axe concret stabilisant la vision.

–           « Là ! »

Tous s’écarquillèrent les yeux, hormis le crocodile géant qui ne pouvait s’approcher suffisamment et dont la vue était, de toute façon, insuffisante.

–           « Je le vois aussi ! » s’écria enfin Vasgo de Gama.

Il fut rapidement suivit par Heliaktor, Sophonisba, Centipède et Hildegard. Très ténue au début, la structure lumineuse se révéla peu à peu aux yeux ébaubis des passagers du Chrysaör. Puis une deuxième évanescence apparut, sur la droite. Puis une troisième, une quatrième… Il y eut bientôt près de cinq cents points nimbés d’une douce lumière verte et saphirine. Tous paraissaient confluer doucement en direction du vaisseau de la Ligue, mais ces signes de vie demeuraient parfaitement éloignés de toute planète.

La pâle étoile jaune paille était encore fort loin et nulle planète ou satellite ne justifiait cette concentration inhabituelle en plein espace.

S’approchant de plus en plus, ils parvinrent enfin à discerner les grandes lignes de ces élégantes structures marbrées de bleu et ponctuées d’un vert intense, lumineux, apaisant.

Evoquer une silhouette élégante était insuffisant dans le cas présent. Il aurait fallu centupler ici les qualificatifs afin de rendre justice à l’étincelante vénusté de ces ampoules fuselées déambulant dans la suie du cosmos. Arachnéennes, elles formaient grossièrement un tronc de cône légèrement étréci par le centre, allégeant encore une silhouette générale épurée et d’une parfaite diaphanéité. Elles acquéraient une grâce infinie en raison de leur forme hélicine se resserrant sans cesse vers l’extrémité sommitale. Chaque spire décorée de nacrures bleutées formait une colonne vertébrale torse se drapant de milliers de petites excroissances érigées d’un vert intense, donnant à l’ensemble un caractère vaporeux, presque angélique. Irréelles, fantasmagoriques en ces lieux normalement désertés de toute vie observable, ces étranges architectures vivantes ressemblaient grossièrement à un animal terrestre vivant dans les eaux chaudes du Pacifique et des Caraïbes.

Minuscule sur la planète des hommes, il se paraît du doux nom de Spirobranchus giganteus et appartenait à l’immense famille des annélides. Sur Terra I, ces superbes créatures spiralées s’ornant de fragiles entrelacs de givre irisés d’or, de pourpre ou d’azur, vivaient le long des coraux pavant encore le fond des océans.

Voletant en groupes épars, les créatures ne semblaient animées d’aucune agressivité. Etant totalement isolées dans l’espace, elles venaient de nulle part, paraissant tranquillement s’y fondre en un ballet virevoltant. Une dizaine de ces hélices de lumière s’approchèrent du Chrysaör, ce qui permit d’apprécier leur taille : cinquante mètres de haut environ, pour trente mètres de diamètre à la base et moins de dix mètres au sommet.

Ces dimensions étaient minuscules pour des structures vaquant dans le cosmos très loin de toute base arrière, mais gigantesques pour des créatures isolées dans l’infini.

–           « Sont-ce des vaisseaux individuels ? » interrogea Héraclite en se tournant vers le Daëdalus, étrangement silencieux jusque là.

Centipède ne répondit point. Dépité, le philosophe réitéra sa question. Toujours rien.

Il s’emporta alors, tant la tension était palpable à l’intérieur de l’habitacle.

–           « Tu ne veux pas me répondre ? Je t’ai demandé si tu savais si ce sont des vaiss… »

–           « Excusez-moi ! frissonna-t-il brutalement. Mais je tente un contact télépathique, sans résultat jusque là »

–           « Ce sont des créatures vivantes ? »

–           « Absolument, acquiesça Centipède. Ces constructions nimbées d’une douce lumière interne sont des êtres vivants. Les scintillements qui apparaissent à certaines extrémités des aiguilles ornant les lignes spiralées des principaux points nodaux, démontrent qu’elles se déplacent au moins dans quatre dimensions »

–           « Ce sont des êtres intelligents ? » s’inquiéta Sophonisba.

–           « Possible. Hélas, je ne peux établir aucun contact. Or comme leur forme figée interdit toute démonstration et toute gestuelle, un quelconque échange sera difficile »

–           « J’entends quelque chose qui bourdonne, sans réussir à déceler si c’est un message ou le simple froissement de leurs épines entre elles » intervint Taskhäärh, tout en essayant de se hisser près de la baie transparente.

–           « Concentre-toi ! insista le naufragé. Il serait dramatique que l’on ne puisse établir le contact avec ces créatures en raison d’une simple barrière de langage »

–           « Ce phénomène jalonna l’Histoire de l’humanité » soupira Hildegard von Bingen.

Convaincu qu’une solution pouvait être trouvée, chacun se focalisa sur les silhouettes cristallines qui orbitaient calmement autour du vaisseau, insensibles semble-t-il à la vitesse subluminique du Chrysaör et aux éjectas hadroniques des moteurs.

Le ballet durait depuis deux heures et le désespoir s’insinua insidieusement au sein de la nef d’oxylium. Ni Centipède, ni Taskhäärh, ne parvenaient à améliorer une réception psychique qui demeurait obstinément brouillonne et aux limites de l’inaudible.

Brusquement, des centaines de petites toupies impertinentes ayant la même forme que les cônes de lumière, mais en vingt fois plus petit, s’exsudèrent des parois soyeuses de plusieurs créatures bleu cobalt, toujours harmonieusement ourlées d’un liseré céladon.

–           « Ce sont leurs enfants ? » balbutia Ombellianne de Rochefort en contemplant cet étonnant accouchement spatial.

Les petites créatures partirent promptement en tous sens, bourdonnant principalement autour des parents, sans que cette attitude puisse s’expliquer par un lien familial ou toute autre comparaison ressortissant d’un anthropomorphisme parfaitement stérile ici. Certaines silhouettes, cocasses et mutines, s’approchèrent à moins de dix mètres du Chrysaör, laissant toute latitude aux occupants du vaisseau de contempler l’esthétique de leurs formes tourbillonnantes s’empanachant au sommet d’une couronne capucine, alors que celle des parents était densément cuivrée.

Quelques minutes plus tard, le troupeau indiscipliné des enfants s’égailla dans l’espace environnant, constituant une sarabande lumineuse déambulant au rythme insensé d’une mélopée galactique inaudible pour les humains.

Seule l’une des toupies lumineuses, toujours vibrante d’un azur éblouissant, s’obstinait à frôler l’esquif, tournant autour avec l’obsédante régularité d’un métronome. La petite créature aux formes délicatement ouvragées ne dépassait pas les trois mètres de haut, sa base inférieure ayant un diamètre maximum d’un mètre quatre vingt.

Elle pivota brutalement, passant en un éclair du registre vertical à une position horizontale. Les humains éberlués purent alors discerner l’intérieur de la créature scintillante, le nouveau-né extragalactique dévoilant désormais le sommet du tronc de cône grossier constituant sa membrure externe.

La stupéfaction s’amplifia en cris, onomatopées et gloussements innombrables.

La vision qui s’offrait impudiquement ainsi affolait l’esprit, émiettant cent siècles de cartésianisme effréné. Cette petite créature spatiale, légèrement plus haute qu’un être humain et à l’apparence tendrement opaline dans sa pureté virginale, dévoilait en son centre un océan de couleur semblant se prolonger sur des milliers de kilomètres. Des fleuves de plombs fondus sinuaient entre de hautes montagnes déchiquetées dont les pics s’effrangeaient d’or et de soie outremer. Des stalagmites hérissonnaient des parois grège s’élevant à des hauteurs stratosphériques. Un océan d’un bleu intense marginé de sang tumultuait en grondant, élevant dans l’azur des vagues hautes comme dix tsunamis empilés en une architecture éphémère.

–           « Mon Dieu ! » s’étouffa Hildegard en se frottant convulsivement les yeux.

–           « C’est impossible ! C’est dément ! » surenchérit Héraclite dont le regard s’embrasa immédiatement.

–           « Mais… mais ! balbutia Astrée. Comment l’intérieur de cette jeune toupie sidérale peut-il contenir un univers entier ? C’est insensé ! »

–           « Et pourtant c’est la réalité, résuma sentencieusement Centipède en veloutant sa voix. Mais cela ne devrait point vous surprendre. Remémorez-vous l’existence des Alphaëons et leurs singularités spatiales »

–           « C’est exact, confirma le philosophe grec. Mais nous ne pouvions guère nous attendre à retrouver un processus de modification de l’espace si loin de la Galaxie et chez un être aussi jeune »

–           « Nous allons en savoir rapidement un peu plus » poursuivit Centipède.

–           « Et comment ? » s’inquiéta Vasco de Gama.

–           « Parce que cette créature vient nous voir »

–           « Comment cela ? »

–           « Elle prépare son entrée dans le vaisseau. Eloignez-vous de la paroi ! »

Ce qui suivit défia l’imagination.

Le fragile nourrisson s’enfla brusquement, gonflant sa structure harmonieusement étagée et délicatement spiralée, telle une méduse s’élevant vers la surface de l’eau. Puis elle reprit son volume habituel. Ce mouvement se poursuivit à trois reprises.

Brutalement, l’extérieur de son exosquelette s’illumina violemment de couleurs orangées, flamboyantes et crues, tranchant abruptement avec l’azur lapis-lazuli vernissant généralement son corps. Puis tout s’éteignit, laissant l’obscurité puiser son sombre venin dans les entrailles de l’espace.

La créature était désormais… à l’intérieur du Chrysaör !

Nimbée d’or et de gouttelettes de mercure en suspension, elle cahotait près du catafalque de lumière au sein duquel Amaranth reposait encore de temps en temps.

–           « Mais… mais… ânonna comiquement l’arcturien. Comment a-t-elle pu pénétrer dans le vaisseau ? Nous n’avons rien senti, rien entendu »

–           « Je ne sais pas comment elle a pu se glisser au sein du Chrysaör. Ce que je sais par contre c’est qu’elle essaie de communiquer avec nous » résuma Centipède.

–           « Je n’entends rien » sourcilla Astrée dont la lèvre inférieure semblait ne jamais pouvoir rejoindre la partie supérieure.

–           « Elle nous contacte télépathiquement » conclut la créature aux reflets mercuriels tout en se concentrant.

Le Daëdalus passa rapidement par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, gratifiant à l’occasion sa palette personnelle de tonalités caméléonesques inconnues jusque là.

De longues minutes de silence s’écoulèrent, féeriques et parfaitement incongrues en raison de l’étrangeté de la situation et de ses deux principaux protagonistes. Centipède demeurait aplati au sol entre les pattes massives de Taskhäärh, se contentant de faire doucement osciller ses voiles latéraux. La jeune créature intruse se balançait quant à elle doucement, révélant l’ingénieuse architecture de son squelette externe, sans pour autant dévoiler l’intérieur que l’on ne discernait que lorsqu’elle s’immobilisait à l’horizontal.

–           « Elle me parle, murmura Centipède. Ecoutez ! »

–           « LOIN — LOIN — — — LUMIERE — — OMBRE — »

–           « Que dit-elle ? souffla Ombellianne. Je ne comprends pas »

–           « Ecoutez ! intima le Daëdalus. Cet être luminescent ne construit pas des phrases, il égrène des images et des suites temporelles qui s’empilent dans son champ de conscience. Toute traduction littérale est impossible »

–           « Mais… »

–           « Laissez-vous bercer ! C’est tout »

Dociles, les occupants de la nef miroitante se turent, essayant de discipliner leur sens à l’indicible.

–           « UNIVERS — UNIVERS — LOIN — — — LUMIERE — — LOIN — — — LOIN —  »

Puis le silence retomba, pesant. Gangue de plomb courbant une échine trop fragile. Les yeux s’écarquillaient, rougissaient, se gonflant de plus en plus.

La lumière revint soudain, éblouissante, effroyable source d’incertitude anéantissant définitivement toute sensation d’équilibre.

La chute fut terrible.

Elle dura un milliardième de seconde.

Broyant les estomacs des occupants du Chrysaör, elle les retourna plus sûrement que trois plongées successives dans l’hyperespace.

Le radeau de mousse obscure aux contours indéfinis les protégeait provisoirement des abîmes s’ouvrant à leurs pieds. Tel un cocon ouaté fait d’ombres et de vapeurs fuligineuses, il maintenait une fragile stabilité sans leur épargner toutefois la vision effroyable s’offrant à eux. Le fleuve était très large, profond, tumultueux. L’eau, à moins que cela soit du méthane liquide, bouillonnait en révélant l’incroyable translucidité d’un gouffre vertigineux.

Frayant son chemin entre des parois si hautes qu’elles semblaient nier l’existence du ciel, l’océan rugissait en fracassant ses flancs liquéfiés contre les aspérités constellant la rive. Son insondable profondeur déroutait et affolait l’esprit. Le géant hypocondre semblait se prolonger au-delà même d’un système stellaire.

Des abysses fusaient sous le fragile radeau. Se dévoilant parfois avec candeur, ils s’entrouvraient langoureusement, révélant alors des failles clivées sur des centaines de kilomètres, d’immenses grottes béantes dont les ouvertures hideuses pouvaient engloutir tous les volcans martiens. Puis des ombres ondulèrent dans les tréfonds.

Très vite le défilé s’élargit et la chute s’amplifia. L’infernale rivière aux dimensions cosmiques ne coulait plus, elle tombait, se fracassant entre gouffres et montagnes aux crêts perlés d’or et d’argent. Tumultuant le long d’immenses falaises aux éblouissants reflets d’acier mêlé d’écume, elle rugissait et feulait sourdement.

Les rescapés du temps se serraient les uns contre les autres, essayant maladroitement de maintenir un équilibre précaire tout en se rassurant au contact tiède et humide de leurs paumes moites d’effroi. Claquemurés au fond de l’étrange esquif aux formes chantournées, Centipède et le crocodile géant n’en menaient pas large, eux non plus. Chutant dans l’abîme, bousculés, excoriés par les heurts incessants d’un fleuve en furie, ils se meurtrissaient dans les fracas d’un maelström géant.

Brutalement, le désarroi lié à une chute éperdue s’estompa. Le flot s’assagit passagèrement. Le paysage s’aplanit, miroir étonnant d’un calme retrouvé. Les eaux du fleuve étaient toujours opalescentes et lumineuses, la profondeur demeurait insondable, mais les rives s’ornaient désormais de végétaux géants à l’allure débonnaire et placide. Ces cathédrales ligneuses au port vaguement arbustif ne ressemblaient en rien aux arbres de Terra I, de Fomalhaut XXIX ou de Vindemiatrix VII. Confuses, dessinant d’obscures silhouettes tabulaires, elles s’étageaient régulièrement de part et d’autre du fleuve géant, sentinelles matoises, attentives et chuintantes. Leur complainte, parsemée de pleurs, de froissements de soie glauque et d’odieuses visions lucifériennes, déchirait l’esprit en extirpant des larmes acides noyant le regard sans que les humains puissent endiguer ce flot d’affliction ou sécher leurs yeux perpétuellement embués.

–           « Qu’est-ce qui nous arrive ? » geignit Christine de Pisan.

–           « Où sommes-nous ? » s’inquiéta Vasco de Gama, avant d’enfouir une nouvelle fois sa tête entre les mains.

Hagard, Amaranth ne pouvait répondre à ces interrogations légitimes. Ce lieu affolant et le caractère protéiforme de l’espace environnant ne pouvaient qu’accentuer l’effroi, générant ainsi de nouvelles questions muettes de toute réponse.

–           « On dirait… » commença Héraclite.

–           « Oui ? » murmura Sophonisba.

–           « On dirait un monde en gestation »

–           « J’ai le même sentiment, corrobora Centipède en glissant doucement vers l’arrière du radeau de mousse et de suie. Ce monde paraît être un embryon. Mais un embryon de quoi ? »

–           « Où est passée la jeune créature en forme de toupie ? » s’étonna Hildegard von Bingen en écarquillant comiquement les yeux dans toutes les directions.

Un écho étranglé lui répondit. Le Daëdalus reprit :

–           « Je crois savoir »

–           « Alors ? » s’irrita Hölderlin.

–           « Elle est autour de nous »

–           « Mais je ne la vois pas. Astrée et Vasco de Gama non plus. Et pourtant ils ont tous les deux une vue perçante »

–           « Je me suis mal exprimé reprit calmement Centipède. Nous sommes en elle »

–           « Quoi ! »

–           « Nous sommes en elle. Elle nous a absorbés en quelque sorte »

–           « Digérés donc ! s’offusqua Léonard de Vinci. Comme Jonas et sa baleine ? »

–           « C’est ridicule ! » asséna Attila en maugréant dans sa moustache hirsute.

–           « Cela semble ridicule, rectifia Centipède. N’oubliez pas que nous nous trouvons désormais très loin de la Galaxie et dans un environnement totalement inconnu de nos civilisations respectives »

–           « Surtout, reprit Amaranth, nous sommes au cœur d’un amas galactique composé de brasiers stellaires beaucoup plus anciens que les astres de notre Galaxie. La majorité des étoiles qui nous entourent ont une espérance de vie d’au moins quarante milliards d’années »

–           « Ici tout est archaïque, presque fossilisé, compléta Héraclite. Toute existence est le fruit d’un lent processus s’enracinant probablement au sein des premiers balbutiements de l’univers. Nous ne pouvons appréhender la vie ici avec nos outils de mesure. L’échelle est différente, infiniment plus longue. Plus ténébreuse aussi »

–           « C’est affolant, murmura Ombellianne de Rochefort en se décidant enfin à décrisper ses doigts du bras de son amant. Mais cette créature tournoyante et lumineuse semble si jeune, si fragile. Comment peut-elle contenir tout un univers en son flanc ? Comment peut-elle changer de taille et de forme en un instant ? Comment peut-elle nous absorber sans que nous en souffrions ? »

–           « Peut-être est-elle un univers à elle seule ? » esquissa Centipède, tout en redoutant la tempête mentale allumée par ses amis, probablement déstabilisés par l’absurdité du concept.

Mais il n’eut pas l’occasion de subir critiques ou questionnements divers, car le fleuve bascula à nouveau, plongeant plus loin encore dans l’abîme. La masse monstrueuse s’engouffra entre deux longues rives lagunaires parsemées de végétaux érigés. Plus hauts encore que les placides géants précédents, ils effarouchaient l’œil le plus aguerri par l’exubérance de leurs formes emmêlées, par l’enchevêtrement de lignes fractales brisées et de labyrinthes liquides forniquant avec un écheveau de lianes mortifères. La vue s’égarait de lacis en cannelures, de mosaïques en colonnes brisées.

Puis la sarabande des formes, des couleurs et des stridulations, s’interrompit.

L’oeil du cyclone. Le fragile espoir retrouvé avant que la boue et l’abjection ne recouvrent définitivement les corps meurtris et les âmes bouleversées par de trop longues épreuves.

–           « Que se passe-t-il encore ? » maugréa Astrée en enfouissant convulsivement sa tête le long de la poitrine de Céladon.

Personne ne lui répondit. La seconde de silence et de paix s’éternisa au-delà du raisonnable, chacun sentant confusément au creux de ses muscles, au sein de chaque nerf et surtout en son âme, que le temps ne battrait plus son obsédante mesure cyclique. Plus jamais.

Et le temps s’arrêta.

Suivant une lente respiration gemmée de brumes miroitantes, un geyser de lumière crue jaillit violemment, soulevant le radeau tramé d’écumes et l’entraînant à une vitesse hallucinante. L’extrême verticalité de l’ascension cloua l’ensemble des compagnons d’Heliaktor au fond de l’esquif. Au-dessus d’eux, le firmament envahit progressivement l’espace discernable, s’émerveillant de reflets parme et vineux qu’une aurore surréelle n’eut point désavouée. Plus les naufragés prenaient de la hauteur, plus le spectacle devenait grandiose. Le fleuve tumultueux, enserré jusque là dans des gorges abruptes ou méandrant entre des végétaux colossaux, avait disparu.

Disparu ? Peut-être pas, car le grondement sourd éructant sous le radeau et le propulsant dans l’espace ressemblait étrangement au souffle rauque du monstre.

Insensiblement, un monde fantasmagorique apparut au dessus des survivants de l’abîme. Semblable à l’intérieur d’une bulle de savon aux dimensions inouïes, un immense panorama s’alanguissait devant eux, dessinant ses courbes concaves à l’infini. Emaillant l’horizon de camaïeux verts et azurins, cet espace inédit grossissait à vue d’œil, emplissant rapidement l’ensemble du champ de vision des infortunés recroquevillés dans le radeau.

Tavelures grêles sur fond d’orages magnétiques, des continents apparaissaient, noyés encore dans un léger brouillard qu’un rapide aquilon bouscule amoureusement. Des archipels de lumière tumultuaient au loin, s’enlaçant sans vergogne au creux de golfes dont la courbe souple, lascive, présageait l’existence d’une vie grouillante.

L’univers nouveau ainsi créé se dilata encore. Encore. Encore…

Elargissant les limites d’un monde innocent qui ne demandait qu’à vivre, la bulle de savon s’orna insensiblement d’une translucidité inquiétante. Les contours devinrent fragiles. Se distendant au-delà du raisonnable, ils semblaient devoir englober des étoiles par milliers, formant ainsi une planète-univers dont l’aune pourrait être l’année-lumière et l’horizon une galaxie toute entière. Funeste ambition…

Aglathyde se mit à pleurer incoerciblement dans la soie obscure de ses cheveux. Un cri déchirant fusa de la partie inférieure de la frêle embarcation.

L’univers explosa.

Anéantis, l’arcturien et la troupe échevelée se retrouvèrent effondrés, totalement hébétés au fond du Chrysaör. Le vaisseau n’avait point changé. Les gyroscopes ronronnaient avec une déroutante opiniâtreté, le linceul de lumière trônait à l’arrière de l’une des trois alvéoles tréflées. La modeste étoile couleur paille brillait toujours d’un éclat discret, presque confuse de sa fragile et morose élégance.

La petite créature ayant traversé l’habitacle de survie comme si ses parois n’existaient pas, voletait doucement en s’éloignant dans le vide intersidéral. Insensible, semble-t-il, au cataclysme qui venait de broyer les humains, Taskhäärh et Centipède.

–           « Mon Dieu ! » balbutia Astrée en massant ses coudes scarifiés par la chute.

–           « Mais que s’est-il encore passé ? » fulmina Attila, dont le faciès crispé illustrait la colère mêlée d’angoisse.

–           « Centipède… commença le naufragé en passant la langue sur ses lèvres desséchées, peux-tu nous dire ce qui vient de s’accomplir ? J’avoue ne plus savoir si l’ensemble de mes neurones est encore en place, ou si le puzzle dément qui grouille depuis trop longtemps dans mon crâne ne s’est pas irrémédiablement brouillé »

Le Daëdalus ne répondit point immédiatement. Vautré au sol comme un tapis meurtri par un vent tempétueux, il gisait. Usuellement mordorées, ses belles couleurs l’avaient quitté, ne laissant qu’une carapace molle, grisâtre, d’assez sinistre apparence.

–           « Tu m’entends ? » s’inquiéta-t-il en constatant l’étonnante apathie de son vieux complice.

–           « Oui… murmura-t-il enfin. Quelle expérience ! »

–           « Elle fut pénible pour tout le monde » maugréa Piero di Cosimo en se frottant nerveusement les yeux que des nuages de sable irritaient.

–           « Elle le fut plus encore pour moi »

–           « Et pourquoi ? » s’étonna Sophonisba en rajustant sa longue robe de mousseline.

–           « Rappelez-vous que les Daëdalus vivent naturellement en cinq dimensions spatiales et non en trois comme vous »

–           « Et alors ? »

–           « La gestation d’univers à laquelle nous avons participé contre notre gré s’est déroulé en sept dimensions spatiales différentes ! Vous n’en avez expérimenté que trois ici. Et ce fut poignant au-delà de toute expression. Imaginez ce qu’il en fut pour moi »

–           « Gestation d’univers ? » sourcilla Imhotep.

–           « Oui. Je pèse mes mots »

–           « Comment peut-on créer un univers ? » reprit l’architecte égyptien en tordant sa bouche sous les effets de la douleur taraudant ses pupilles et de la stupéfaction.

–           « Les créatures que nous venons de voir sont les plus étranges qu’il me fut donné d’appréhender, continua Centipède. Elles créent sans cesse leur propre univers ! »

–           « C’est insensé ! s’offusqua la bergère en redressant douloureusement ses membres gourds tout en observant à la dérobée les deux brebis encore assommées. On vit dans l’univers. On peut y apporter des transformations significatives, mais on ne peut en créer un autre à sa convenance. Cela n’a aucun sens »

–           « En se heurtant, deux branes quinquadimensionnelles provoquèrent le big bang qui généra notre univers, poursuivit Héraclite. Emmïgraphys et toi-même nous l’avez fréquemment remémoré. Et maintenant tu évoques une créature qui procrée des univers à volonté. C’est absurde ! »

–           « Cela peut paraître insensé, mais c’est ainsi. Ces êtres sont vraiment étranges compléta le Daëdalus. Comme vous avez pu le constater, ils vivent en dehors de toute planète, voguant doucement dans l’espace au gré de vents inconnus »

–           « Et ils semblent se reproduire de la plus primitive façon possible… coupa Léonard de Vinci, les joues enflammées par l’excitation de la découverte. Ils naissent comme des spores expulsés ou comme les jeunes coraux des grandes barrières de corail qui dérivent en longs filaments à des périodes privilégiées ! »

–           « Mon ami, vous avez entièrement raison »

Le peintre de la Joconde se mordit la lèvre inférieure, sans parvenir à dissimuler sa satisfaction.

–           « Mais il y a quelque chose qui ne va pas » s’insurgea-t-il.

–           « Poursuivez » l’encouragea Centipède.

–           « Ce processus de génération est archaïque, totalement inadapté à toute évolution ultérieure. Il n’est donc pas très logique que des créatures aussi sophistiquées naissent ainsi »

–           « Qui vous a dit qu’elles étaient sophistiquées ? »

–           « Mais c’est toi ! » s’étrangla Léonard.

–           « Nullement. J’ai dit que ces êtres étaient étonnants et que leur capacité à engendrer leur propre univers était proprement stupéfiante. Mais je n’ai jamais prétendu qu’ils soient supérieurement intelligents, ni très évolués »

–           « Les deux choses vont de pair cependant ? » intervint Ombellianne.

–           « Pas vraiment. En fait, ces créatures sont très primitives et médiocrement intelligentes. Leur langage demeure embryonnaire et balbutiant. Mais elles sont douées d’un formidable potentiel »

–           « C’est à dire ? » sourcilla la courtisane vénitienne.

–           « Elles sont elles-même un germe d’univers. Dès leur plus tendre enfance, elle s’essaient sans repos à créer, développer, perfectionner ce don insensé »

–           « C’est fabuleux ! » s’émerveilla Astrée en caressant distraitement ses deux agnelles, désormais réconfortées.

–           « Fabuleux dans le sens propre du terme, car ces êtres de lumière tourbillonnante déambulent en fait à travers eux-mêmes ! »

–           « Des petites divinités sans cesse auto-régénérées et se substituant sans effort à leur propre environnement ? » synthétisa Imhotep.

–           « Ce qui leur permet de se déplacer en dehors de tout support matériel, puisqu’elles sont à la fois image et support, contenant et contenu » rebondit Hildegard von Bingen, dont les yeux s’embuèrent de larmes à l’évocation de ces êtres si primitifs et si complexes en même temps.

–           « Ils ont résolu tous les problèmes qui agitent les autres créatures de l’univers : se nourrir, se développer, aimer, désirer, survivre le plus longtemps possible et le mieux possible, poursuivit Héraclite. Ils sont la solution éternelle à tous leurs problèmes, ils se satisfont d’eux-mêmes, étant à la fois source de joie et sybarite, créateur de richesses et utilisateur de ces bienfaits. Ils se consomment eux-mêmes à travers des univers dont ils sont simultanément la mesure intangible et la frontière ultime »

–           « Ils sont cannibales d’eux-mêmes et heureux de l’être car leur être se confond sans répit avec leur univers, créant ainsi une parfaite eurythmie » admira Heliaktor en serrant plus fort encore la main de sa compagne.

–           « Harmonie et plénitude… psalmodia Sophonisba. Je ne regrette vraiment pas cette rencontre, même si le partage fugace de leur univers m’a retourné l’estomac pour plusieurs siècles »

Cette boutade interrompit provisoirement la discussion.

Chacun se mit en demeure d’observer attentivement ces univers en abîme, aiguisant son regard sur les quelques silhouettes qui continuaient à errer près du Chrysaör. Les jeunes créatures récemment expulsées s’étaient évaporées dans l’obscurité de l’espace environnant, chacune étant probablement avide d’expérimenter ses fantastiques capacités. Seuls quelques adultes oscillaient encore, gigantesques toupies délicatement enveloppées de guirlandes s’étrécissant vers le sommet. L’une d’entre elles s’approcha lentement, semblant voguer doucement sous la caresse d’un zéphyr invisible.

Lorsqu’elle ne fut plus qu’à une centaine de mètres du vaisseau de survie, l’immensité de sa taille se décupla alors, révélant la structure arachnéenne tissant cette subtile architecture légèrement resserrée en son centre. Un entrelacs de tresses indigo se rehaussant de fils d’or, alors que des gemmes olivâtres pulsaient le long d’une épine dorsale spiralée de la base vers le sommet.

Elle demeura verticale.

Chacun imagina avec une impatience voilée de terreur ce qu’il serait possible de discerner s’il lui prenait la fantaisie de quitter le port vertical pour se mettre à l’horizontal et dévoiler ainsi le sommet de son corps, gouffre sans fond au creux duquel mille galaxies pouvaient sans doute disparaître à jamais. Elle n’en fit rien, gardant son secret avec la tranquille assurance des géants qui ne redoutent nulle occurrence.

Quelques minutes plus tard, elle s’éloigna, cahotant doucement le long d’une route invisible.

Plusieurs semaines s’écoulèrent au sein de cet étrange système stellaire constellé de créatures déroutantes dont la nonchalance apaisée symbolisait l’atteinte d’un niveau de conscience affolant et magique. Au contact régulier de ces êtres de lumière, les survivants accompagnant encore Amaranth furent rapidement convaincus de la cruelle impuissance de l’intelligence et des paroxysmes hystériques qui l’accompagnent.

Cette certitude, sublimée par la fréquentation des gigantesques créatures diaprées d’ambre et de fulgurances, renforça leur désir d’aller au bout de l’éternité, comme le clamait Héraclite avec une pointe d’emphase.

Durant ce long périple interstellaire, ils croisèrent des milliers de créatures qu’ils appelèrent familièrement Toupies, avant de leur donner un nom plus précis : Spirobranchus, en hommage aux petites créatures terrestres qui leur ressemblaient tant.

Beaucoup s’approchèrent du Chrysaör, parfois très près, frôlant la coque d’oxylium avec une volupté non feinte. Trois d’entre elles, une jeune et deux adultes, les engloutirent, réitérant ainsi l’horrible et délicieuse expérience d’une confrontation brutale avec un univers heptadimensionnel. Puis chaque créature vogua au sein d’elle-même, étant à la fois territoire d’investigation et explorateur de ses propres limites.

L’une, la plus jeune, tissa un monde de soie et de fragrances. Evoquant tour à tour Shéhérazade, puis Sémiramis et mille palais orientaux aux architectures insensées, elle sublima les plus voluptueux plaisirs, exacerbant totalement les perceptions connues. Dévoilant immodestement des horizons affolant les sens, elle révéla l’immense palette des plaisirs offerts aux êtres libérés de toute contingence matérielle. Lorsque le corps et l’esprit ne font plus qu’un. Lorsque les portes de la Création s’ouvrent enfin devant soi, exsudant les sucs pervers d’une catharsis cosmique sans cesse renouvelée.

Ils ressortirent brisés et repus.

La seconde était un univers d’abstractions. Des rivières d’équations et de sentences dévalaient des falaises fractales aux contours insensés et dont l’avidité glaciale dévorait des anges rougeoyants. Des voiles enrubannés les encerclaient parfois, se fragmentant immédiatement en constructions baroques s’érigeant à l’infini et s’achevant au-delà même du néant. D’étranges labyrinthes à cinq ou sept dimensions les encerclaient de leurs spirales guirlandées d’éclats roux, déchiquetant l’espace en recoins échelonnés de l’invisible au visible. Des escaliers s’enchevêtraient en un monstrueux accouplement, révélant des paysages abscons à mi-chemin entre les affolantes structures d’Escher et les lacis sulfureux des résidences palatiales ruiniformes d’Absalon XI.

Ils ressortirent hallucinés.

La dernière, quelques jours avant leur sortie du système solaire au creux duquel brillait tristement l’astre pâle et souffreteux, fut la plus étrange. Dès leur absorption à l’intérieur du Spirobranchus, ils furent transformés en blocs de glace abricotine et violine dont les formes caméléonesques défiaient l’imagination. Globules coupés par le milieu, longs filaments dégingandés oscillant sous un aquilon enragé, ocelles miroitants se cristallisant sur le dos d’un animal gigantesque, carapaces bleuies par le froid et miroitantes de lumière, geysers de glace comiquement figés en une longue exhalaison, chaque volume était une féerie pétrifiée. Perclus chacun dans une posture rigidifiée pour l’éternité, ils pouvaient discerner leurs amis, contempler le paysage et communiquer télépathiquement entre eux.

Mais ils ne pouvaient se mouvoir.

Lapidifiés, ils devaient endurer la lente décomposition de leurs pensées chirurgicalement dilacérées par le chaos des visions qui s’entrechoquaient, les livrant aux fantaisies baroques d’un démiurge dément opérant à la hache.

L’arcturien conserva essentiellement en mémoire un univers de glace à deux dimensions seulement. Sinistre rectangle de marbre pur dont la blancheur, crûment miroitée par mille éclats de givre, l’éblouissait tout en lui dévorant les yeux à chaque cillement.

Progressivement, l’horizon s’alanguissant devant lui devint placide. Placide et fou.

L’effrayante horizontalité qui l’écrasait au sol se mit à osciller par endroit, se gonflant tel un tapis rudoyé par le vent avant de s’immobiliser à nouveau, obligeant les étoiles et les cieux cristallins à pulser doucement le long d’une ligne d’horizon qui clôturait étroitement l’espace. Commencement et fin, tout se réunissait, se concluait, s’absorbait, au foyer de cette ligne éblouissante qui dansait devant ses yeux, lui broyant le crâne, explosant ses globes oculaires meurtris par des hordes d’hippogriffes vociférant.

Brutalement, les deux extrémités de cette ligne d’horizon tyrannique s’infléchirent vers le haut, comme tiraillées par les doigts longilignes d’un géant irascible. Se soulevant encore, elles engloutirent Heliaktor et l’espace environnant en un maelström inaudible.

Ecrasé sous l’étau d’une incommensurable pression, il sentit brièvement ses os craquer, se briser en éclats plus fins qu’une lame d’ilmium pur. Refluant en vagues douloureuses le long des vaisseaux comprimés, son sang s’échappa enfin d’un corps trop violenté, jaillissant en jets saccadés par les pores de la peau, la bouche ou les yeux.

Lorsque ses nerfs eux-mêmes s’anéantirent en une épaisseur inférieure à celle d’un électron, il s’évada enfin d’un corps innommable afin de voleter longuement de creux en vallons.

Voile enfin déparé de toute corporéité, il sentait avec délectation les exhalaisons parfumées remplaçant désormais une matérialité défunte. Exacerbant sa vie dans un chaos inédit de formes improbables et de senteurs inouïes, il fabulait sans entraves. Avec la grâce nymphale d’une petite plume tendrement prélevée sur le ventre d’un oisillon, il se faufila entre les strates multiples d’un univers soigneusement clivé en amoncellements successifs.

Lorsque le laminoir de l’univers à deux dimensions l’eut enfin vomi, il fut rejeté le long d’une grève aux eaux molles et marbrées d’irisations. Débarrassé de sa gangue de glace, il se leva et fit précautionneusement fonctionner ses muscles meurtris. Se frottant les yeux il vit alors, le long du lagon aux subtils coloris roux et turquoise, les corps toujours inertes de ses amis.

Amoncelés en un hideux désordre telles des épaves échouées après une tempête meurtrière, ils gisaient, désarticulés par les effets impérieux du tourbillon plat les ayant longuement broyés, puis rejetés pantelants sur la rive.

Il se précipita vers Ombellianne de Rochefort, la serrant violemment dans ses bras, l’embrassant goulûment tout en dégageant son fin visage des paquets de cheveux l’engluant. Elle frémit, gémit un peu. Puis toussota en s’étranglant à moitié.

–           « Tu es vivante ! Dieu soit loué »

–           « Je suis encore vivante… balbutia-t-elle, en mâchonnant encore quelques boucles éparses s’insinuant entre ses lèvres. Mais j’ai vraiment imaginé disparaître à jamais lorsqu’une main gigantesque m’a écrasé comme une simple crêpe »

–           « Moi aussi ! » ronchonna Piero di Cosimo.

Chacun pansa ses plaies.

Puis ils réalisèrent rapidement que le désagrément réel était beaucoup plus psychique que physique. Etrangement, la douleur corporelle disparut totalement en quelques minutes. Seuls demeuraient une colossale frustration et le dégoût de soi-même. Ces lésions mentales s’évaporèrent rapidement elles aussi, car le paysage se transforma rapidement.

Le ciel s’éleva de plus en plus au-dessus d’eux, révélant progressivement des altitudes insensées au creux desquelles des univers entiers s’enchâssaient. Sur la droite, une immense cavité susceptible d’accueillir un système stellaire entier se caparaçonnait d’aiguilles de glace rutilantes, formant un hérisson enivré des feux du crépuscule ou un oursin géant retourné comme un gant. Au milieu de ces colossales javelines de givre ouatées d’azur, méandraient d’innombrables rivières aux flots enchanteurs évoquant innocemment les fleuves décrits par Honoré d’Urfé. Astrée et Céladon ne s’y trompèrent point.

Leurs yeux s’embuèrent immédiatement de larmes tièdes en reconnaissant une parcelle de leur Forez natal, chimère tapie au creux de ces vallées bleuies qu’auréolaient des cimes enneigées ciselant l’horizon.

Juste au-dessus d’eux, un univers spongieux, corallien, s’irisait de tonalités déclinant toute la palette des verts, mêlant la fraîcheur d’une herbe nouvelle, encore emperlée de rosée, à l’attrait vénéneux d’un tissu chatoyant et longuement froissé par plusieurs siècles d’étreintes impudiques.

Architecturant l’air de leurs formes inversées, des constructions madréporiques oscillaient sans raison, singeant un sémaphore fou tentant de délivrer un message que personne ne pourrait analyser.

Plus loin encore sur la gauche, un immense puits de lumière se prolongeait au-delà de tout regard humain. Etincelant et parcheminé à la fois, il se ramifiait en millions d’espaces conduisant eux-mêmes à d’autres gouffres émaillés et nacrés et qui se divisaient à leur tour, débouchant eux aussi sur d’autres carrefours au nadir desquels des puits sans fond se raccordaient encore.

À l’infini…

Observant en frissonnant ce firmament sans fin, Héraclite reprit :

–           « C’est la plus effroyable concrétisation que l’on puisse imaginer d’une vraie mise en abyme »

–           « C’est aussi la meilleure matérialisation possible des passerelles et tunnels qui relient les univers entre eux » lança Centipède.

–           « Cela me fait peur » poursuivit comiquement Taskhäärh en serrant un peu plus fort le Daëdalus entre ses larges pattes griffues.

–           « Moi pas ! coupa l’arcturien. Après toutes ces expériences, après l’horrible écrasement subi dans un espace à deux dimensions, discerner fugacement des portes vers d’autres univers me remplit de joie »

–           « Quelle fantastique espérance ! » surenchérirent de concert Astrée et Christine de Pisan.

Après un sourire complice échangé avec la compagne d’Héraclite, la bergère poursuivit :

–           La multiplicité des mondes se déclinant en mode horizontal, avec un infini s’estompant aussi loin que le regard puisse porter, mais aussi en mode vertical, avec des grouillements abyssaux se prolongeant sans cesse, éreintant l’oeil et l’esprit sous l’accumulation baroque d’espaces se recoupant en une étrange étreinte, c’est… »

–           « Affolant ! coupa abruptement Piero di Cosimo. Pardonnez mon manque d’enthousiasme, mais ces mondes se chevauchant, ainsi que le brouhaha incessant de ces dimensions multiples, me fascinent tout comme vous. Mais ils me troublent »

–           « Pourquoi ? » s’enquit Ombellianne de Rochefort en fronçant les sourcils.

–           « C’est le cauchemar du peintre ! » gémit-il.

–           « Je comprends ce sentiment, reprit Imhotep. En temps qu’architecte, ces désordres géométriques et ces aberrations intellectuelles me perturbent tout autant. Mais, mon cher Piero, il faut définitivement admettre que nous sommes hors de la Terre, hors du système solaire, hors de notre Galaxie, et sur le chemin de découvertes inimaginables. Ces mondes infinis qui se chevauchent, muent, puis se détruisent et renaissent sans cesse, éciment notre conscience. Ils amoindrissent nos capacités à analyser, à raisonner. Mais n’est-ce pas mieux ainsi ? Jouissons des émerveillements présents et futurs »

Cette intervention mit provisoirement fin à la sarabande effrénée des questionnements sans réponse.

Symétriquement à la prolifération des mondes-mosaïques au sein de l’immense sphère alvéolée les surplombant encore, les membres du groupe virent leurs corps se modifier insensiblement. Après l’écrasement du laminoir d’un terrifiant espace à deux dimensions, ils commencèrent à se boursoufler. Leur silhouette demeurait identique, mais l’espace autour de leurs membres, de leurs vêtements ou de leur carapace, se dilatait lentement.

Nuée édénique ou substance séraphique ? Nul ne le savait, mais ils s’auréolaient tous d’une brume lumineuse épousant étroitement les contours de leurs corps. Au bout de quelques minutes, ces brouillards intimes commencèrent à se rejoindre, à se toucher. Puis à s’interpénétrer. Bien que cette situation ne soit ni douloureuse, ni dangereuse, ils préférèrent s’éloigner lentement les uns des autres afin de privilégier des aires de dégagement en évitant tout contact entre ces structures célestes dont l’origine était inconnue.

Le spectacle était dantesque.

Les corps humains prirent rapidement le volume d’un éléphant, puis celui d’une baleine bleue. Les silhouettes, monstrueuses en volume, ne l’étaient point en terme esthétique car l’enveloppe gazeuse reproduisait à l’identique le modèle enfoui au centre de ce gigantesque cocon immatériel. Il en était de même pour Centipède et Taskhäärh, dont l’imposante corpulence naturelle le transformait en un crocodile de plus de cent cinquante mètres de long.

Au-dessus d’eux, de nouveaux univers s’ouvraient encore, prolongeant une éclosion démente et ramenant les spectateurs médusés aux âges étranges d’avant le big bang. En ces lieux mystérieusement clos où l’esprit humain n’a jamais pu ouvrir la moindre porte, entrapercevoir la moindre lumière.

Lorsque les nuées les enveloppant eurent gonflé au-delà du raisonnable, des foisonnements de couleurs sillonnèrent la fragile enveloppe. Un intense rayonnement se mit à bourdonner, à feuler, tandis que les kaléidoscopes de couleurs mêlées s’affolaient, noyant les invités du Spirobranchus géant au creux d’un vortex exubérant. Ces girations lumineuses se poursuivirent quelques instants.

Violemment, une lumière blanche explosa autour d’eux. Puis en eux.

Rompus par les effluves capiteux d’un plaisir simultanément esthétique, sensuel et purement psychique, ils s’affalèrent au sol, vautrés sur le dos. Des nébulosités grège et diaphanes finissaient de s’exsuder de leurs corps encore tremblant d’une joie ineffable. Très loin au-dessus d’eux, d’autres univers naissaient continûment, inextricable chaîne de vies en gestation.

La voûte s’enfla encore. Le processus semblant n’avoir aucune fin, les parois externes devinrent doucement opalescentes.

À cet instant précis le Spirobranchus les expulsa, quittant ainsi le Chrysaör encore nimbé d’innombrables particules de glace.

–           « Je n’oublierai jamais ce moment » murmura Ombellianne de Rochefort en se frottant les yeux.

–           « Comment oublier ? articula difficilement le philosophe éphésien. Le cortège inouï de ces sensations empreintes de grandeur et totalement en dehors de la sphère humaine… »

–           « Empreintes de compassion » coupa Hildegard von Bingen dont les joues ruisselaient de larmes.

–           « De compassion effectivement, poursuivit Héraclite. Ce voyage initiatique au centre de cette créature de lumière est une expérience exceptionnelle. Pour le partage frugal de moments aussi prodigieux, nous devons tous ici remercier Amaranth »

Ce dernier rougit un peu, confirmant que ce périple inoubliable au cœur de la créature recomposant sans cesse son propre univers, lui donnerait encore plus de hargne, de volonté pour l’avenir.

–           « À l’orée d’un voyage de dix millions d’années, ce coup de pouce était salutaire » conclut-il.

Durant quelques semaines ils croisèrent encore le sillage de plusieurs Spirobranchus solitaires.

Puis la nuit revint.

Et lorsque le pâle lumignon de l’étoile centrale s’estompa, ils reprirent le long chemin d’éternité. Chacun conservant au creux de son âme l’insolite connivence partagée pendant quelques instants avec ces colossales créatures à l’innocence magique.

Nul n’oublierait cet inoubliable instant de pur cristal pendant lequel ils virent s’entrouvrir les Portes de la Création.

Derrière eux, l’ovale titanesque de notre Galaxie tournoyait placidement, occultant encore la moitié du ciel, alors que le brouillard oblong de la galaxie d’Andromède grandissait lentement, imperceptiblement.

Odyssée dans un univers à cinq dimensions…

 

Comme vous le savez, l’une des deux grandes théories de la gravitation : la Théorie des cordes (ou plutôt « les » théories des cordes car on estime que leur nombre est incalculable : 10500 !!!) implique un univers en onze dimensions, soit dix dimensions spatiales et une dimension temporelle.

Dans notre premier roman : « Cathédrales de brume », nous avons largement utilisé le potentiel onirique de cette théorie.

Vous trouverez ci-dessous un chapitre du roman (le chapitre 12) qui illustre assez bien les « métamorphoses « liées à un environnement de ce type.

Ce chapitre se situe dans la première partie de l’odyssée car le naufrage a eut lieu il y a « seulement » un demi-millénaire. Rappelons, pour mémoire, que l’intrigue se prolonge sur trois millions d’années…

Le héros principal : Amaranth Heliaktor (le naufragé unique d’une catastrophe stellaire qui fit 35 000 victimes) est à cet instant accompagné de la sentinelle électronique qui l’accompagnera pendant 5 000 ans : Emmïgraphys et de deux « Cathédrales de brume », c’est-à-dire des émanations virtuelles qui prennent forme grâce au « musc du rêve » : le philosophe présocratique Héraclite d’Ephèse et une courtisane minoenne.

Ils viennent de découvrir le monde des Daëdalus. Ces créatures extrêmement plates et extrêmement pacifiques vivent dans un univers à cinq dimensions spatiales et deux dimensions temporelles.

Lors de ce chapitre qui commence par trois songes oniriques, ils découvriront très fugacement le « trouble » occasionné par la confrontation avec cet étrange univers cavernicole…

« Année après année je perdis les autres couleurs et leurs beautés, et maintenant me reste seul, avec la clarté vague et l’ombre inextricable, l’or du commencement »

Jorge Luis Borges – L’or des tigres

 3035 – 264eme jour

L’aube du premier jour est embrumée de soies arachnéennes oscillant sous la caresse d’un vent inconnu. La lumière se tisse délicatement en volutes semées de perles cristallines. L’atmosphère s’ébroue, vibre sans cesse, puis se pare de tendres tonalités incarnates. Répondant en écho dissonant, l’infinie palette des verts se mêle inextricablement.

L’évanescence s’anime soudain. Des masses olivâtres jonchent l’espace. Gemmes prodigieuses s’irisant de facettes réfléchissant chaque photon égaré, ces vortex de lumière pulsent doucement tel un cœur minéral. L’horizon se courbe étrangement. Incurvant délicatement ses bords, il esquisse une silhouette marmoréenne, sourire géant vu de l’intérieur du gosier d’un saurien s’éveillant aux prémices de l’aurore.

Brutalité apaisée, la sauvagerie se dissipe, simulant alors une tendresse océane s’ornant de l’écume souple et divine de la sensualité et de l’amour sans fin. Jaspures insensées voletant au gré d’un zéphyr triomphant, les cieux s’organisent peu à peu.

L’être qui ondule vers un nadir invisible n’a pas de tête. Presque pas de corps non plus, juste une bruine ténue, une ombre hallucinée se spiralant à l’infini. L’aiguail d’un matin givré de mille arborescences pétrifie son ombre. Puis l’ombre de son ombre.

Un fantôme peut-être ? Qu’importe. Il avance sereinement, portant ancré en lui les stigmates douloureux d’un plaisir indicible. Il frissonne, se redresse lentement.

L’astre du jour accélère sa course et s’échine à rattraper une nuit trop prompte. La créature acéphale se repaît d’un firmament dévoilant des archipels de lumière que les ors du crépuscule naissant ne parviennent point à endiguer encore. La clarté fuit. Puis elle revient, décuplant un périple inusité afin de défier l’être alangui et doucement lové.

L’éther perd insensiblement sa limpidité. Il s’enroule sur lui-même, se nacrant des reflets d’un abîme impalpable. La couleur est miel. La structure de l’air aussi, souple, pénétrante. Le goût est melliflu, l’être impalpable s’en délecte, se l’approprie, se dissout en lui.

Il acquiert la sapidité du miel. Il est miel.

Ses sensations se troublent alors.

La profondeur des cieux se dissocie en une double vasque opaline inversée, singulière offrande révélant ainsi des gouffres insondables, des pics vertigineux, des lacs d’airain parsemés d’ocelles violettes vibrant à l’unisson.

Diaphanes désormais, les deux conques géantes s’interpellent, bruissent, hurlent. Puis se taisent. Sirènes de l’infini aux mélodies complexes, courtisanes aux yeux pers dont les rhapsodes concélèbrent les charmes depuis des millénaires, anges du néant invitant à l’ultime voyage, elles implorent un geste, un mot, une caresse.

Ou un livide oubli.

L’être sent brutalement monter en lui une colonne de lave explosive. Un monolithe igné ronge son cœur, émulsionne son sang, explose la structure intime de ses os. ‘L’éruption lacère ses sens, exacerbe ses nerfs, fustige sa volonté, marbrant sa peau d’une lueur fantomatique.

Il respire, puis meurt d’un plaisir inouï, monstrueux, dévastateur.

Son corps s’étiole et retombe doucement, telle une feuille harcelée par les froidures automnales. Son esprit est en paix. Il observe l’horizon désormais brisé en cent endroits. La paix le recouvre, tissant ses rets d’or et de lumière. Il repose. 

Le Temps s’est arrêté.

L’éternité s’ouvre en lui, rehaussant ses espoirs défunts, stimulant ses désirs. Mais il n’en a plus besoin. Il est au-delà des émotions, des pulsions, de la vie. Il glisse désormais au sein d’un environnement parfaitement plat, clivé, apaisé.

Feuille parmi les feuilles, il sent croître en lui des extensions infinies zodiaquant ses contours, le transformant en hérisson fractal. Telle une plante désertique privée de ses racines, il roule sur lui-même, se dilate. Il respire.

Et meurt encore…

Dardé de longs piquants aux couleurs acidulées, il courbe ses arêtes acérées. Il ploie, s’abreuve bruyamment aux sources de l’amour, ploie encore et s’enroule à nouveau. En une patiente glissade vers d’infinies vallées verdoyantes et moussues, il dodeline doucement. Au loin, tintinnabulent quelques millions de cloches qui l’appellent, cohortes métalliques aux accents inconnus.

–           « J’arrive… » murmure-t-il avant de mourir, et de renaître encore.

 

…..

 

L’espace encerclant étroitement l’autre silhouette est totalement incongru, la créature aussi.

Une coquille presque totalement translucide.

L’esprit qui l’anime peut à la fois regarder vers l’extérieur, mais aussi vers lui-même. Il voit palpiter en lui des organes étranges à la structure convolutée, fragmentée, aux coloris tissés de rose et de gris se mêlant en une étreinte chaotique. L’espace l’encapuchonnant est lui aussi une coquille. Conque opaline s’étendant sur des milliards de kilomètres, grande comme un système stellaire, elle se prolonge aussi loin que les sens permettent de discerner le réel du néant.

Qu’est-ce donc que le réel ici ?

Brutalement éveillé, l’être se pose cette question insolite. Mais l’environnement qui le porte, l’écrase et le nourrit, ne peut apporter nulle réponse crédible.

Pourquoi cette coque géante au sein de laquelle se mirent des milliards d’autres, toutes semblables ?

Toutes semblables ?

Non. Elles ne sont pas toutes similaires.

 D’infimes différences apparaissent à l’observation. L’éblouissante juxtaposition des différences crée le trouble. L’examen de ces océans de carapaces nacrées s’emmantelant en orbes concentriques jusqu’au firmament ne provoque pas le vertige. Cette observation hallucinée conduit à une mise en abîme spiralée juxtaposant l’effroi d’une vision effervescente à la courbure d’une spatialisation démente.

L’être tente de bouger. Les parois de sa coquille vibrent doucement, s’insinuant au sein de cet univers cristallin et glacé. Fortement bleutée, l’atmosphère se pare progressivement de flammèches colombine et cinabre.

Sarabande incessante, elle texture ses fils graciles sans animer réellement l’horizon qui s’arc-boute sauvagement sur la créature tapie. Armure de lumière rigidifiée par la terreur, celle-ci inhale insensiblement de longs aiguillons de givre. Elle regarde en soi, puis scrute attentivement la horde des structures l’encerclant. Concentrée, elle focalise cette énergie vers des instants heureux : des champs de fleurs ployant sous l’ardente caresse d’un astre cramoisi, un regard échangé avec une compagne énamourée, un lac de cristal paré de vaguelettes pétrifiées, un flot d’icebergs miroitant sous une lumière azurale.

Fusionnent alors deux mots échangés, quelques sentiments partagés, une émotion torrentielle. La conque luminescente aspire profondément les effluves soufrés embuant progressivement chaque cellule de son corps jaspé d’or et de lumière. Puis elle meurt.

Elle renaît aussitôt et peut à cet instant déployer enfin l’ensemble de sa structure spiralée.

Le sentiment oppressant d’un univers de glace figée n’est plus qu’un lointain souvenir. L’espace est en paix. De majestueuses collines mamelonnées s’estompent à l’horizon, illuminées par les rayons obliques d’un soleil orangé au disque monstrueusement dilaté.

Le crépuscule est ambre, le crépuscule est braise.

Silhouettes altières, les ombres de plusieurs ptérodactyles déchirent le cercle grenat d’un astre agonisant. Les oiseaux monstrueux aux ailes membraneuses volètent doucement et tournent élégamment autour de la créature. Progressivement leurs cercles se resserrent, l’espace aussi. La nuit tombe encore. Le crépuscule a déjà été suivi de dix aubes furtives. Mais la nuit revient.

Les ptérodactyles tournent. Ils s’approchent.

Lorsque le plus grand de la meute n’est plus qu’à une dizaine de mètres de la coquille, ouverte et dévoilant impudiquement ainsi la structure cristée de ses organes vitaux, il contourne encore une fois la monstrueuse silhouette.

Puis il jaillit.

Déchirant de son long bec osseux la mince paroi vibrante de lumière, il en extrait un peu de sève. Le liquide sacré coule et inonde l’être effondré au sol. La lumière revient. Le crépuscule s’inverse alors. L’animal géant se pose délicatement à côté de lui. Repliant ses ailes membraneuses, il tend son cou gigantesque pour un baiser.

Un baiser innommable et glorieux avant l’union insensée de deux âmes guéries.

La créature respire amplement, voluptueusement. Et meurt encore.

Dépouillée de son ancienne carapace dont il ne reste plus que la triste exuvie douloureusement froissée, la créature renaît. Elle est duale. L’esprit du grand oiseau archaïque s’insinue en elle, calmement, avec la tendresse de deux amants s’inondant de quelques larmes d’éternité partagée.

L’air est d’une pureté absolue. De longues balafres rougeoyantes déchirent l’horizon crénelé de satellites virevoltant autour d’une planète géante.

Oeil colossal scrutant l’être bicéphale, l’astre se dilate un peu plus encore.

Puis il soupire : « viens ! ». Dociles, les deux êtres désormais étroitement emmêlés se relèvent. Ils virevoltent un instant, révélant aux civilisations passées et futures l’incroyable spectacle d’une longue carapace semi translucide s’envolant vers l’azur, emportée par de puissantes ailes reliées par une membrane brune et gris lavandé.

La planète sourit, l’être hybride aussi. Un long voyage commence. Une errance d’une seconde s’éternisant bien au-delà du raisonnable. L’incroyable sensation de vivre dix vies en une seule étreint alors la créature qui, brûlant ses ailes aux ardeurs des balafres enfiévrées, tombe lentement vers le sol.

Elle soupire. Et meurt enfin.

Ressuscitant immédiatement, elle rampe vers un bosquet d’arbustes transparents élégamment ployés vers le sol, tels des papyrus gorgés d’eau féconde. Perdant ses ailes devenues inutiles, elle se métamorphose encore, puis se pénètre de l’humus fertile. Argenté, immaculé, le terreau divin texture sa vie en l’emportant vers une destination lointaine où des cavernes ombreuses et quiètes parsèment un firmament infiniment joyeux.

Plaisir de l’humidité perlant les rives d’estuaires interdits, absorbant ainsi les derniers vestiges d’une carapace fossilisée.

Plaisir.

Plaisir encore…

 

…..

 

L’âme humaine est une gigantesque croix.

Massive, haute d’une cinquantaine de mètres, large de trente, elle trône. Façonnée dans la matière lisse, dure et sombre, de l’une des plus ancienne roche terrestre, elle dresse son arrogante silhouette écartelée. Ciselée de longues arabesques elle sublime l’élégance de sa forme en s’adossant à un pic orné d’entrelacs végétaux. L’ensemble concilie la grâce naturelle d’une forme épurée à l’extravagance baroque d’un monde mi-humain, mi-végétal.

Positionnée au sommet d’une montagne pentue aux flancs émaciés, elle observe la caravane sinuant en contrebas.

Déambulant au rythme lent d’un cloporte éreinté par les embûches successives de sa trop longue existence, le long cortège n’en finit pas. Il est impossible d’en jauger précisément la longueur, car personne ne sait à quelle période a commencé ce défilé ensommeillé. Ni quand il s’achèvera.

Ni s’il s’achèvera un jour.

Toutes les créatures de la Création mosaïquent cette cohorte. Et même un peu plus.

La croix de diorite pure scrute l’ensemble. Du fond de la vallée s’exhale un tonnerre immobile. L’inconcevable babillage né de plusieurs millions de races focalisant leur destin vers des contrées ignorées monte doucement, régulièrement, vibrant sans cesse. Ce chant étrange aux tonalités parfois harmonieuses, souvent cacophoniques, toujours animées d’une vie protéiforme, mime un singulier oratorio cosmique.

Chant colossal aux accents ténébreux dans sa grandiloquence, cet hymne cristallise toutes les confusions, toutes les amnésies.

Le vallon en contrebas se comble tour à tour d’angoisse, puis d’une tranquille sérénité retrouvée qu’outrepasse l’azur constellé de nuages plumassés dessinant leur insouciance. La lenteur calculée de l’errance générale dissimule des agitations locales, parfois extrêmes, parfois purement ludiques. Mais la horde baroque et turbulente continue à sinuer au creux d’une faille gigantesque.

Partant de nulle part, elle poursuit sa course au-delà des cimes effrangées de glaces qui cerclent l’arène bouillonnante où les espèces galactiques défilent, sans but apparent. Interloquée par cette réunion carnavalesque, la croix observe attentivement les participants à cette cérémonie perdurant immuablement ainsi depuis des millions de siècles.

Un pâle soleil dilate sans succès son œil morose et blême. Exubérante, une folle sphère coralline l’accompagne. Orbitant précipitamment autour de l’astre tutélaire, elle opiniâtre sa course. Plus petite que la première, cette innocente étoile brille infiniment plus. Dardant ses rayons vermillonnés par la puissance des réactions nucléaires exacerbant sa surface, elle diapre les plaines environnantes d’une atmosphère d’apocalypse. Deux lumières se juxtaposent ainsi, deux ombres aussi.

Deux ombres terribles. 

La fusion contre-nature de deux sources de lumière disposées tangentiellement à la caravane provoque le titanesque combat de deux armées monstrueusement déformées, luttant sans cesse avant de s’éloigner, puis se rejoignant encore en une étreinte aux ellipses illogiques. Captives aux pieds de chaque créature, les deux ombres ennemies ploient régulièrement, étirant parfois un grêle appendice que l’atmosphère ténue lacère aussitôt avant de recommencer, encore et encore.

Brutalement, les échos dissonants et lointains de la meute assoupie s’estompent.

Dans la gloire hallucinée des deux astres munificents, une longue stridulation s’élève. Faible au début, elle prend rapidement une ampleur déchirante. Un cri d’amour. C’est un cri d’amour ! Nullement les halètements rauques d’un amour physique obnubilant les sens tout en claquemurant provisoirement les âmes.

Non. S’élevant en colonnes de lumières translucides, en geysers de sons cristallins, une véritable musique des sphères envahit désormais par vagues une ancienne cathédrale de haine.

Le combat est inégal.

Flamboyant, l’amour séraphique n’éprouve aucune difficulté à vaincre la torpeur, la peur, l’indifférence. Surgissant du creux de toutes les vallées, se répondant en échos multiples à travers les crêts déchiquetés, s’exsudant continûment de tous les êtres constituant la troupe bariolée, l’amour enveloppe chaque atome circonscrit à l’intérieur de l’horizon. Des fragrances inconnues déferlent. Engloutissant les vallées, elles montent enfin jusqu’à la croix perchée en position sommitale. Liens arachnéens et sensuels, ces senteurs apaisantes renforcent encore l’invraisemblable force de l’amour, si pur, si glorieusement déparé de ses habituels attributs infamants, qu’il n’en exprime plus alors que la forme virginale, la quintessence.

Ornée de jaspures sombres, la croix gigantesque fait alors quelque chose d’insensé.

Vibrant sourdement, elle se décroche brutalement de son assise rocheuse. Telle une javeline de diorite propulsée par une déité antique, elle plonge vers le sol, illustrant crûment ainsi le spectacle dément d’un lourd gibet à la rigidité compassée se propulsant vers la terre nourricière.

Evitant l’essaim bruissant encore de mille exhalaisons amoureuses, la sculpture écartelée s’enfouit dans un sol spongieux gorgé d’un liquide ressemblant à s’y méprendre à un lac d’or en fusion.

Mais la lagune paludéenne dans laquelle elle s’effondre n’est point constituée d’or liquide, ni d’électrum ou de tout autre métal précieux et liquéfié. Non, elle vient de s’immerger dans un océan glauque et miroitant à la fois, tiède et glacé, superbe et honteux, objet de fierté et source d’opprobre.

Elle s’immisce dans un marécage fangeux : l’âme d’un homme.

N’importe lequel, ceci est sans importance, car lorsqu’on sauve un homme on sauve toute l’humanité.

Dès que les flots évanescents l’eurent totalement engloutie, elle rougeoya doucement. Passant tranquillement par toutes les tonalités de rouge et de rose, du carmin le plus foncé au fushia, elle explosa. Un milliard de fragments de diorite pure s’éparpillèrent tumultueusement dans toutes les directions. Aiguisée comme une courte lame de silex longuement polie par un habile artisan, chacune de ces aiguilles transperça le cœur d’un démon sommeillant.

Guerrière et rédemptrice, chaque flèche accomplit son horrible besogne.

Déchiquetant les lambeaux ensanglantés d’un passé corrompu, haineux, envieux ou vil, elles souillèrent la lagune des remugles écœurants d’une vie vouée à l’abjection coutumière, aux vaines ambitions, aux mensonges calmes, presque sereins.

Brutalement les dards nigrescents devinrent lumière.

Lorsque chaque démon grimaçant fut éventré, lorsque les pestilentielles entrailles jonchèrent le palus aux relents innommables, les javelines se mirent à briller, étincelant d’une luminosité si pure, si intense, que même les étoiles les plus flamboyantes durent se détourner.

S’exhaussant enfin de la boue universelle, la croix rejaillit en majesté.

Leviathan lacustre aux ailes de géant, elle s’éleva placidement au-dessus des flots ridés par l’accumulation des vestiges indécents d’une humanité dévoyée et désormais absoute. Accélérant son ascension, elle se positionna au zénith de la caravane aux dimensions insensées, puis prononça trois mots si simples :

–           « Je vous aime »

Elle disparut alors dans un fleuve de lumière dont la largeur outrepassa les dimensions usuelles d’une galaxie toute entière.

La nuit retomba.

 

…..

 

Prostrées, lovées sur elles-mêmes telle des anémones de mer repliant délicatement leurs tentacules afin de se protéger de la sournoiserie d’un prédateur efflanqué, quatre silhouettes s’alanguissaient, reposant calmement, presque angéliquement.

Nul bruit ne vint les déranger pendant de longues minutes. Soucieux de leur tranquillité, le temps s’assoupit un instant, fossilisant les frêles ombres volutées recroquevillées sur un sol empierré.

Emmïgraphys fut la première à s’éveiller.

–           « Heliaktor ! Hiérophellyä ! Héraclite ! Réveillez-vous ! »

–           « Doucement… grommela le naufragé en massant ses épaules nouées. Je viens de vivre une aventure tellement incroyable que je ne parviendrai jamais à vous la conter »

–           « C’est la même chose pour moi, souffla la courtisane d’une voix entrecoupée de sanglots. Jamais. Jamais je n’aurais pu croire tout ceci possible »

–           « Nos nouveaux amis vivent dans un univers tellement baroque, si riche de visions nouvelles, que je comprends vraiment pour quelle raison ils n’ont jamais jugé utile de s’encombrer de l’embonpoint d’une technologie tatillonne »

–           « Et c’est une créature électronique qui conclut ainsi… » s’étonna Héraclite, tout en réalisant au même instant l’absurdité de sa remarque.

–           « Quoi qu’il en soit, s’émerveilla l’arcturien, ce premier voyage au pays des Daëdalus fut éreintant, magique, et d’une effarante saugrenuité »

–           « Tu étais une croix, toi aussi ? » s’enquit le philosophe.

–           « Pas du tout, je vivais au sein d’une coquille géante. Je mourrais et ressuscitais sans cesse ! »

–           « Moi aussi ! s’écria Hiérophellyä. Et je partageais cette coquille avec un oiseau géant qui me fécondait sans cesse. C’était merveilleux… »

–           « C’est étrange car dans mon cas il n’y avait ni mort, ni résurrection, reprit l’éphésien. Erreur ! Il y avait énormément de morts. J’étais même un massacreur de démons dont la férocité inapaisée était sans limite. Ma vie se vouait à l’extermination des replis obscurs et vils de l’âme humaine, puis à la sauvegarde bienveillante de toutes les espèces vivantes de la Galaxie. Quelle caravane exubérante ! Des milliards et des milliards d’êtres. Tous différents physiquement, tous unis en une volonté de rédemption, de quiétude et de sérénité retrouvées après les pièges d’une vie dédiée à la plus veule abjection »

–           « Tu étais une sorte d’ange ? »

–           « D’archange plutôt ! plastronna Héraclite. Puis il poursuivit. Et vous Emmïgraphys ? Qu’étiez-vous lors de ce premier voyage initiatique ? »

–           « Je me suis métamorphosée en une créature diaphane et rampante. Moi aussi je disparaissais, puis renaissais. L’accélération démente de ces réincarnations presque instantanées me déroute. J’en conçois difficilement le sens »

–           « Précisez vos émotions »

–           « Je me transformais parfois en feuille lancéolée ondoyante sous la caresse d’un vent invisible, en créature hérissonnée de piquants souples et rigides à la fois, mais… »

–           « Mais ? »

–           « Dans tous les cas un volcan grondait en moi. Une éruption maîtrisée brisait mes sens, me laissant alanguie, heureuse, profondément apaisée »

–           « J’y devine une connotation sexuelle très claire ! » intervint Heliaktor, totalement ravi de pouvoir investiguer en profondeur l’âme de la nymphe électronique.

Sans l’expliciter clairement, cette démarche inédite abondait dans le sens du philosophe qui, depuis leur première rencontre, affirmait qu’Emmïgraphys avait une âme, une sensibilité, une personnalité affirmée et une réelle sensualité.

–           « Cette approche est peut-être un peu superficielle, reprit Héraclite. Car si cette description matérialise clairement la montée irrépressible d’un désir tangible, l’origine de ce dessein demeure abscons pour nous. N’y décerner qu’une envie de satisfaire une pulsion sexuelle est hâtif »

–           « Tu as une meilleure analyse ? » maugréa le naufragé.

–           « Pas pour l’instant. Mais nous n’en sommes qu’aux balbutiements de nos échanges conceptuels avec les Daëdalus. Et je pense que les jours à venir seront édifiants »

–           « Il y a une chose que je ne comprends pas » reprit en écho la sentinelle.

–           « Laquelle ? »

–           « Nous n’avons nullement découvert l’univers des Daëdalus lors de ces voyages. Nous avons sombré au cœur de nous-même avec une évidente volonté de rédemption. Mais nous n’avons pas vu nos hôtes à carapace plate dans leur environnement, ni découvert leur façon de vivre, d’échanger, de communiquer »

–           « C’est exact reconnu le philosophe. Mais cette première exploration avait probablement pour simple fonction de nous présenter le canevas de ce qu’ils peuvent mettre en œuvre afin de dessiller les esprits. La suite sera probablement encore plus passionnante. Même si cette première expérience est déjà terrifiante »

–           « Pour compléter ce que vous dites, renchérit l’arcturien, nos voyages eurent lieu au sein d’un espace-temps traditionnel. Or les Daëdalus vivent dans cinq dimensions physiques et deux dimensions temporelles »

–           « Là encore, commença la sentinelle, je crois qu’ils tenaient à nous faire effleurer leur univers. Nous imposer immédiatement le capharnaüm de leurs dimensions excédentaires ne pouvait que nous conduire à la folie »

–           « Et à d’effroyables maux de tête » conclut son compagnon.

–           « Nous allons bientôt être fixés, surenchérit la courtisane tout en remettant un peu d’ordre dans sa toilette. Nos amis nous rejoignent »

Se dandinant comiquement, les deux Daëdalus se rapprochaient effectivement du petit groupe des rescapés des ténèbres. Ils n’étaient plus deux par ailleurs, mais une dizaine. Et leur aspect physique avait considérablement changé. C’était un euphémisme…

S’ils avaient toujours la même apparence superficielle, la même taille, la même pratique assurée de l’ondoiement au-dessus du sol, leur couleur s’était métamorphosée. Ou plutôt leurs couleurs, car les reflets uniformément ocre et rouille provoquant lors du premier contact un sentiment de terne monochromie, n’étaient plus qu’un souvenir diffus.

Les Daëdalus scintillaient désormais !

Leurs corps larges, aplatis, flamboyaient d’opales iridescentes sans cesse mouvantes semblant glisser doucement sous une peau de miel et de soie mêlés. La dominante était pastel, mais quelques foyers intenses, très foncés, apportaient force et vigueur à leur parure. Un marécage aux tons mercuriels et soigneusement semés de paillettes d’or s’offusquait brutalement au passage impérieux d’un torrent d’émeraudes virevoltantes. L’immodestie affichée d’une résille carminée aux motifs arachnéens le disputait à la sérénité d’un voile indigo parsemé d’argent.

Mais si l’infinie palette des couleurs se moirant dans les eaux d’un lac aux proportions insensées défiait partiellement les capacités d’observation humaine, l’éruption fulgurante des deux dimensions supplémentaires avivait la peur, créant au cœur de chacun un ouragan de sensations voluptueuses et nauséeuses. Le regard se noyait, la perception se sublimait. L’attention ne pouvait être maintenue plus de deux ou trois secondes.

Les corps des Daëdalus se dilataient, s’enflant titanesquement avant de se réduire à l’épaisseur d’une feuille impalpable sous la caresse d’une lumière diffuse. Le sol lui-même bougeait sans cesse. Respiration cyclopéenne d’un géant aux mains moussues, le chemin oscillait au rythme lent d’un cœur stellaire.

Les humains ne pouvaient guère faire autre chose que fermer les yeux, les rouvrir, les clore encore. Positionner les doigts devant des iris dilatés par une souffrance délicieuse et perverse ne servait à rien. Sous les effets conjugués des deux dimensions supplémentaires, la lumière se courbait, pénétrant derrière les doigts humides de sueur, déchiquetant la peau, s’insinuant nonchalamment par chaque terminaison nerveuse avant d’exploser enfin au centre du cerveau. Aigretté de nimbes citrins et pétrifié d’angoisse, le quatuor s’effondra au sol, se dissimulant la tête entre les bras tout en espérant que le cataclysme des formes et des lumières s’estomperait promptement, calmant ainsi les égarements convulsifs d’une raison défaillante.

Lorsqu’ils rouvrirent enfin les yeux, les Daëdalus avaient conservé leurs somptueuses parures colorées, mais le brouhaha dimensionnel avait disparu. L’environnement avait beaucoup changé aussi.

Terrassée par les visions cauchemardesques du début, leur attention s’était focalisée sur leurs nouveaux amis moirés de lumière, et non sur le site. L’immense cavité n’était plus sombre, rugueuse et sobrement taillée en son sommet de millions de petits opercules laissant chichement passer la lumière.

Désormais elle irradiait.

Haute d’environ cinq mètres, elle s’ornait de délicates ciselures émaillant une paroi faite d’un matériau inconnu, mais qui pouvait s’assimiler à certaines pierres dures terrestres, quartz et sardonyx plus particulièrement. Brillantes et soyeuses à la fois, les parois donnaient l’impression de respirer, d’espérer. On ne pouvait douter qu’une simple caresse, aussi légère soit-elle, occasionnerait un frissonnement ou un soupir amusé. Quant aux orifices de lumière constellant la voûte, ils conservaient leur fonction première, mais seuls quelques oculus continuaient à diffuser la triste lumière de l’astre poussif trônant au centre du système solaire d’Olzzyvar. Les autres déversaient une douce luminosité incarnadine conférant à l’ensemble de la caverne une quiétude avenante.

Un lieu de paix et de sérénité.

–           « Nos amis me prient de les excuser pour le traumatisme subi, commença Emmïgraphys. Ils se doutaient bien que l’apparition brutale de cinq dimensions spatiales pour des esprits seulement rompus à trois serait épuisante. Mais, apparemment, ils n’imaginaient pas à quel point cela serait dévastateur »

–           « Ce n’est pas grave, balbutia Hiérophellyä, tout en se tenant toujours la tête. Ils ne pouvaient pas deviner »

–           « Bien sûr. Mais ils insistent vraiment pour que je traduise leur désolation »

–           « Vous pouvez les remercier pour leur compassion » souffla doucement Héraclite.

Amaranth conservait les paupières hermétiquement closes, paraissant redouter le moment où il devrait enfin rouvrir les yeux.

–           « Vous pouvez desserrer les paupières, le rassura la sentinelle. Nous ne sommes pas aveugles »

–           « J’espère, soupira-t-il. Mais cette expérience était bien plus douloureuse que celle vécue à l’intérieur du vaisseau des Tonaxares »

–           « C’est normal, reprit la jeune femme. Dans le Thörhionnh vous aviez appréhendé une perception aseptisée d’un univers à six dimensions »

–           « Ici c’était la réalité dans toute son outrance ? Les dimensions additionnelles avaient totalement pris leur essor ? »

–           « Totalement »

–           « Je comprends mieux pourquoi mon cerveau pulse lentement telle une méduse remontant vers la surface. J’ai la désagréable impression que l’on m’a instillé une éponge dans le cerveau et que cette dernière ne trouve rien de mieux que de se vider tranquillement dans mon crâne »

–           « Moi aussi, acquiesça Héraclite. Mais cette expérience, pour désagréable qu’elle soit, demeurera un souvenir exceptionnel »

–           « Un peu masochiste quand même » grommela Heliaktor, tout en se décidant enfin à ouvrir les yeux sur le monde des Daëdalus.

Le silence s’imposa de lui même.

Avec quelques difficultés, Emmïgraphys se concentra sur les pensées tumultueuses de la horde de Daëdalus qui les entourait en orbes concentriques.

L’exercice était difficile, mais la sylphide avait déjà amplement démontré sa pugnacité et sa facilité, presque légendaire désormais, à se fondre dans les environnements psychiques les plus complexes. Toutefois l’approche était ardue car les Daëdalus n’avaient pas de langage, du moins dans le sens humain du terme. Par ailleurs, ils avaient développé une civilisation sophistiquée susceptible de se stratifier simultanément sur des plans très différents. Enfin, ils avaient délibérément exclu toute technologie, privilégiant en quelque sorte le fond au détriment de la forme.

La fée électronique étant issue d’une civilisation ayant mis en œuvre une démarche exactement inverse, les liens potentiels étaient ténus et les points d’ancrages bien difficiles à identifier.

Elle y parvint toutefois pour la seconde fois.

–           « Nos nouveaux amis sont enchantés de nous recevoir. Ils nous proposent de visiter une petite partie de l’immense cavité qu’ils occupent ici et qu’ils nomment : Liih. Pour autant, naturellement, que je transcrive correctement ainsi le flot d’images mentales que ceci représente »

–           « Liih nous convient bien, rassura le philosophe. Mais ne craignent-ils pas que nous ne puissions réellement voir leur environnement ? Nos sens paraissent incapables d’absorber sereinement le choc lié à la découverte de leur univers »

–           « Pour tout dire, argumenta le naufragé, je ne tiens pas à subir perpétuellement des céphalées dévorantes et sentir sous mes paupières des myriades de grains de sable m’écorchant les yeux »

–           « Ils vont prendre toutes les précautions nécessaires. Le voyage que nous allons effectuer avec eux s’organisera dans trois dimensions. La pression des deux autres dimensions que nous ne pouvons pas supporter, ni réellement appréhender par ailleurs, sera maintenue dans des proportions anecdotiques. Ceci restera donc du domaine du supportable, s’apparentant probablement à l’environnement du vaisseau des Tonaxares lorsque vous avez pénétré à l’intérieur d’un Alphaëon » conclut-elle en observant Heliaktor à la dérobée.

–           « Bon, soupira ce dernier. Allons-y. Mais… »

–           « Oui ? »

–           « Pourquoi sont-ils aussi nombreux désormais ? Sommes-nous considérés comme des bêtes frustes et curieuses ? »

–           « Absolument pas. Les Daëdalus ont un très grand respect pour les autres races vivantes, intelligentes ou non. Leur démarche est innée : la curiosité, tout simplement »

–           « C’est probablement l’une des rares qualités que nous avons en commun avec ces êtres si différents » souligna l’hétaïre minoenne à voix haute.

–           « Probablement admit l’arcturien. Mais chez les humains cette qualité, véritablement indispensable au progrès spirituel, peut rapidement devenir un défaut »

–           « L’ouverture de la fameuse boite de Pandore, renchérit l’éphésien. Mais si la curiosité peut devenir chez l’Homme un cruel défaut, ce n’est pas l’acte de curiosité intellectuelle ou la transgression qui s’ensuit qui est en cause »

–           « Non. C’est l’usage insidieux, inquisiteur et manipulateur, que l’humain peut être amené à en faire » admit l’errant d’éternité, à l’évidence totalement remit désormais.

–           « Nos civilisations surent faire beaucoup et détruire aussi vite » conclut la sentinelle en forme d’épitaphe.

Puis, après un bref moment :

–           « Suivons-les ! »

La cohorte s’ébranla doucement, formant un somptueux équipage.

Sans avoir l’importance et la magnificence gothique de l’immense caravane vue par Héraclite lors de l’angoissante immersion au sein de son moi profond, le cortège était étrange, bariolée. En tête, une dizaine de Daëdalus aux carapaces bigarrées se dandinait en rythme. Puis, après un petit espace vide, suivait l’une des deux premières créatures plates accompagnant les humains du Chrysaör depuis le début. Ponctuant chaque méandre d’un signal lumineux violacé parcourant la délicate arête centrale partageant la dorsale de sa carapace, elle paraissait vibrer de plaisir. Héraclite se positionnait à la suite, dressant sa haute stature au-dessus de la mêlée tout en tournant la tête dans tous les sens afin de se repaître au mieux des visions qui ne tarderaient point à enivrer son regard sombre et scrutateur.

Emmïgraphys arrivait ensuite. Ayant définitivement renoncé à remettre de l’ordre dans l’apocalypse de sa chevelure ébouriffée, elle tirait énergiquement sur les pans de sa robe un peu trop échancrée et diaphane, car elle ne souhaitait nullement provoquer leurs hôtes en s’affublant de tenues trop exubérantes. L’améthyste de ses yeux se focalisait sur dix endroits en même temps afin de ne rien oublier.

Le second Daëdalus la suivait, glissant par moment les voiles virevoltants de l’extrémité située en amont de son corps très près des talons de la jeune femme. On pouvait éventuellement déceler dans cette attitude quelques sentiments humains, la curiosité, le besoin d’une présence, la démonstration fulgurante et hâtive d’une étrange amitié extraterrestre. Ou tout autre sentiment….

Toute comparaison ou interprétation ne pouvait être qu’anthropomorphique et sans fondement.

Le colosse et sa maîtresse fermaient la marche en se tenant par la main, comme si ce frêle lien charnel pouvait les protéger de l’indicible. Un peu plus loin en arrière, une meute ondoyante d’une trentaine de créatures plates suivait doucement. Amaranth eut parfois le sentiment qu’elles pouffaient. Absurde bien sûr.

Après quelques minutes, ils s’engagèrent enfin dans une partie à la fois très haute et considérablement plus étroite. Etrangement, l’espace semblait emprisonné entre les doigts délicats d’un géant invisible. Engoncés dans une luminosité verte, ils pénétrèrent dans un sillon évoquant irrésistiblement la partie inférieure d’un losange très en hauteur. Ils avançaient désormais au milieu d’une figure géométrique à la symbolique absconse, une abstraction en forme de paysage. L’impression première était saisissante. Cette ouverture se prolongeait très loin à travers la chair irisée du satellite. Elle découpait l’espace de lignes acérées tout en se parant de filaments multicolores ondoyant sans cesse. On pouvait assimiler ces excroissances longilignes à des algues gigantesques se laissant délicatement porter par un courant marin.

La voûte s’effondra brusquement.

Le losange, étiré en hauteur jusqu’à présent, se transforma rapidement en figure écrasée mimant pathétiquement un sourire de mort.

Les dimensions excédentaires étaient parfaitement maîtrisées par les Daëdalus, mais leurs déroutants contrastes se faisaient cruellement sentir ici. Le quatuor eut soudain l’impression d’avancer à l’intérieur d’une énorme masse de glu parme et légèrement luminescente. La progression devint aussi difficile qu’à l’intérieur d’un marécage. Chaque pas devenait lourd, informe. Chaque effort demandait un temps infini.

Le plafond bascula. Mû par une pulsion suicidaire, ils continuèrent, plièrent les genoux, puis durent s’allonger, ramper. Une substance douce, écœurante, s’immisça insidieusement le long de leur peau, éloignant l’étoffe de leurs vêtements vers l’arrière du corps. Puis la glu pénétra leurs yeux, la bouche, les narines, jusqu’au terrifiant moment où l’étrange matériau opalescent envahit enfin leurs poumons.

La panique à l’état pur ! La terreur indicible. L’atroce sensation d’une fin imméritée, d’une mort prochaine, atroce, longue. Très longue.

Le piège se referma.

La traversée dura un an. La traversée dura quelques interminables secondes.

Puis, avec soudaineté, l’azur reprit ses droits.

Décontenancés, les quatre occupants du Chrysaör se retrouvèrent, pantelants, les vêtements outragés, l’air hagard.

–           « Que c’est-il passé pendant toute cette année d’horreurs visqueuses ? » s’étrangla Heliaktor.

–           « Mais quelle année ? hurla l’éphésien en exorbitant les yeux. Cette horreur n’a duré qu’une seconde ! Mais quelle seconde… »

Emmïgraphys et la courtisane se regardèrent quelques instants, essayant sans succès de remettre un peu d’ordre dans leurs toilettes. Celles-ci s’ornaient tristement d’un gris ardoisé recouvrant uniformément les robes partiellement déchirées après l’interminable passage dans le maelström.

Après deux brefs échanges télépathiques avec l’un des deux Daëdalus qui les accompagnait depuis le début, la sylphide expliqua.

–           « Nous venons d’appréhender, ô certes très fugacement, très imparfaitement, leur double positionnement temporel »

–           « Mais pourquoi cette expérience abjecte au sein d’une boue insidieuse ? »

–           « Afin que l’intensité dramatique du moment nous permette de mieux comprendre la dualité du temps. Selon l’expérience personnelle de chacun et sa configuration psychique du moment, ou simplement sa place dans le défilé, nous avons pu juxtaposer deux temps différents. Allant fort heureusement dans le même sens, mais à des rythmes infiniment différents »

–           « Je comprends mieux… s’émerveilla le philosophe. Le même phénomène peut être ressenti ou vécu comme un souffle ou comme une longue épreuve. Tout dépend de l’individu, d’un choix personnel ou d’un environnement spatial »

–           « Exactement »

–           « Cela permet ainsi, avec beaucoup d’entraînement et plusieurs expérimentations préalables, de vivre certaines périodes de la vie à des rythmes incomparablement décalés par rapport à notre temps sagittal ronronnant toujours à la même vitesse de perception »

–           « Si j’ai bien compris, sourcilla Heliaktor, en domestiquant les arcanes de ce temps dédoublé on peut vivre à toute allure des moments douloureux, ou simplement ternes, mais aussi éterniser les moments les plus agréables, les plus émouvants, les plus langoureux ? »

–           « Les plus voluptueux aussi ? » s’informa Hiérophellyä en frissonnant à cette idée.

–           « Absolument. Vous pouvez immortaliser la joie et le plaisir tout en minimisant la peine et la douleur »

–           « Un orgasme de mille ans… » songea le colosse à voix basse tout en envoyant une œillade non équivoque à la pulpeuse minoenne.

–           « Que dites-vous ? » s’informa la fée électronique.

–           « Rien, rien » balbutia-t-il en rougissant.

La caravane reprit son placide périple à travers un paysage apaisé. Le corridor géométrique aux arêtes mouvantes avait laissé la place à un long tube translucide.

Ce dernier enchaînait d’innombrables circonvolutions au milieu d’un vallon ombragé où paissaient des animaux assez massifs. Prolongeant leur corps en forme de tonneau par un long cou annelé que poursuivait une tête plate hérissée de dizaines de petites cornes à l’aspect feutré, ils s’agglutinaient en troupeaux clairsemés, folâtrant au sein de grasses prairies ondoyantes.

–           « Ce sont des animaux de compagnie » précisa la jeune femme.

–           « Mais ils ne se nourrissent pas de leur chair ? » s’étonna le naufragé.

–           « J’ai dit des animaux de compagnie insista-t-elle. Pas des animaux de consommation. Les Daëdalus sont totalement au-delà de ces contingences matérielles »

–           « Comment peuvent-ils communiquer avec ces êtres balourds ? »

–           « Ces êtres ne sont pas balourds ! reprit-elle sur un ton professoral et légèrement agacé. Bien que dénués de l’intelligence finement inquisitrice de nos nouveaux amis, ces animaux -qu’ils nomment Zylacanthes- les comprennent. Ils sont tout à fait en mesure d’échanger avec eux des idées conceptualisées selon leurs critères »

–           « Fascinant ! s’extasia Héraclite. Pouvez-vous dialoguer avec ces Zylacanthes ? Ce serait probablement très intéressant »

–           « Je vais essayer »

Son front se perla rapidement de gouttelettes de sueur illustrant l’intensité de sa concentration.

Elle ferma les yeux. Les rouvrit. Recommença.

–           « Impossible ! » reconnut-elle, un peu déconfite après ce premier échec.

–           « Demande à nos amis les raisons de cette impossibilité » s’impatienta l’arcturien.

Le conciliabule silencieux dura quelques minutes.

Vu de l’extérieur, les mimiques affectant le visage d’Emmïgraphys étaient comiques. Experte en communication télépathique, elle ne parvenait point encore à rigidifier ses attitudes. Ne pouvant demeurer impassible, elle donnait l’impression saugrenue de soliloquer éternellement face à une créature totalement silencieuse et parfaitement immobile.

–           « Ils m’ont expliqué les raisons de cet échec »

–           « Alors ? »

–           « Dialoguer télépathiquement avec des créatures d’un niveau intellectuel plus rustique nécessite un protocole d’échange rigoureux. Protocole que les Daëdalus maîtrisent parfaitement, mais dont je n’ai naturellement nulle connaissance. Sans cette indispensable clef, il est totalement impossible de communiquer avec eux »

–           « Dommage ! soupira la courtisane. Nous n’aurons pas l’occasion de discuter avec les Zylacanthes. Mais les informations glanées auprès de nos nouveaux amis à la carapace plate seront suffisamment passionnantes, fructueuses même, pour enrichir de nombreuses semaines de partage d’expériences »

–           « Certainement, rebondit Emmïgraphys. Nos hôtes sont naturellement curieux. Et notre odyssée les fascine »

–           « Tant mieux, reprit Amaranth. Leur sagesse paraissant sans limite, leurs avis, conseils et remarques, nous serons très utiles aussi. Mais… »

–           « Mais quoi ? »

–           « Je réalise soudain une chose très curieuse qui ne m’avait guère effleuré l’esprit jusque là »

–           « Précisez » murmura la sylphide.

–           « Cette rencontre passionnante, même si certains éléments furent troublants, voire désagréables, est bien née d’une nouvelle architecture conçue par nous ? »

–           « Oui. Et alors ? »

–           « Jusqu’à présent, lorsque nous construisions une cathédrale de brume, et ceci quels qu’en fussent les acteurs, nous étions maîtres du jeu ? »

–           « Ce qui n’est nullement le cas ici ! avoua Héraclite en réalisant brutalement pour la première fois que leur construction mentale leur échappait singulièrement. Nous conservons notre libre arbitre : ils proposent et nous acceptons ou nous dénions. Mais ils conduisent le débat et nous découvrons chaque détail à leur suite. Nous ne précédons pas, nous suivons »

–           « Où se situe le problème ? » s’étonna Hiérophellyä.

–           « Mais, mais… nous devrions rester maître de notre création ! » s’étrangla Heliaktor.

–           « Ceci n’est pas essentiel, reprit Emmïgraphys. C’est même plutôt rassurant. Cela démontre deux choses. Nos cathédrales de brume sont de plus en plus réalistes. La frontière existant entre le réel et le virtuel, dans le cas présent en tout cas, se résume désormais à une lisière ténue, presque impalpable »

–           « Et la deuxième démonstration ? » s’enquit l’hétaïre, toujours friande des synthèses et analyses de la jeune femme.

–           « La seconde réside dans le fait que l’impact des civilisations intelligentes, mais non impliquées dans un processus technologique, est probablement plus déterminant que nous ne l’imaginions jusque là »

–           « Tu veux dire que les espèces intelligentes et non prédatrices sont supérieures aux autres ? »

–           « Je n’en sais rien. Mais ces civilisations ont développé des investigations pertinentes dans des voies dont nous ne connaissions même pas l’existence. En ce sens elles nous sont supérieures »

–           « Ceci est très vrai, parfaitement logique même, reprit Héraclite en s’enflammant. N’ayant nullement comme objectif la quête désespérée de satisfactions et de pouvoirs qu’ils ont déjà en eux, ils purent au fil des millénaires défricher des territoires inédits. La précellence d’une technologie outrancière n’existe que pour pallier une insuffisance structurelle. Elle remplace simplement ce que l’on ne possède pas de façon innée. Elle ne peut être une fin en soi. Quel fantastique espoir pour nous ! À leur contact nous pourrons développer des potentialités inconnues, parcourant ainsi avec eux quelques marches du grand escalier cosmique dont nous piétinons toujours les mêmes fondations depuis des millénaires »

–           « N’exagérons pas » tempéra le naufragé qui n’était point adepte de l’auto flagellation.

–           « J’affirme et je maintiens ! s’empourpra Héraclite. L’humanité a fait d’innombrables progrès matériels, ces mêmes avancées cardinales qui ont fini par la détruire partiellement et l’aveulir totalement. Mais ces évolutions demeurent limitées, cantonnées à des sphères spéculatives restreintes. Nous le voyons bien lorsque nous comparons nos moyens et notre aire de liberté par rapport aux Alphaëons ou aux Unulphodyamanthës. Qu’en est-il de nos avancées significatives quant à la découverte de notre être intime ? De cette impalpable lumière qui sommeille en nous depuis des millénaires et que nous n’éveillons, parfois, que pendant quelques courts instants tout au long d’une vie ? »

–           « Euh… hésita le colosse. Il est vrai que dans ce domaine, nous tournons en rond depuis quelques siècles »

–           « Nous tournons en rond depuis des millénaires ! tonna l’éphésien. L’accomplissement de soi par des moyens autres que matériels, se cantonne toujours stérilement à quelques démarches contraignantes et frustrantes qui satisfont, au mieux, 1% de l’humanité. Vous aimeriez être un anachorète perdu au milieu du désert ? »

–           « Non. Pas vraiment »

–           « Pas vraiment… Or nos solutions spirituelles sont généralement compliquées, évasives ou fallacieuses, faisant couramment référence à des introspections dont l’issue est décevante, parfois fatale. Dans les autres cas elles sont inféodées à des croyances religieuses ou morales dont l’éthique est rarement critiquable, mais dont les concrétisations sont généralement excessives et cruelles. L’Inquisition et les fanatismes idéologiques, sectaires ou religieux, en illustrent tragiquement quelques exemples flagrants. Nos champs d’application sont étriqués dès que l’on travaille sur soi. Les Daëdalus peuvent nous permettre de découvrir de nouvelles pistes de réflexion, une nouvelle orientation à notre vie »

–           « Le travail à accomplir est effectivement colossal » admit Amaranth en se frottant dubitativement le menton.

–           « D’autant plus, surenchérit la sentinelle, que nous ne parlons ici que des créatures habitant notre Galaxie »

–           « Que veux-tu dire ? » s’étouffa la courtisane en tirant distraitement sur les pans de sa courte tunique.

–           « Nous avons la chance de naviguer à une vitesse proche de celle de la lumière et dans une direction diamétralement opposée au centre de la Galaxie, tout en nous éloignant simultanément du plan de celle-ci »

–           « C’est à dire ? »

–           « Nous nous isolons donc des contrées à forte densité stellaire. Grâce à notre vitesse subluminique nous serons rapidement en dehors du bras d’Orion dans lequel se situe les anciens territoires de la Ligue, des Tonaxares et l’Empire naissant des Alphaëons. Nous quitterons donc insensiblement la Galaxie et le halo qui la nimbe »

–           « Que se passera-t-il après ? »

–           « Nous frôlerons quelques amas globulaires, dont le colossal amas d’Hercule, et nous plongerons enfin au cœur de la galaxie d’Andromède, notre gigantesque univers île jumeau »

–           « Dans trois millions d’années » soupira le voyageur immobile en haussant les sourcils.

–           « Deux millions huit cent mille ans, compléta la gardienne électronique. Au sein de ces contrées totalement vierges, d’autres civilisations nous attendent, et d’autres encore. Jusqu’à la combustion des siècles ! »

–           « Cette perspective donne le vertige » condescendit Héraclite tout en se massant les globes oculaires, comme si ce geste anodin pouvait dissiper l’incertitude, l’angoisse ; et une terrifiante espérance.

Pendant ce temps, totalement indifférents à l’âpre discussion agitant les humains, les Zylacanthes échangeaient placidement quelques images télépathiques avec la troupe des Daëdalus regroupés.

Le cortège s’ébranla doucement.

Emmïgraphys se retourna une fois encore, tentant infructueusement de recueillir dans les yeux plats de ces créatures candides quelques bribes d’émotion. Au moment où elle détournait la tête afin de reprendre son chemin avec le groupe, une fantastique bouffée d’images disparates, sensitives et gourmandes, l’envahit. Indescriptible avec des mots, cet échange furtif la combla.

Un large sourire illumina son visage. Elle décida de conserver précieusement pour elle cette émotion exotique et totalement étrangère dans l’acceptation la plus forte et la plus noble du mot. Comme un trésor secret que l’on enchâsse dans le terreau de nos rêves les plus inavouables.

Le voyage se prolongea huit heures, à moins que cela ne soit mille ans.

Harassé par un si long périple, frustré par la brièveté de cette première découverte de l’univers des Daëdalus, le quatuor découvrit certaines spécificités de ces créatures si désespérément plates qu’ils redoutaient toujours d’en écraser une.

Taraudé par cette interrogation un peu triviale, Amaranth demanda à la sentinelle de s’informer quant à leur réaction par rapport à la douleur physique. Avec quelques difficultés, Emmïgraphys s’enquit donc de savoir ce qui se passerait si l’on marchait ou si l’on tombait sur une partie de l’immense tapis ondoyant constituant le corps de leurs hôtes.

Contrairement à la question, embarrassée et sinueuse, la réponse fut claire et laconique :

–           « Essayez ! »

Ils discutèrent longuement afin de savoir si cela était bien courtois et prudent. Puis, qui le ferait. Après maintes tergiversations, l’ondine électronique se décida. D’un pas mal assuré, elle posa délicatement son pied sur la partie arrière de l’un de leurs deux premiers compagnons de route.

Le Daëdalus étant très plat, son pied ne put vraiment s’enfoncer. En fait il pénétra exactement de la moitié de l’épaisseur totale de la créature rampante.

Rien ne se passa.

Puis, avec une mine hallucinée et un peu déconfite, ses compagnons virent la jeune femme s’allonger totalement sur le dos du Daëdalus.

–           « Mais… mais que fais-tu ? » s’étrangla l’arcturien écarlate.

–           « Emmïgraphys est devenue folle ! » s’insurgea Hiérophellyä, effarée en songeant aux conséquences éventuelles.

–           « Rien de grave, rassurez-vous. Il m’a demandé de me coucher sur lui »

–           « Et tu l’as fait ? » s’horrifia le naufragé, doutant brutalement de la santé mentale de sa compagne d’éternité.

–           « Bien sûr »

–           « Mais… mais cela ne se fait pas ! »

Elle pouffa franchement, faisant délicatement tressauter ainsi la texture soyeuse et mouvante du Daëdalus servant actuellement de couche moelleuse.

–           « Restez calme. Il ne faut y voir ni une injure, car il me l’a demandé lui-même, ni je ne sais quelle connotation xéno érotique. Nous n’allons pas faire l’amour ensemble ! » s’esclaffa-t-elle bruyamment.

–           « Faites attention quand même » suggéra Héraclite, s’inquiétant à la vue de leur amie mollement allongée sur une créature intelligente, accueillante pour le moment, mais dont les irisations sans cesse changeantes de la carapace souple démontraient un partage d’émotions assez intense.

La démonstration parut rapidement concluante à tous. Emmïgraphys se releva, riant encore, en faisant bien attention de ne point appuyer fortement sur son partenaire en se redressant.

–           « C’est très étonnant, conclut-elle, mais leur derme est très doux, soyeux. La texture de leur caparaçon de lumière est incroyablement souple et résistante. Lorsque je me suis allongée sur lui, mon corps s’est enfoncé de suite. Puis il s’est bloqué à mi-hauteur, donnant le sentiment confus que la créature était beaucoup plus épaisse que dans la réalité »

–           « Les deux dimensions supplémentaires qui texturent leur organisme doivent avoir un rôle dans cette résistance élastique » supputa Héraclite.

–           « Probablement. Quoiqu’il en soit, c’est une sensation étrange et très sensuelle »

Elle sourit encore en observant à la dérobée la mine renfrognée d’Amaranth.

Le premier voyage au sein des arcanes d’Olzzyvar prit fin après d’innombrables détours mettant en lumière quelques aspects de l’environnement des Daëdalus. Ils scrutèrent avidement des collines arasées chevauchées par d’étranges sculptures mimant des cavaliers de l’apocalypse figés pour l’éternité en une pathétique virevolte. Ils admirèrent des mers intérieures dont le miroitement acidulé brûlait les yeux tout en apaisant l’âme et au sein desquelles se lovaient des archipels ignorés, des cités lacustres flamboyantes, des radeaux ciselés de coraux s’enamourant d’édicules de calcédoine pure.

Plus loin, d’incroyables syringes aux ramifications labyrinthiques affolaient l’œil en exaltant l’esprit.

D’autres souvenirs encore : des semis de fleurs mauves congestionnant le firmament en nuages épars, l’arête dorsale d’un poisson gigantesque s’exhaussant d’un désert de sable roux, les fumerolles enserrant le tronc tortueux d’un arbre large de trente mètres et moins haut qu’un être humain.

Au-delà, des structures finement spiralées se prolongeaient sur des kilomètres, roulant doucement sur elles-mêmes tout en murmurant des sonorités iconoclastes, envoûtantes et d’une beauté vénéneuse. Côtoyant l’horizon, des chemins de pierre mêlés de mousse humide bruissaient doucement.

La juxtaposition de deux temps à la sournoiserie singulière déroutait totalement, confondant sans vergogne un instant de plaisir volé avec une longue attente stérile et muette. Une confusion des sentiments que relayait parfois la confusion visuelle issue d’une effervescence des formes, lignes et points de repère, dans un univers dans lequel chaque objet, chaque matériau, chaque atome, était à sa place tout en pouvant être… ailleurs !

Soucieux du confort de leurs invités, les Daëdalus n’abusèrent point des propriétés hallucinantes de ce kaléidoscope planétaire.

Mais le vertige venait vite aux humains déstabilisés par une vérité multiple, une réalité protéiforme et la perte définitive de toutes leurs certitudes, même les mieux chevillées au corps.

Après l’étonnant exercice de gymnastique effectué par Emmïgraphys sur une créature plate particulièrement patiente, ils échangèrent encore quelques synthèses.

–           « Ils sont ravis par notre détermination à mieux les connaître, analysa la jeune femme. Conscient de l’effort mental que tout ceci a pu représenter pour nous, ils nous proposent de quitter le Chrysaör afin que l’on se repose un peu. Ils reviendront nous voir la semaine prochaine »

–           « Très bien ! acquiesça la courtisane. Je ne serais pas hostile à une bonne nuit de sommeil »

–           « Moi non plus, reconnut Héraclite. Mais assurez-vous qu’ils reviendront bien. Nous avons tant de choses à apprendre à leur contact »

–           « Je m’en occupe » rassura la créature électronique, tout en démêlant méticuleusement sa soyeuse chevelure violine.

En quelques échanges télépathiques désormais soigneusement orchestrés, elle se fit parfaitement comprendre.

Tellement bien, qu’ils se revirent régulièrement pendant plusieurs siècles.

Extrait de « Cathédrales de brume » – Oksana & Gil Prou – Publié aux Editions Rivière blanche : http://www.riviereblanche.com/cathedrales.htm

Disponible sur Fnac.com http://livre.fnac.com/a2714268/Oksana-Cathedrales-de-brume

L’île des morts

Un chapitre de notre premier roman : « Cathédrales de brume » commence dans l’île des morts peinte par Arnold Böcklin. Nous utilisons cet étrange paysage noyé dans une lumière sublunaire comme bouche d’entrée pour… les Enfers !

Voilà quelques informations relatives à cette « Île des Morts »

Une île au coucher du soleil, vers laquelle un rameur dirige une embarcation. Devant lui, debout dans un linceul blanc qui le recouvre entièrement, un mystérieux personnage tourne son regard vers l’île où l’attend son tombeau. A la proue, un cercueil enveloppé de blanc.

Sur l’île des morts, un demi-cercle de rochers escarpés et de falaises abruptes dessine une crique où poussent de hauts cyprès. Des ouvertures, creusées dans les rochers, ménagent des entrées, parfois murées, qui évoquent les niches élevées d’un columbarium ou d’un obituaire et suggèrent des choses obscures et terribles.

De cette toile dotée d’une incomparable puissance imaginaire, Arnold Böcklin (1827-1901) exécuta cinq versions entre 1880 et 1886. Largement popularisé par une gravure de Max Klinger, véritable icône européenne du symbolisme fin-de-siècle, il s’agit d’un des tableaux les plus diffusés, reproduits, copiés, plagiés, interprétés et réinterprétés de l’histoire de la peinture et des formes symboliques. Apprécié au plus haut point d’Elisabeth d’Autriche comme de Lénine, d’Hitler et de D’Annunzio; Clemenceau et Freud en possédaient une reproduction. Strindberg en fait la toile de fond de la scène finale de La sonate des spectres.

Il inspire Serge Rachmaninov, mais aussi des metteurs en scène comme Patrice Chéreau et Richard Peduzzi à Bayreuth, ainsi que des auteurs de bande dessinée. Dali le pastiche. En 1945, Mark Robson en reconstitue le décor pour un film d’horreur avec Boris Karloff.

Plusieurs sites Internet lui sont consacrés…

La barque de Charon le nocher, passeur inflexible, emporte, en un dernier voyage, un linceul vers l’île aux cénotaphes. Elle s’éloigne de nous et n’a pas encore touché terre, mais le voyage paraît bien sans retour : c’est nous qu’elle quitte. Frappée  d’un dernier rayon de lumière, la figure blanche et mystérieuse est une figure de l’entre-deux : entre deux rives, entre île et continent, entre jour et nuit définitive, entre ici et au-delà.

 Les eaux noires sont celles d’une frontière.

L’instant figé est celui d’un franchissement. L’esquif et ses passagers font signe et intersigne vers l’autre bord du sens. De la notion de mort, nous ne pouvons affirmer et connaître, note Nabokov,  que la moitié : « ce côté-ci de la question« . Partir, c’est mourir et le vrai voyage, le seul voyage, serait un voyage sans retour.

Comme Bachelard l’indique dans L’eau et les rêves, la mort ne serait peut-être pas le dernier (et le grand voyage), mais bien le premier. Le cercueil, associé à ce qu’il appelle « complexe de Charon », ne serait pas la dernière barque. Il serait la première barque. Et peut-être sommes-nous à l’aube, et non au crépuscule.

Les Iles n’ont pas toujours été Iles de Jouvence ou d’Utopie, Iles Fortunées ou Marquises, ou Iles de robinsonnades. Dans les récits d’aventures, Iles au trésor ou Iles mystérieuses, les héros n’y abordent qu’en naufragés et pour  y affronter dans l’inconnu mille périls angoissants. Lieu d’ épouvante et de cauchemar dans certaines fictions, comme chez H.G Wells (L’Ile du docteur Moreau) ou chez Bioy Casares (L’Invention de Morel), l’île se présente souvent sous l’apparence de ce qu’Alberto Manguel propose de nommer une « dystopie », c’est-à-dire l’image inversée et terrifiante d’une utopie.

Bouche des Enfers, port du royaume des défunts, la crique de l’île-nécropole est aussi le port de l’oubli, là où les âmes des trépassés, décrites par Virgile, « boivent les long oublis » aux bords des eaux du fleuve Léthé. Quand Freud, dans la Traumdeutung, note un rêve personnel « à la manière de Böcklin », les mailles de son travail associatif le portent vers l’Angleterre, pays toujours aimé et admiré et où vivent des parents dont il attend des nouvelles, mais aussi vers Dreyfus et vers l’île du Diable, qui menace d’ombre et de silence le souvenir fragile du relégué.

L’île nous condamne volontiers  à l’oubli, au bannissement de la mémoire, à la damnatio memoriae. Notre devoir, le devoir des survivants, qui restons sur cette berge-ci, est de nous souvenir, de préserver l’image précaire de « celui-qui-s’en-va« , de relier le temps des morts à celui des vivants, si nous voulons nous-mêmes être un jour sauvés.

C’est avec nous que l’icône mélancolique prend ses distances. C’est à nous qu’elle dit adieu et s’éloigne, nous plongeant dans un deuil sans fin. Et c’est aussi à nous que la figure voilée dit non, nous dérobant à jamais sa face. Elle ne se dirige pas vers la chute ou vers une catastrophe qui menacerait devant elle, bien pis : la catastrophe a déjà eu lieu, la catastrophe est derrière elle. Cheminant vers son sépulcre, le personnage debout est déjà mort, mais sans doute l’ignore-t-il encore. Il n’est pas au terme de son dernier et grand voyage.

Il n’a pas encore trouvé le repos sous les cyprès ou un ultime abri dans les niches de la nécropole.

Peut-être même n’abordera-t-il jamais l’île, incapable de mourir et voué, tels le Juif errant, The Old Mariner ou le Hollandais volant, à la douloureuse immortalité des errants de légende, dont nous savons, depuis Jules Cotard, qu’elle représente la pire des damnations et le vrai désastre : pour mourir,  pour avoir accès à la délivrance dispensée par la mort, encore faudrait-il avoir vécu.

Si nous ne mourons pas, écrit Maurice Blanchot, s’il nous est impossible d’en finir, c’est que nous ne vivons pas non plus et que nous sommes morts de notre vivant.

Avons-nous vécu ?

C’est probablement aussi cette même question que notre héros : Amaranth Heliaktor, se pose après une terrifiante errance de… trois millions d’années dans le cosmos !

Une descente aux Enfers… filmée !

L'île des morts d'Arnold Böcklin symbolise l'entrée des Enfers dans "Cathédrales de brume"...

Comme convenu, voilà le texte intégral de la scène de notre scénario qui reprend exactement la même péripétie du roman que celle décrite dans l’article précédant. Une descente aux Enfers !

L’ensemble de la scène est partagée en 63 séquences successives numérotées dans la marge. Chaque personnage qui parle est indiqué en caractère gras et les dialogues du film sont en italique.

Situation et cadre :

Un texte surgit de l’obscurité en lettres de sang : « En 603009, Amaranth et ses compagnons abordent… l’île des Morts ! ». Dans un flamboiement, le calendrier s’affole et se bloque enfin en indiquant : 603009 – 229eme jour.

La lumière apparaît lentement car le décor est très sombre.

L’île des Morts, fidèle reproduction du tableau d’Arnold Böcklin peint en 1880 (il s’agit du premier des cinq tableaux sur le même thème), se dessine à l’horizon. Sur une mer d’un noir absolu, glisse une lourde barque qui transporte les compagnons de l’arcturien, hormis les deux guetteurs Hormisdastes et les brebis qui sont restés à bord du Chrysaör. Cette séquence se passe en trois lieux distincts : l’extérieur de l’île, l’intérieur (dans le vrai sens du terme…), puis la navette de sauvetage.

Dialogues et descriptions :

28.1 EXTERIEUR – ÎLE DES MORTS – NUIT

On voit en un premier temps une grosse barque pansue naviguant sur une eau d’un noir de jais. Aucun élément ne permet de deviner si c’est la mer ou un lac, mais l’onde est calme.

28.2 En s’approchant, on distingue immédiatement le caractère hétérogène et incongru de l’équipage.

Les trois jeunes femmes sont aisément reconnaissables, ainsi que Céladon qui rame avec opiniâtreté en compagnie d’un être dont la silhouette est partiellement difforme. On ne les voit que de dos en un premier temps. Au centre de la barque, un lourd catafalque blanc recouvre imparfaitement une gigantesque silhouette reptilienne, il s’agit bien sûr de Taskhäärh.

Enfin, à l’arrière de l’esquif ventru, Centipède repose en se ramassant dans l’espace chichement réservé. Une clochette de bronze TINTINABULE au-dessus de lui à chaque mouvement.

L’environnement est très sombre, mais les contours des silhouettes, la barque et les vaguelettes à la surface de l’eau, sont illuminés par une clarté sublunaire sépulcrale, mais intense.

28.3 Le champ de vision s’élargit et une très légère contreplongée nous fait découvrir l’étape suivante. A deux cents mètres du bateau, se profile l’angoissante silhouette de l’île des Morts imaginée par Arnold Böcklin en 1880.

28.4 Le champ s’élargit encore. Nous observons alors les passagers de profil, puis de face. Ceci permet de constater que les trois femmes ont l’air de fort méchante humeur, que Céladon souffle comme un bœuf car les lourdes rames ont l’air délicates à manier. Ceci permet aussi d’analyser les modifications physiques affectant désormais Heliaktor. De petites excroissances en forme de doigts tapissent ses membres, son dos se caparaçonne de crêtes cartilagineuses et ses épaules comportent désormais des embryons d’ailes…

28.5 Nous nous rapprochons des trois jeunes femmes qui murmurent.

Emmïgraphys semble assez calme alors que Sophonisba fait une moue explicite en balayant du regard l’onde noirâtre et les rochers se dressant devant eux. Plus empourprée encore qu’à l’accoutumée, la bergère est la plus irritée par la situation et c’est elle que nous entendons en préambule de la séquence.

Astrée

–          « Pour quelle raison voguons-nous vers cette île alors que pourrions vivre tranquillement à bord du Chrysaör et discuter avec Castor et Pollux tout en faisant paître nos agnelles ? »

La mine renfrognée d’Amaranth illustre parfaitement le fait qu’il ne souhaite pas répondre et justifier une fois de plus ce choix baroque parmi tous : descendre aux Enfers !

Sophonisba (sombrement)

–          « Amaranth ne te répondra pas. Il est totalement impliqué dans ce projet dément. Nul ne le fera changer d’avis aussi près du but »

Astrée (obstinée)

–          « Je ne reste jamais sur un échec ! »

28.6 L’amante du pâtre se retourne vers le naufragé et lui pose crânement la question :

Astrée

–          « Pourquoi aborder l’île des Morts ? Qu’espères-tu en ces lieux maudits ? Une réponse ? Une solution ? Une rédemption ? »

Puis, après un lourd silence :

Astrée

–          «  La mort ?

Heliaktor (sans la regarder et en fixant obstinément le rivage)

–          « Tu le sais très bien Astrée ! Nous en avons discuté mille fois depuis cette fameuse matinée… »

FLASH-BACK

28.7 INTERIEUR – CHRYSAÖR – NUIT

Le groupe au complet est confortablement installé dans la grande salle trônant au centre d’une version très améliorée du Chrysaör. La discussion est animée.

Pollux répond semble-t-il à une question précédemment posée par l’un des humains. Le contexte ne permet pas de savoir qui est à l’origine de cette réponse traitant manifestement de la pertinence relative des notions de Paradis et d’Enfer. En répondant, le nautile géant se dandine comme Castor et lui-même le font toujours dans ces cas là.

Pollux

–          « Pour les Hormisdastes, les notions d’En… d’Enfer et de Paradis n’existent pas… pas réellement. Nous incluons les notions de Bien et de… de… Mal, tous en essayant toujours de les tran… transcender… »

Après trois mille siècles de vie en commun avec les humains, Taskhäärh et Centipède, l’élocution des Hormisdastes s’est singulièrement fluidifiée, même si quelques progrès restent à faire…

Heliaktor

–          « Pour les humains, ce manichéisme est important. Il permet de se réfugier au sein de certitudes bien ancrées »

Emmïgraphys

–          « Pourtant, nous savons tous que nous sommes simultanément Enfer et Paradis. Les êtres les plus bons, comme les plus vils, ont tous en eux une part d’ombre et une part de lumière. Les différences existant entre les êtres se subordonnent aux priorités que l’on accorde à ces deux pôles »

Astrée (en frémissant)

–          « Nous sommes tous des jardins d’Eden où coulent des fleuves de sang »

Heliaktor (en élevant la voix)

–          « Ce sang est rédempteur ! Je sais ce que je dois accomplir désormais afin de renaître à une paix de l’âme et à une paix du corps »

28.8 A cet instant il montre ses bras grêlés d’embryons de membres distors et ses épaules couvertes d’aigrettes et de plumes.

Taskhäärh

–          « Quel exploit dois-tu accomplir ? » 

Heliaktor (se relevant théâtralement)

–          « Descendre aux Enfers »

Astrée et Céladon

–          « Quoi ? »

Heliaktor (impassible désormais)

–          « J’ai dit : descendre aux Enfers »

Sophonisba

–          « Et comment comptes-tu faire ? »

Heliaktor

–          « Pour atteindre les Enfers, monde souterrain par excellence, il faut une Porte ! »

Sophonisba

–          « Logique… Comment espères-tu trouver cette Porte magique ? »

Heliaktor

–          « Je vais en créer une »

Emmïgraphys (en s’adressant à Centipède)

–          « Nous devons rapidement revoir les dosages d’omphalium… »

Heliaktor

–          « Je ne suis pas fou ! Cela fait des mois que je songe à cette issue »

Chacun se regarde, interloqué. Le silence s’installe.

Seule la courtisane vénitienne semble prête à poursuivre un dialogue aux limites de l’absurde.

Sophonisba (s’asseyant sur le dos cuirassé de son compagnon)

–          « Ceci ne me surprend pas. Ton agitation et tes soliloques illustrent une rumination morbide. Mais songer à descendre aux Enfers, puis à construire soi-même la Porte qui y conduit… »

Heliaktor (avec un large sourire)

–          « L’imaginaire et le domaine artistique nous donnent une excellente base de travail »

Sophonisba

–          « C’est à dire ? »

Heliaktor

–          « D’innombrables peintres ont dépeint les Enfers. Hieronymus Bosch demeurant le plus célèbre de tous »

Centipède (s’affalant au sol de surprise)

–          « Vous voulez recréer les triptyques de Bosch ? »

Heliaktor

–          « Non bien sûr ! J’ai évoqué une Porte, et non une déambulation dans un Monde imaginé par un autre homme, aussi talentueux soit-il

Sophonisba

–          « Alors ? »

Heliaktor

–          « L’ïle des Morts »

Sophonisba et Astrée

–          « L’île des… Morts ? »

Heliaktor

–          « Je pense ici aux œuvres d’un peintre du XIXeme siècle : Arnold Böcklin. Il a conçu cinq tableaux traitant de ce thème récurrent dans l’imaginaire humain »

28.9 Les amis de l’arcturien demeurent pétrifiés.

28.10 Etrangement silencieuse jusque là, la sentinelle prend la parole.

Emmïgraphys

–          « Ces tableaux sont d’une beauté intemporelle. L’un d’entre eux se nimbe effectivement d’une atmosphère sépulcrale, presque onirique. Mais vous ne comptez pas rejoindre les Enfers en vous glissant dans une peinture ! »

Heliaktor (en riant)

–          « Pourquoi pas ! Plus sérieusement, je vais texturer cette Île des Morts en cathédrale de brume en respectant scrupuleusement l’image que le peintre nous en a donnée »

Sophonisba

–          « Que se passera-t-il après ? »

Heliaktor

–          « Lorsque nous aurons abordé les rivages de cette île-cimetière, nous déambulerons à l’intérieur en cherchant un puits nous conduisant vers l’abîme »

Sophonisba (pugnace)

–          « Ensuite ? Nous prendrons une corde ? Nous nous accrocherons à Centipède ? Nous nagerons ? »

Heliaktor

–          « Je ne sais pas. Nous improviserons »

Taskhäärh

–          « Improviser aux Enfers ? Brrr… »

28.11 La bergère paraissant insatisfaite, elle se campe devant l’arcturien, les poings sur les hanches.

Astrée

–          « Pourquoi choisir une île ? Ne serait-il pas plus simple d’utiliser un gouffre sans fond, la cheminée d’un volcan ? Que sais-je encore ? »

Heliaktor

–          « Dans la tradition antique, la majorité des êtres plongent directement dans les gouffres infernaux, alors que certains élus aboutissent sur une île hors du Monde, une sorte d’enclos sanctuarisé »

Emmïgraphys

–          « Nous sommes donc des élus selon votre analyse ? »

Heliaktor

–          « Oui. Notre périple insensé illustre le fait que nous avons été choisi afin d’accomplir un destin illustre et sans commune mesure avec les ambitions humaines habituelles »

Centipède

–          « Vous pensez que cela fonctionnera ? Le simple franchissement d’une porte picturale nous fera basculer vers ces Enfers rédempteurs ? »

Castor

–          « Ceci peut être très dan… dangereux ! »

Heliaktor

–          « Je ferai le maximum ! »

Sophonisba (en se vautrant un peu plus sur Taskhäärh)

–          « Cela nous promet des jours heureux »

Taskhäärh

–          « Mes écailles frémissent rien qu’en y songeant »

Les deux Hormisdates dodelinent, confirmant ainsi le propos de la vénitienne et de son ami caparaçonné.

RETOUR AU PRESENT

28.12 EXTERIEUR – ÎLE DES MORTS – NUIT

Astrée

–          « Nous n’allons pas accoster sur cette île de malheur ? »

Heliaktor

–          « Si ! »

Emmïgraphys (passant son bras autour du cou de la bergère)

–          « Nous ne pouvons faire autrement. Qu’elle qu’en soit l’issue, nous serons au moins fixés sur notre sort »

Heliaktor et le pâtre rament encore avec rage pendant quelques instants. Puis un BRUIT SOURD, un RACLEMENT, confirme que la lourde barque vient d’aborder la rive de sable gris.

28.13 Dès que l’embarcation se couche un peu sur le côté, chacun s’extirpe de la lourde coque de noix affalée.

Taskhäärh a beaucoup de difficultés à rejoindre la grève. Céladon, Sophonisba, Astrée et la sentinelle s’escriment à l’aider.

28.14 Pendant ce temps, Amaranth et Centipède partent en avant-garde.

Sophonisba (en colère)

–          « Vous auriez pu nous attendre ! »

Heliaktor (tendant le bras vers l’une des deux ouvertures illuminées)

–          « Allons dans cette direction ! »

L’odalisque vénitienne continue à ronchonner tout en réconfortant le reptile géant qui se voyait mal parti.

28.15 La troupe se met en marche à la suite de l’arcturien et du Daëdalus qui lévite un mètre au-dessus du sol. Plus ils s’approchent de cette vaste ouverture rectangulaire, plus l’air est glacial.

Astrée

–          « J’ai froid ! »

Heliaktor

–          « C’est normal. Ceci va s’arranger dès que nous allons pouvoir plonger vers les gouffres intérieurs »

Astrée (en maugréant)

–          « Magnifique… »

Taskhäärh

–          « Nous ne risquons pas plutôt d’être rapidement grillés vifs ? »

Centipède

–          « C’est peu probable »

Astrée (dubitative)

–          « Pourquoi ? J’ai toujours imaginé que les Enfers constituaient une rôtissoire idéale »

Centipède

–          « N’oubliez pas que les notions de Paradis et d’Enfer sont des idéaux symboliques. La réalité, si réalité il y a, est probablement toute autre »

Heliaktor

–          « Dépêchons-nous ! J’ai hâte de découvrir enfin cette vérité rédemptrice »

Sophonisba (en s’approchant d’Emmïgraphys)

–          « Amaranth est vraiment devenu fou »

Emmïgraphys (en soupirant)

–          « Le doute est permis en tout cas »

28.16 Quelques instants plus tard, ils arrivent à l’entrée d’un grand quadrilatère vertical duquel s’échappe une lueur blafarde attristant encore un paysage déjà lugubre et franchement sépulcral. Comme le tableau de Böcklin le montre parfaitement, l’île est relativement petite.

On la traverse intégralement en quelques minutes.

28.17 Ils s’arrêtent un instant.

Heliaktor semble hésiter.

Emmïgraphys

–          « Que faisons-nous ? »

Heliaktor (en tendant le bras)

–          « Engageons-nous dans cette ouverture béante »

Emmïgraphys

–          « Vous croyez réellement que c’est l’entrée des Enfers ? »

Heliaktor (se pinçant les lèvres)

–          « Je n’en sais rien. Mais un sentiment confus guide mes pas »

Sophonisba (marmonnant tout en se réchauffant les bras)

–          « Suivons donc ce sentiment confus… »

28.18 Ils s’engouffrent tous à la suite d’Amaranth et de Centipède.

28.19 Franchissant le détroit de lumière, les deux pâtres s’embrassent furtivement et regardent une dernière fois la mer d’un noir oppressant.

Se tenant la main, ils murmurent :

Astrée et Céladon

–          « Allons-y ! »

La bergère complète :

Astrée

–          « Et que toutes les divinités de l’Univers nous protègent ! »

28.20 Puis ils pénètrent tous dans une salle assez large. Celle-ci s’étrécit progressivement à son extrémité sans que le passage devienne impraticable. Ils suivent donc tous Heliaktor qui semble animé par une prescience étonnante.

28.21 INTERIEUR – GOUFFRE AU CENTRE DE L’ÎLE – NUIT

Quelques scènes rapides et dynamiques illustrent une première descente assez aisée.

28.22 Ils arrivent à un vaste carrefour souterrain. Disposé grossièrement en étoile, ce dernier offre une dizaine d’opportunités différentes, sans qu’aucun détail précis n’indique la vraie voie.

Sophonisba (toujours de mauvaise humeur)

–          « Où va-t-on ? »

Amaranth ne répond pas et se masse le nez, puis le menton.

Céladon (inquiet)

–          « Nous sommes déjà perdus ? »

Heliaktor (se redressant)

–          « Allons par là ! »

Il montre alors un passage assez étroit et aussi anodin que les autres.

28.23 La nymphe électronique se place devant lui et le fixe de son regard améthyste.

Emmïgraphys (en montrant plusieurs autres chemins)

–          « Et pourquoi pas ici ? Ou là ? Ou encore le long de ce corridor aux parois plus rougeoyantes que les autres ? »

Heliaktor (le visage fermé)

–          « Je sais que ce chemin est le bon, le plus direct en tout cas »

Emmïgraphys

–          « Vous êtes donc guidé par une voix intérieure qui vous dit : « c’est par ici ou c’est par là » ? Est-ce Lucifer en personne ? »

Heliaktor (agacé)

–          « Non bien sûr ! Mais cette sente est la plus pentue vers l’abîme. Et puis… je le sais, c’est tout ! Ne perdons pas de temps »

28.24 Après cette réplique cinglante, chacun s’engouffre dans un boyau sensiblement plus abrupt que le précédent.

28.25 Plusieurs scènes se succèdent alors montrant les différentes étapes d’un périple de plus en plus difficile car la pente s’accroît, le diamètre du corridor diminue, et un vent assez fort commence à bousculer les hardis explorateurs. Seuls points positifs, la température reste constante et la luminosité exsudée par les parois est suffisante.

Mais les roches au sol et les arêtes aux murs freinent la progression et blessent de temps en temps les compagnons de l’arcturien.

28.26 Astrée s’arrête un instant, ce qui provoque un embouteillage car Sophonisba et Taskhäärh la heurtent immédiatement.

Astrée

–          « Heureusement que Castor et Pollux ne nous accompagnent pas. Ils auraient déjà plongé dans l’abîme depuis longtemps »

Le BROUHAHA du vent s’accroissant encore, elle se tait et reprend la route.

28.27 Quelques très brèves images dédaléennes se succèdent encore (moins de dix secondes).

Soudain le naufragé s’arrête juste à l’aplomb d’une corniche surplombant un paysage fantastique se déroulant dix à quinze kilomètres en a-pics sous eux.

28.28 INTERIEUR – ENFERS – NUIT

D’une beauté austère et inquiétante, le panorama gisant à leurs pieds est dantesque.

Plusieurs fleuves d’un rouge sang dévoré par des braises ardentes sinuent au creux de l’abîme, formant un entrelacs complexe de miroitements intenses et de zones lagunaires aux reflets estompés et malsains. Des reflets mercuriels exacerbent encore la ténébrosité du lieu.

Les cavités situées sous eux sont colossales et susceptibles d’abriter des astéroïdes géants.

28.29 Pétrifié, Heliaktor montre l’horizon en contrebas.

Heliaktor

–          « Regardez ! »

Céladon (effaré)

–          « Par Satan ! »

Ils demeurent tous muets, fixant désespérément l’abîme tout en se demandant si ces cavités monstrueuses sillonnées de fleuves de sang constituent bien l’étape salvatrice tant espérée par Amaranth.

Emmïgraphys est la première à réagir. Elle montre un point très lumineux à la confluence de deux fleuves tapissés de reflets violine et indigo. Puis elle commence :

Emmïgraphys

–          « Je me demande si ce… »

28.30 La sentinelle n’a pas le temps de finir sa phrase car un vent cyclonique les emporte tels des fétus de paille, tout en les entraînant vers les abysses tapis 15 000 mètres plus bas.

D’une violence insensée, cette tornade les éparpille comme des feuilles mortes battues par le vent. Malgré ses capacités de lévitation, Centipède ne peut résister et tombe avec ses compagnons

28.31 Quelques scènes saccadées illustrent cette incroyable chute tourbillonnante qui a le bon goût de ne pas être trop violente. Ceci leur permet d’atteindre le lacis de rivières infernales sans dégâts apparents et avec juste quelques ecchymoses.

28.32 Ils heurtent le sol en ordre dispersé.

Heliaktor, Sophonisba et Centipède sont assez proches les uns des autres et se situent sur la même rive d’un large fleuve boueux formant une boucle étroitement resserrée.

28.33 A l’intérieur de ce même cingle, mais sensiblement plus loin, Emmïgraphys, Astrée et le reptile géant pataugent dans un limon brun et lie-de-vin dont l’origine est douteuse.

28.34 Céladon enfin est beaucoup plus loin sur une rive opposée.

28.35 Après avoir vérifié que chacun est indemne, ils se regroupent lentement alors que Centipède récupère le pâtre qui s’accroche à sa carapace afin de se faire tracter.

Faisant la moue et jetant un regard circulaire autour d’elle tout en caressant la tête engluée de boue de Taskhäärh, la courtisane vénitienne commence :

Sophonisba

–          « C’est charmant ici ! Nous ne remercierons jamais assez Heliaktor pour ce choix judicieux »

Déconfit et marri, l’arcturien ne dit rien. Il cherche fugacement un réconfort auprès d’Emmïgraphys, mais le regard foudroyant de la sylphide le désarçonne un peu plus.

Taskhäärh (en grondant)

–          « Que fait-on dans cette boue ? »

28.36 La bergère enfonce le clou tout en élargissant le champ de vision d’un mouvement circulaire du bras qui délimite cet horizon marqueté d’abîmes, de braises et de sang.

Astrée

–          « Que va-t-on faire surtout ? Où aller ? »

L’amante de Céladon montre alors les immenses cavités qui ressemblent étrangement à l’intérieur d’une baleine géante. Pour les descriptions plus détaillées, voir le roman.

Brutalement, l’héroïne d’Honoré d’Urfé lève la tête…

28.37 Elle contemple un instant le firmament, puis s’évanouit !

Tombant telle une fleur ployant sous l’orage, elle s’effondre dans la boue et Céladon s’empresse de la relever.

28.38 Alors que le bouvier tapote les vêtements d’Astrée afin d’éliminer le limon rougeâtre qui souille la robe de mousseline capucine et lilas, les autres regardent à leur tour.

Sophonisba et Emmïgraphys

–          « Mon Dieu ! »

Taskhäärh

–          « Quelle abomination ! »

Surplombant son ami, le Daëdalus fait lentement vibrer les voiles translucides ourlant sa carapace.

Centipède

–          « Ce fut une terrible erreur de venir ici… »

28.39 Sans répondre, Heliaktor vacille, puis il se met à genoux. Se prenant la tête entre les mains, il commence à gémir.

28.40 Remontant le long des parois immenses et des colossaux arcs-boutants architecturant cette cavité cyclopéenne, on découvre alors l’effroi absolu…

La première vision est très belle, puisque l’ensemble de ce firmament lithique est composé de gigantesques diamants. Mais quels diamants !

Ces gemmes effilées sont constellées chacune de milliers de piques dardées dans tous les sens. Et chacune de ses piques empale des centaines d’êtres issus de tous les mondes connus. On reconnaît naturellement des humains, des Tonaxares, des Daëdalus, mais surtout des trillions et des trillions de créatures de toutes origines qui perdent leur sang et crucifient leur âme dans des souffrances innommables.

28.41 Chaque supplicié s’illumine d’une sourde luminosité rubigineuse qui le transforme en torche vivante. L’horreur ultime…

Et c’est le sang de ces malheureux qui alimente et féconde les sept fleuves infernaux qui sinuent paresseusement en se gorgeant de la vie qui s’échappe ainsi, lentement, posément, mais qui ne disparaît jamais afin que souffrance et damnation soient éternelles.

28.42 Emmïgraphys est la première à reprendre ses esprits, elle se tourne vers le naufragé et crie :

Emmïgraphys

–          « Pourquoi ces souffrances ? Ces tortures ? Pourquoi nous avez-vous entraîné ici ? Pourquoi ? »

Heliaktor (halluciné)

–          « Je ne sais pas. Je ne sais plus… »

Astrée (en s’éveillant après son évanouissement)

–          « Vous aviez raison. Maintenant nous sommes vraiment en Enfer »

Sophonisba (hors d’elle)

–          « Et nous sommes vraiment damnés ! Bravo ! Quel fabuleux exploit ! Amaranth, je ne sais pas comment le dire… »

Centipède

–          « Ne le dites pas. Tout le monde souffre ici »

Sophonisba (s’apaisant un peu)

–          « Tu as raison Centipède. La colère m’aveugle. Nous sommes à plaindre, mais ma compassion s’exprime surtout envers tout ces êtres qui souffrent silencieusement »

Céladon (enlaçant Astrée)

–          « Le plus étrange, le plus révoltant, c’est que ces créatures brillent comme si chacune abritait en son sein un éternel brasier »

Astrée

–          « Cette lumière les consume de l’intérieur, sans cesse, sans repos. Depuis des millénaires peut-être »

28.43 N’y tenant plus, Céladon doit s’écarter afin de soulager son estomac dans les palus avoisinants.

28.44 Il revient, un peu penaud.

Taskhäärh (battant le limon ensanglanté avec sa queue)

–          « Qu’allons-nous faire ici ? »

Sophonisba

–          « Devrons-nous demeurer à jamais dans ce cloaque où la souffrance et l’abjection sont les seules règles ? »

28.45 Amaranth ne répondant à aucune question, la sentinelle poursuit :

Emmïgraphys

–          « Quelle était votre ambition réelle en nous conduisant ici ? »

Heliaktor (soupirant)

–          « Trouver l’origine de notre odyssée. Et en découvrir l’issue… »

Emmïgraphys (empourprée)

–          « C’est gagné ! Nous avons trouvé le chemin des Enfers et nous y demeurerons à jamais ! Spectateurs passifs du châtiment final, nous attendrons que les siècles se consument en observant toutes ces créatures suppliciées. C’était une idée vraiment originale ! Géniale même ! »

Sophonisba (très remontée elle aussi)

–          « Ce n’est pas à une ordalie que nous allons assister, mais à un massacre des innocents ! »

Heliaktor baisse la tête, prouvant ainsi qu’il ne peut rien réfuter…

Astrée

–          « Notre longue errance pouvait nous conduire vers un chemin de lumière et de connaissances. Avec nos amis Hormisdastes, nous pouvions tous ensemble ensemencer un monde nouveau organisé autour de l’harmonie et célébrant l’amour. Mais non, ton obstination a détruit ces espérances. Et pour quel résultat ! »

Emmïgraphys

–          « Une descente aux Enfers sans billet de retour ! Nous voici désormais à la confluence du Styx et du Cocyte. Nous pontifions sous une voûte constellée de damnés. Et ceux-ci hurlent silencieusement une tragédie infinie le long des rives de l’Achéron ! Je m’attends à chaque instant à voir se profiler la silhouette de Charon dans sa lugubre barque »

Centipède

–          « Le voici en effet »

Après un silence, le Daëdalus reprend en s’agitant frénétiquement :

Centipède

–          « Mais je ne l’imaginais pas ainsi… »

28.46 Ils se retournent tous dans la direction indiquée par Centipède et demeurent pétrifiés.

28.47 De la rive opposée, une barque arrive lentement sur l’onde. Avec de hauts bords ciselés dans un métal inconnu, l’embarcation est élégante. Moins que sa passagère toutefois.

Une étonnante créature nimbée d’une lumière semblant venir d’un zénith invisible se dresse au centre du frêle bateau. Moirée de lumière parme et violette, sa robe semi-translucide révèle sans ambiguïté qu’il s’agit d’une femme. Grande, mince, elle porte arrogamment cette longue robe assez décolletée et qui s’orne de plusieurs cristaux partant du cou et qui forment de longues spires élégantes se finissant à l’extrémité des seins. Ciselé dans l’or le plus pur, un diadème ceint son front.

Sa longue chevelure argentée, presque éblouissante, renforce encore le caractère « surnaturel » de cette créature apparemment angéliale, alors qu’elle vit aux Enfers…

Heliaktor (en bafouillant)

–          « On dirait une Madone peinte par le Parmesan… »

Céladon (un peu niaisement)

–          « Cette créature n’est pas le nocher psychopompe qui officie aux Enfers ? »

Astrée (en lui donnant un coup de coude)

–          « Tout le monde l’avait remarqué ! »

28.48 La barque chemine seule, sans rame et sans autre moyen de propulsion visible. Elle franchit rapidement le fleuve charriant des flots de sang.

Puis l’embarcation s’immobilise au milieu d’un petit bosquet d’herbes rugueuses.

28.49 D’une virevolte élégante et rapide, la créature enjambe souplement le rebord, révélant ainsi une jambe parfaitement fuselée et une peau très blanche, presque soyeuse.

Le naufragé et ses compagnons demeurent figés, observant la créature infernale qui s’avance lentement vers eux.

Afin de ne point provoquer sa colère ou une éventuelle réaction de peur, Centipède s’est posé au sol et le reptile géant s’est dissimulé derrière ses amis humains.

28.50 Sans se soucier des autres membres du groupe, la femme moirée de lumière pastel se campe devant Heliaktor. Muette, la déesse des Enfers le regarde. Amaranth noie son regard dans celui de cette fée luminescente dont l’apparence est si élégante, si pudique.

Cette chaste réserve ne dure qu’un instant, car la créature exprime immédiatement par son regard libertin des sentiments sensiblement plus luxurieux.

28.51 Joignant le geste au langage des yeux, elle s’approche encore et glisse sa jambe gauche entre celles de l’arcturien.

Décontenancé, ce dernier observe de très près la peau de ce succube à la lubricité outrée. Sous le derme, des paysages en abîmes se multiplient. Contemplant sa peau satinée, il découvre soudain des montagnes, des océans, des planètes, des galaxies…

28.52 Brutalement, elle se recule d’un pas.

Sans accomplir le moindre geste, elle fait glisser sa longue robe qui tombe à ses pieds en corolle, tel un serpent lové.

28.53 Totalement nue désormais, elle élève lentement les bras et enlace l’arcturien, fixant son regard lumineux et absent en même temps dans les yeux du malheureux. Sa peau s’illumine de l’intérieur et irradie une tendre lumière argentée.

Subjugué, il se laisse faire.

La créature frôle son nez, caresse son torse avec la pointe de ses mamelons durcis.

28.54 Puis elle ouvre la bouche.

Heliaktor en fait de même….

C’est à cet instant précis que la créature entre en lui. Sa langue, d’une taille humaine pendant les deux premières secondes du baiser, s’allonge monstrueusement.

28.55 Avant même que ses amis puissent intervenir, une lumière aveuglante inonde le corps du naufragé, déchiquetant chaque cellule de son corps en autant d’explosions nucléaires. En un milliardième de seconde il comprend qu’il va mourir.

28.55 Le paysage se noie dans une lumière éblouissante dont la blancheur déchire l’esprit.

28.56 Une EXPLOSION, des CRIS, une formidable injonction : « VA ! ».

Et l’Univers explose…

28.57 INTERIEUR – CHRYSAÖR – NUIT

On se retrouve à l’intérieur du Chrysaör. Tous les compagnons d’Amaranth sont encore vautrés au sol. Castor, Pollux, Amalthée et Penthésilée les observent, stupéfaits…

28.58 Puis ils se relèvent. Heliaktor, Céladon et Astrée, rampent jusqu’à un fauteuil, alors que les deux autres femmes se redressent avec un peu plus de vivacité. Taskhäärh grommelle avant de se coucher près du siège de Sophonisba. Celle-ci lui caresse le sommet de la tête.

Telle une carpette bousculée par le vent, Centipède parvient enfin à voleter un peu.

28.59 Puis, sagement, il s’installe comme à l’accoutumée entre les pattes avant du reptile géant.

Emmïgraphys calme ses serpents, très agités après une pareille expérience.

28.60 Pollux s’approche en cahotant.

Pollux

–          « Vous allez… bien ? »

Centipède

–          « Très bien ! Lorsque l’on revient vivant de l’Enfer, même si ce lieu méphitique n’est que l’allégorie des désarrois d’un être humain, on se sent beaucoup mieux »

Heliaktor (maussade)

–          « L’être humain dont parle Centipède… c’est moi ! »

Sophonisba

–          « L’idée d’Amaranth était pertinente, mais… »

Heliaktor

–          « Mais ? »

Sophonisba (souriant faiblement)

–          « Ne refais plus jamais cela ! »

Heliaktor

–          « J’ai compris l’avertissement mes amis. J’ai aussi compris le message de mon inconscient »

Emmïgraphys (en remettant de l’ordre dans sa chevelure)

–          « Vos conclusions ? »

Heliaktor

–          « Désormais je chercherai toujours le meilleur en guise d’issue, et non le pire »

Chacun profite un instant de la lucidité envoûtante du propos.

Emmïgraphys

–          « Excellente nouvelle ! »

Heliaktor (d’une voix plus faible)

–          « J’espère ainsi éveiller enfin la lumière qui est en moi. Mon ambition sera de la transformer en brasier purificateur afin que toute cette boue, ces souffrances et ces peurs disparaissent. Mais j’aurai besoin de vous mes amis »

Emmïgraphys (en le serrant dans ses bras)

–          « Nous vous aiderons Amaranth ! Je vous le jure »

28.61 La lumière s’estompe lentement alors que tous ses amis convergent vers lui.

28.62 Pendant une quinzaine de secondes on les voit encore s’embrasser, formant ainsi une chaîne d’union particulièrement émouvante et solide.

Ce geste fraternel est essentiel car le chemin à parcourir est immense…

28.63 Puis l’obscurité gagne le Chrysaör.

Une descente aux Enfers…

Les Enfers selon Monsu Desiderio

Comme nous l’avons déjà précisé ici, en écrivant notre premier roman : « Cathédrales de brume » nous avons simultanément écrit le scénario d’un film qui pourrait s’inspirer de cette intrigue déroutante.

C’est ce scénario qui est actuellement entre les mains du réalisateur Jan Kounen.

Afin de vous montrer in situ les convergences (sur le fond) et les divergences (sur la forme) existant entre le roman et le scénario, nous vous proposons un exemple en mettant en parallèle la différence de traitement autour d’une même péripétie.

Il s’agit du chapitre 29. Cela fait plus de 600 000 ans que le naufragé de l’espace erre dans le cosmos (entre notre galaxie et celle d’Andromède), tout en s’immergeant dans les arcanes de sa propre psyché.

Il décide de faire le grand saut en descendant… aux Enfers !

Ce premier article reprend le texte intégral du chapitre extrait du roman. Le suivant sera constitué de la même scène dans la version cinématographique.

Bonne lecture…

Miroitante sous l’astre blême, la mer était noire. D’un noir de jais.  

La lourde barque ventrue glissait lentement sur l’onde qu’un pâle éclat sublunaire illuminait à peine. Loin devant, l’inquiétante silhouette d’une île solitaire et lugubre se découpait progressivement. Ombre dans la nuit, jaillissante comme un glas ébranlant l’épouvante d’un crépuscule sans fin, elle portait en son cœur une lumière blafarde rehaussée de reflets citrins.

Bizarrement courbé à l’arrière de l’esquif, un être à la carrure monstrueuse caressait machinalement ses membres déformés. Vision d’épouvante dans un monde sans horizon, sans avenir, sans origine, la sépulcrale apparition pontifiait au milieu de nulle part, rayonnant d’une beauté vénéneuse. Les fantômes blêmes voguant péniblement vers ce rocher surgit du Néant, étaient assurément des damnés, des fous, ou les pires scélérats que l’univers eut jamais engendré en son sein.

A moins que ces silhouettes fuligineuses ne soient simplement des désespérés en proie à l’hébétude la plus absolue.

Au centre de la barque vélivole trônait un catafalque immaculé. Celui-ci dissimulait une ombre allongée se prolongeant d’une queue puissante et caparaçonnée d’écailles rutilantes. Un crocodile géant. Ses dimensions inhabituelles risquaient de provoquer à chaque instant le chavirement intempestif de la sombre chaloupe glissant lentement sur l’onde.

Charbonneuse, altière, l’île était encerclée de falaises abruptes sur deux de ses côtés. La partie centrale s’évasait, révélant ainsi une plage sombre et inquiétante. Encerclée par l’hémicycle rocheux, celle-ci s’offrait impudiquement au regard atterré de l’insensé osant croiser en ces eaux méphitiques. Le centre et l’arrière de l’infernal fanal étaient occupés par des arbres inclinant leurs faîtes effilés, comme si la caresse appuyée d’un aquilon violent soufflait toujours dans le même sens, courbant obstinément ces gardiens austères.

Les végétaux dressant impunément leurs cimes décharnées étaient des cyprès, l’arbre des cimetières et des charniers. Et l’île était… l’île des Morts !

Fusant continûment de plusieurs ouvertures rectangulaires taillées directement dans la roche, la lumière glaciale s’exhalant de ces bouches béantes synchronisait cyniquement la froidure du trépas et l’ardeur de flammes lucifériennes. Oxymore visuel et sensitif, cette lueur étiolée était à n’en pas douter un signal de l’au-delà. Un message de mort tranquille dirigeant implacablement les malheureux qui osaient encore errer vers ces contrées où l’espoir s’étiole, où la vie n’a plus court.

Effroyable prémices d’un voyage sans fin, cette île était toute empreinte d’une mélancolie qui effrayait et fascinait à la fois. 

C’est ainsi qu’Amaranth et ses compagnons se préparaient à outrepasser enfin ces portes d’airain que l’on ne franchit qu’une fois. Un aller simple pour la plus éprouvante des expériences : la déchéance ultime. Mais pourquoi ?

Et pourquoi ces crêts minuscules, impertinents, translucides, qui s’érigeaient désormais au niveau des omoplates de l’arcturien ? Pourquoi ces plaques osseuses en forme de harpons dardés sur son dos courbé par l’effort ? Pourquoi ?

À bord de la fragile embarcation pansue dont la lenteur exaspérait Astrée et Sophonisba, le naufragé n’était point seul. Il ramait en compagnie de Céladon.

Ce dernier soufflait comme un bœuf en raison de la lourdeur des deux longs pieux de bois qu’ils devaient plonger dans une mer obscure toujours grouillante d’une vie inavouable et meuglante de borborygmes dont la seule origine faisait frissonner les plus téméraires. La bouvière maugréait sans repos à leur côté, portant sur l’épaule droite un papillon multicolore et bavard. Moins virulente, la courtisane vénitienne se contentait de fixer hypnotiquement les quelques traces lumineuses qui dansaient au loin, caricaturant un brasier consumant quelques sorcières impies. Grossièrement dissimulé sous un fin voile de lin d’une blancheur virginale, Taskhäärh grommelait lui aussi, singeant absurdement le catafalque d’un défunt imaginaire. Il persévérait toutefois à bloquer ses muscles puissants, aidant ainsi à la confluence obscène du monstrueux et du magique.

Seul à l’arrière, Centipède avait éprouvé moult difficultés avant de s’enrouler très inconfortablement dans un recoin malodorant constituant l’extrémité arrondie de l’embarcation brinquebalante. Les excroissances bourgeonnant hideusement sur les épaules et le dos d’Heliaktor lui giflaient par moment la carapace, mais il demeurait stoïque. Délicatement accrochée à une partie surélevée de la poupe, une clochette en bronze surplombait le Daëdalus. Elle tintinnabulait sinistrement à chaque clapotis un peu plus accentué, appelant peut-être à l’aide quelques succubes ou néréides renégates.

–           « Nous n’allons pas accoster sur cette île de malheur ! » s’indigna Astrée dont le visage était balayé par les longues boucles de sa chevelure ébouriffée par le vent.

–           « Si ! » asséna le naufragé, s’exprimant d’une manière de plus en plus laconique depuis que ce projet insensé avait germé dans son cerveau enfiévré par l’attente.

–           « Nous ne pouvons faire autrement, soupira Emmïgraphys en agitant ses ailes. Cette solution est la seule. Qu’elle qu’en soit l’issue nous serons au moins fixés sur notre sort. L’hypothèse d’Amaranth sera confirmée ainsi, ou totalement balayée »

Les yeux rivés sur cette masse sombre et sur les rectangles de lumière se dressant de part et d’autre, le pâtre ramait frénétiquement, poursuivant son effort avec l’énergie du désespoir. C’était principalement la vaste ouverture située à la gauche de l’île qui captait son attention. Très haute, d’une clarté livide et brûlante à la fois, elle exsudait des souffles prémonitoires constituant un inaudible appel vers un univers d’horreurs absolues et d’indicibles souffrances.

Lorsqu’ils furent à moins de cent mètres du rivage, l’étrange luminosité grège et mordorée illuminant certaines parties de l’île tomba brutalement sur eux, les nimbant sataniquement.

Chacun attendit le sarcasme, le cri de joie ou d’horreur qui devait normalement jaillir à cet instant. Mais il n’en fut rien. La clarté sépulcrale se contentait d’accompagner les inconscients voyageurs vers le cœur de l’île.

Vers un destin souhaité par le naufragé et craint par ses acolytes. Vers la Mort.

–           « Je n’ai point entendu de hurlements diaboliques, de bruits de chaînes ou de suppliques de damnés ? » murmura Sophonisba en réprimant un tremblement.

–           « C’est normal, confirma Emmïgraphys. Nous ne sommes pas encore à l’orée du gouffre. L’entrée se situe probablement près de l’ouverture verticale qui se découpe sur la gauche de l’île »

Personne ne lui répondit car l’équipage observait avec avidité les quelques mètres les séparant encore de la rive marbrée d’écumes. Et quel équipage ! Un papillon inquiet voletant désespérément d’une épaule à l’autre, une longue créature plate ayant perdu toutes ses belles couleurs sous la clarté livide d’un monde hors du temps. Tout près, frissonnant de froid, deux bergers atterrés regrettaient avidement le monde bucolique et tranquille imaginé pour eux par Honoré d’Urfé. À leur côté, une arrogante courtisane tentait d’accrocher quelques escarboucles supplémentaires à sa somptueuse chevelure cuivrée, mais les voiles anthracite qui tapissaient la mer ne s’y prêtaient guère. Se redressant enfin, un crocodile géant né dans les brumes lagunaires du dévonien entrouvrait une gigantesque gueule, ses dents acérées semblant défier d’obscures divinités.

Complétant cette maigre horde rigidifiée par la bise, Amaranth Heliaktor. Ou du moins une atroce réplique. Sa silhouette altière s’était progressivement affaissée au fil des millénaires. Les taches discrètes piquetant ses bras 350 000 ans plus tôt, laissaient désormais la place à de multiples turgescences hérissonnant ses membres, ses épaules et son dos. Blême, émacié, fragile, seuls une volonté de fer et son regard de braise indiquaient encore la vigueur d’une énergie confinant désormais à un lourd désespoir en marche.

C’est lorsque des aigrettes de lumière ténue commencèrent à se développer sur ses épaules et le long de ses omoplates, qu’il prit cette invraisemblable décision : descendre aux Enfers !

Ses amis tentèrent de le décourager, lui expliquant que cela était impossible en raison de l’absence totale de confirmation de l’existence de l’Enfer, comme celle du Paradis par ailleurs.

–           « Le Paradis et l’Enfer sont en chaque être vivant conscient, affirma maintes fois Emmïgraphys en essayant de lui faire reprendre raison. Les êtres humains sont opaques à eux-mêmes. Ils sont capables de commettre simultanément des actes si merveilleux, ou si abjects, qu’on ne peut qu’admirer leur propension naturelle à l’élévation spirituelle, puis à la déchéance. Les notions de Paradis et d’Enfer sont viscéralement en vous. Ange et démon, vous êtes l’un et l’autre Amaranth ! »

–           « Nous sommes tous un Jardin d’Eden où coulent des rivières de sang » surenchérissait Astrée avec une lucidité effrayante pour un personnage de roman pastoral.

Mais rien n’y fit. S’obstinant suicidairement, le naufragé prétendait qu’une quête effrénée de l’Enfer était la seule issue possible à sa lente métamorphose. Taskhäärh intervint alors en lui demandant comment il espérait atteindre l’Enfer.

Amaranth ne fut point prit de court, démontrant ainsi que ce projet insensé mûrissait en lui depuis fort longtemps.

–           « Pour atteindre les Enfers il faut une Porte » affirma-t-il sans sourciller.

–           « C’est certain, admit le reptile. Et comment comptes-tu procéder ? »

–           « Je vais en créer une »

Ses compagnons commencèrent à douter de ses facultés mentales.

Il les désarçonna sans coup férir.

–           « L’imaginaire et le domaine artistique nous donnent une excellente base de travail »

–           « Pouvez-vous préciser ? » s’étonna la sentinelle.

–           « D’innombrables peintres ont dépeint les Enfers, Hieronymus Bosch demeurant sans doute le plus célèbre de tous »

–           « Vous voulez recréer les triptyques de Bosch ? » s’étouffa Emmïgraphys en battant confusément des ailes.

–           « Non ! J’ai évoqué une Porte, et non une déambulation au sein d’Enfers déjà imaginés et peints par un autre homme. Aussi talentueux soit-il »

–           « Alors ? » s’obstina Astrée, tout en caressant Amalthée qui frôlait ses jambes gainées de soie incarnate.

–           « L’île des Morts »

–           « L’île des… Morts ? »

–           « Oui. C’était un thème traité au XIXe siècle par un peintre très connu à cette lointaine époque. Il s’appelait Arnold Böcklin. Il conçut cinq représentations de cette Île des Morts »

–           « Je connais ces tableaux confirma l’ondine électronique. Le plus célèbre est sombre et très beau. Mais que vient-il faire ici ? Vous ne comptez pas aller aux Enfers en vous glissant dans un tableau ! »

–           « Pourquoi pas ! ricana-t-il. Plus sérieusement, je compte bien architecturer une cathédrale de brume d’un type particulier et inédit pour nous »

–           « C’est à dire ? » entonnèrent en chœur les deux pâtres et l’hétaïre.

–           « Je vais texturer cette Île des Morts en respectant l’image que Böcklin nous en a donné. Puis, lorsque nous aurons abordé les rivages de cette sombre île amphithéâtrale, nous sinuerons à l’intérieur et plongerons dans l’abîme »

–           « Mais pourquoi ne pas utiliser alors un processus plus naturel, telle la bouche d’un volcan ou un abysse sans fond ? s’obstina Astrée. Ce serait beaucoup plus logique »

–           « Je sais. Mais dans la tradition antique, l’immense majorité des êtres s’abîment directement dans les gouffres infernaux, alors que certains élus aboutissent dans une île hors du Monde. Ile qui constitue alors une sorte d’enclos sanctuarisé »

–           « Et nous sommes des élus selon ton analyse ? » questionna sournoisement Sophonisba.

–           « Oui. L’étrangeté de notre périple, ainsi que le caractère surréel et parfaitement inhumain de cette folle épreuve, démontre que nous avons été choisis dans le but d’accomplir une destinée hors du commun »

Personne ne fut en mesure d’infirmer cette affirmation. La sentinelle et le Daëdalus avaient trop longuement martelé que cette quête était exceptionnelle et que l’avenir du naufragé était unique dans toute l’Histoire de l’humanité.

Ceci corroborait partiellement, hélas, cette analyse un peu trop élitiste.

–           « Et vous pensez vraiment que cela fonctionnera ? Qu’un simple franchissement d’une porte picturale nous fera basculer en Enfer ? » s’étonna Centipède en oscillant frénétiquement entre trente couleurs différentes avant de se figer à la lisière du vermillon et de la pourpre cardinalice.

–           « Je ferai le maximum »

Cette réponse abrupte sanctionna leur avenir.

Dès lors, l’exilé du temps travailla sans relâche à l’élaboration de cette cathédrale. Pour la première fois depuis plus d’un demi million d’années il concevait le début de son architecture virtuelle, laissant au seul destin le soin d’en édifier la suite.

Ses amis ne pouvant se résoudre à l’abandonner à la confluence du désespoir et de la folie, ils abordèrent donc l’Île des Morts tout en maugréant.

Les derniers mètres furent délicats car le clapot était important. La cloche s’époumonait au-dessus de Centipède et l’eau était glacée. Après quelques gesticulations maladroites, et presque comiques dans un cadre aussi austère, ils parvinrent enfin à accoster. Céladon et l’arcturien tirèrent la lourde barque. Puis ils l’accrochèrent soigneusement à un rocher émergeant juste à côté. Cette précaution était surprenante dans l’optique d’un voyage sans retour. Mais l’âme humaine est paradoxale. Et prudente.

Quelques secondes plus tard, Amaranth prit la tête de la petite troupe, suivi comme son ombre par Sophonisba et Taskhäarh. Un peu plus loin, toujours survolés par le papillon multicolore, les deux bergers claudiquaient dans le sable marbré de reflets inquiétants. En lévitation permanente, Centipède complétait le défilé des pénitents. Ils scrutèrent une dernière fois le ciel obscur.

Nulle étoile, nul oiseau ici. Seul un éclat brutal et froid surgissait au firmament, sans qu’il soit possible de présumer s’il s’agissait d’un soleil éloigné, d’une errance de la lune ou d’une source luciférienne.

–           « Nous allons où ? » s’informa la courtisane, tout en réfrénant difficilement de longs frissons grumelant sa peau.

–           « Grimpons cette petite colline située à gauche. Elle semble aboutir directement à la grande ouverture lumineuse s’entrouvrant devant nous »

–           « Tu crois réellement que c’est l’entrée des Enfers ? » sursauta Astrée.

–           « Je n’en sais rien. Mais un sentiment confus guide mes pas dans cette direction »

–           « Suivons donc ce sentiment confus » soupira le papillon électronique.

L’île était très impressionnante en arrivant du large en raison de sa structure hémicyclique encerclant des bosquets de cyprès particulièrement lugubres. Eclairées de l’intérieur, sans qu’aucun être vivant n’habite cet îlot de ténèbre et d’effroi, les ouvertures blêmes déchirant la nuit exacerbaient encore la confusion et l’angoisse.

Mais lorsque l’on avait abordé le rivage englué de nuit, on constatait que cette Île des Morts ne faisait guère plus de cinq cent mètres de diamètre.

Cinq minutes plus tard ils arrivèrent près de l’échancrure de lumière.

L’atmosphère était glaciale sur l’onde. Elle était plus froide encore sur l’île, et les efforts nécessaires pour atteindre le sommet de la colline étaient insuffisants à réchauffer les corps et les âmes. L’ouverture béante distillant une brume inquiétante, de longues aiguilles de glace griffèrent la peau des imprudents voyageurs.

Même le crocodile s’ébroua. Les deux pâtres frissonnèrent, puis se massèrent mutuellement les bras et les épaules en essayant de glaner ainsi quelques maigres degrés supplémentaires. Hébété, le naufragé ne songeait point à lutter contre la glace. Il était fasciné par ce rectangle de lumière mordorée, languissant appel à un funeste trépas.

–           « Allons-y ! » intima-t-il, sans recevoir d’échos enthousiastes.

Ses amis franchirent le détroit de lumière à sa suite.

La première partie de la descente fut aisée car la sente était en pente douce, suivant une courbe élégamment spiralée ne posant nul problème. Mais dès les premiers mètres l’atmosphère s’épaissit, devenant rapidement étouffante. Des nuées opaques les enveloppèrent, provoquant des sensations hallucinantes se nourrissant d’une incoercible angoisse. Taskhäärh était mal à l’aise. Rampant au sol et étant myope, il devait coller sa mâchoire massive le long des talons de Sophonisba au risque de faire trébucher sa compagne d’éternité.

La déclivité s’accentuant, les couleurs ambiantes s’assombrirent, sublimant une lumière noctifère reflétée par les parois rehaussées de diamants.

Une première porte d’airain vint obturer le passage. Hypnotiquement guidé, Amaranth posa sa paume droite sur un motif de serpents entrelacés. Les lourds vantaux s’écartèrent, laissant une place suffisante au petit groupe. Puis le chemin s’étrécit rapidement, obligeant Centipède et le crocodile à se faufiler entre les parois luisantes, toujours tapissées de scléroclases ensanglantées et d’onyx d’un noir de jais.

–           « Si cela continue, souffla Centipède, je ne pourrais plus passer »

–           « Ne t’inquiète pas, rassura l’arcturien. Les portes de l’Enfer sont ouvertes à tous… quelque soit la corpulence, le nombre de bras, de torses ou de têtes »

–           « C’est parfait, plaisanta Astrée. Nous rencontrerons peut-être l’Hydre de Lerne »

–           « Ou les monstrueuses créatures peintes par Piero di Cosimo » se remémora avec amertume Emmïgraphys, en songeant à leur vieux camarade dissout dans les arcanes du temps.

Les craintes du Daëdalus s’apaisèrent car le chemin s’élargit à nouveau. Les chemins plutôt, car ils aboutirent rapidement à un carrefour impressionnant, nœud gordien d’où jaillissaient trente sentiers différents, tous très sombres, tous tortueux, tous embrumés de nuées rougeoyantes.

Fort heureusement la température était redevenue acceptable, sans que cela puisse tempérer de légitimes frayeurs face à cet invraisemblable écheveau de routes potentielles.

–           « Où allons-nous maintenant ? » s’inquiéta Sophonisba.

–           « Ici » répondit simplement Amaranth en montrant un layon parmi les autres, ni plus grand, ni plus lumineux que les différents corridors béants autour d’eux.

–           « Et pourquoi celui-ci, plutôt que celui-là par exemple ? » s’offusqua le papillon en s’envolant ostensiblement dans une autre direction.

–           « Je sais que le bon chemin, le plus direct en tout cas, est celui-ci »

–           « Vous êtes donc guidé par une voix qui vous dit : « c’est ici ou c’est là » ? Est-ce Satan en personne ? »

–           « Non bien sûr. Mais ce chemin est le plus pentu vers l’abîme. Et puis… je le sais, c’est tout ! Ne perdons pas de temps »

Subjugués par l’assurance de l’arcturien à la silhouette éternellement cristée, ses amis emboîtèrent le pas, entamant alors une éprouvante descente vers des abysses inconnus.

La première partie du périple caverneux s’était passée commodément en raison d’une luminosité suffisante et d’un dévers raisonnable. Il en était tout autrement désormais. Le chemin arbitrairement sélectionné par Héliaktor était une syringe abrupte décorée de glyphes hideux, un puits sans fond béant sous leur pied.

Ce préambule aux Enfers symbolisait crûment leur avenir proche.

Dès les premières minutes ils comprirent la difficulté. Des rugosités minérales jaillissaient sous leurs pas, déchirant l’air de leurs supplications grotesques. Entamant une gigantesque spirale orientée presque à la verticale, le gouffre meuglait, vrombissait, rugissait. Un souffle brûlant remontait des entrailles de la roche, expulsant miasmes et fragrances acides qui piquaient les yeux et le nez.

Emmïgraphys s’était accrochée au sein des annelures délicates tramant la chevelure de la bergère, y trouvant là un abri très provisoire. Centipède lévitait calmement, mais il en était naturellement tout autrement pour Taskhäärh, la courtisane, les deux pâtres et le naufragé.

–           « Heureusement que les deux brebis, ainsi que Castor et Pollux, sont sagement restés cloîtrés entre les parois sécurisantes du Chrysaör » songea Astrée.

Il aurait été effectivement impossible d’entraîner les peureuses agnelles et les nautiles géants dans une semblable aventure. Celle-ci devenait suicidaire pour les six inconscients partis en quête de l’improbable. À chaque pas la roche se dérobait, glissait ou déchiquetait.

À chaque pas le souffle méphitique venu de l’abîme entraînait une toux sèche et saccadée, des pleurs acidifiés par les vapeurs environnantes ou de sourds bourdonnements dans les oreilles. Chaque pas était un labeur difficile. Chaque pas était un calvaire.

« Le Paradis se mérite » disait-on parfois, mais personne n’aurait imaginé devoir un jour prononcer cette phrase absurde : « l’Enfer se mérite aussi ! ». Pourtant, c’était exactement ce que pensaient actuellement les amis d’Amaranth. Courbés, attentifs à chaque enjambée, ils s’obnubilaient sans cesse sur les traces presque impalpables de leurs compagnons.

Après d’innombrables chutes, le naufragé s’arrêta brutalement au bord d’une petite corniche formant un fragile encorbellement surplombant le vide. Il fut rapidement rejoint par la petite cohorte d’éclopés, massant à tour de rôle leurs membres noués par l’effort et tapotant un réseau diffus d’égratignures excoriant leurs mollets et leurs bras.

–           « Regardez en bas ! » glapit l’arcturien.

–           « Par Satan ! » s’étrangla Céladon, réalisant au même instant le caractère prémonitoire et presque incantatoire de son exclamation.

Une quinzaine de kilomètres en contrebas, sinuaient plusieurs fleuves aux méandres inextricablement emmêlés.

L’espace inférieur -l’espace infernal songea Astrée- était immense. Des cavités colossales susceptibles d’abriter plusieurs astéroïdes explosaient sous eux, se prolongeant aussi loin que le regard puisse porter.

Les syrtes aux mouvances serpentines s’irisaient de reflets mercuriels. Mais la lave et le sang dominaient.

–           « Je me demande si… »  commença Emmïgraphys.

Elle n’eut point le loisir d’achever sa phrase.

Un vent cyclonique les emporta tels des fétus de paille, les entraînant au cœur d’une farandole puissamment propulsée par le souffle rauque d’une monstrueuse tornade.

Perdant tout équilibre la chétive troupe fut disloquée aussitôt, chacun se retrouvant à des niveaux différents, prisonnier d’un effrayant mouvement tourbillonnaire que rien ne semblait pouvoir interrompre. Malgré ses capacités exceptionnelles, Centipède fut broyé de la même manière, virevoltant absurdement tel un jouet négligemment jeté du haut d’une falaise par un enfant capricieux.

Bousculés, contusionnés et totalement ébahis, ils parvinrent enfin au fond du gouffre en se fracassant douloureusement sur les arêtes jonchant les rives des cours d’eau emmêlés. Mollement encapuchonnées par la brume ténue régnant au sol, ces aspérités déchiraient la peau, griffaient carapace ou écailles, telles les mâchoires frénétiques de mille murènes en folie. Semblables à des parachutistes s’égrenant au fil de l’air, ils tombèrent tous à des endroits très variés. Heliaktor était assez proche de Centipède et de Sophonisba, alors qu’Astrée, Taskhäärh et le papillon, étaient séparés d’eux par une rivière aux eaux sombres. Céladon quant à lui était beaucoup plus loin, s’escrimant à communiquer avec ses amis en hurlant et en gesticulant.

Lorsqu’ils réussirent à se repérer tous, ils commencèrent alors à regarder autour d’eux.

Puis au-dessus d’eux…

Scrutant l’environnement immédiat, ils eurent un premier choc en constatant avec effroi l’apparence inquiétante et lugubre des fleuves les encerclant. Observé depuis l’encorbellement situé quinze mille mètres plus haut, le spectacle était ténébreux, dantesque, mais esthétiquement très beau avec ces enchevêtrements arachnéens se texturant à l’infini tout en reflétant de sombres incantations d’un rouge profond.

En bas, l’effroi esthétique laissait la place à l’effroi tout court.

Les rives boueuses refluaient un liquide noirâtre et nauséabond. Quelques plantes croissant difficilement sur les berges dressaient des ramures déchiquetées, toutes constellées d’aiguilles et d’épines provocantes. Quant aux fleuves eux-mêmes, sombres cloaques perpétuellement nervurés d’une onde frigide, il se dégageait de leurs méandres imbriqués une sensation d’appel meurtri, d’étouffement, de cannibalisation intérieure, de vomissure absolue. Envahissant le corps et l’âme, ce sentiment invincible et malsain transfigurait un être courageux en une créature veule se vautrant sur la grève rosie par les flots de sang rejetés au cœur de l’abîme.

Ressentant cette sensation avec une acuité dévorante, ils se regardèrent tous avec angoisse. Astrée s’effondra en larme, alors que le papillon tentait de s’envoler au-dessus de cette lagune dont les remugles empoisonnaient l’esprit plus sûrement encore qu’ils ne le faisaient pour la gorge ou les poumons. Centipède, le reptile géant, sa compagne et Céladon, demeuraient figés, immobiles, telles des statues de sel pétrifiées après la longue contemplation de l’horreur absolue.

Odieuse fascination consumant le cœur et l’esprit, le terrifiant pandémonium s’offrant à leurs yeux théâtralisait l’inanité de toute illusion, de toute foi, de toute espérance future.

Devant eux, l’espace délimité par la haute voûte qu’ils venaient de quitter brutalement au commencement de la tornade se prolongeait à l’infini.

Ce vide immense ressemblait étrangement à l’intérieur du gosier béant et largement ouvert d’un cétacé géant, d’un Léviathan infernal issu de profondeurs ultramarines, ou d’un requin baleine gigantesque. L’image était frustre, imparfaite. Mais, nacrés d’un bleu profond, les colossaux piliers arc-boutés de part et d’autre de l’immense volume ovoïde évoquaient immédiatement cette architecture sous-marine.

L’horizon lointain, nimbé d’une étrange lumière soufre, miel et pailletée de quartz, tranchait absurdement avec les tonalités lie-de-vin des lagunes fluviales, et plus encore avec les laves marbrant la voûte.

Relevant la tête, Heliaktor vit en premier l’innommable. Son cri étouffé surprit les rescapés des ténèbres qui, à leur tour, élevèrent la tête.

Astrée s’évanouit.

Evoquer un spectacle ici était indécent et blasphématoire. Pour autant, quel autre mot employer ?

La presque totalité de l’immense voûte surplombant la lagune carminée de sang où méandraient les rivières impies était constellée de diamants. Mais quels diamants…

Des milliers de polyèdres, noirs, rubigineux et translucides à la fois, s’érigeaient en couronne, dardant impunément vers le sol les monstrueuses grappes vivantes s’exhibant funèbrement ainsi. Chaque arête encadrant les facettes miroitantes des gemmes encastrées dans l’abîme était crénelée de milliers de piques, harpons, javelines, auxquels s’ajoutaient d’innombrables armes soigneusement effilées. Dégoulinantes d’un liquide noir et visqueux dont les cascatelles tombaient sur le sol en pluies délétères, ces piques acérées crucifiaient chacune plusieurs milliers d’êtres de toutes formes et de toutes origines.

On y reconnaissait pléthore d’êtres humains, dont certains étaient partiellement démembrés, mais aussi des Tonaxares, des Pavonus, et même des Unulphodyamanthës et quelques Daëdalus. Mais ces espèces étaient minoritaires, car une invraisemblable diversité de créatures totalement inconnues grouillait ici, macabre maelström constituant probablement l’ensemble des êtres occupant l’univers depuis les aurores du big bang.

Partout où les regards terrifiés des compagnons d’Amaranth pouvaient se poser, ce n’était que souffrance, agonie et torture. Et même lorsque les brumes opacifiées des atmosphères successives emperlaient la voûte rocheuse et luisante de nuées soigneusement empilées, on distinguait encore des grappes de sacrifiés pathétiquement cloués sur un épieu leur taraudant les entrailles. Puis d’autres encore, à l’infini.

–           « Quelle horreur ! gémit Emmïgraphys. Amaranth, pourquoi cette épouvante et ces tortures ? Pourquoi nous avez-vous entraînés ici ? »

–           «  Je… je ne sais pas, balbutia le naufragé dont le visage était défait. Je ne sais plus »

Enfouissant la tête entre ses mains, il hoqueta longuement, son corps caparaçonné d’excroissances osseuses s’agitant convulsivement de spasmes. Sophonisba s’approcha et lui caressa les cheveux, essayant vainement ainsi d’apaiser une inextinguible angoisse. Centipède et le pâtre demeuraient muets, immobiles et transis. Rageusement, Taskhäärh bouscula l’onde torve et maculée de rouille d’un colossal coup de queue. D’innombrables escarboucles ensanglantées retombèrent sur ses écailles, souillant son corps de la mort crucifiée des trillions d’êtres armoriant le dôme situé juste au-dessus de lui.

–           « Vous aviez raison, murmura Astrée en s’éveillant de son fugace évanouissement. Nous sommes bien au cœur des Enfers »

Une larme cascada sur sa joue droite, sans qu’il soit possible de savoir si ce joyau étincelant était une larme d’impossible compassion pour les milliards de milliards de damnés hurlant silencieusement leur douleur accrochés à la voûte, ou si cette muette imploration était la seule issue imaginable à leur errance en ces lieux apocalyptiques.

Les égarés du temps se regroupèrent enfin grâce à la complicité amicale de Centipède qui parvint à replacer chacun sur la même rive du cours d’eau le plus proche. Enlaçant langoureusement un méandre autour d’eux, celui-ci formait un cingle délimitant étroitement ainsi leurs faibles possibilités de manœuvre.

–           « Le plus horrible commença Céladon, étrangement muet jusque là, c’est que chacune de ces créatures semble illuminée de l’intérieur par un feu propre »

–           « Et qui la consume en la dévorant très lentement coupa Emmïgraphys en voletant sur son épaule. Ces infortunés souffrent dans leur chair parce qu’ils sont tous empalés, mais aussi parce que l’ensemble des cellules composant leur corps brûle avec une méticulosité extrême. C’est ce feu intérieur qui crée en chacun d’eux ces rougeoiements abjects, rendant visibles ainsi leurs viscères et leurs os. Ils sont devenus des lampes vivantes perpétuellement animées d’un inextinguible brasier »

–           « Quelle horreur ! » conclut le berger en vacillant.

Puis il vomit longuement, mêlant sa bile aux boues rosâtres stagnant dans la boucle du fleuve dont ils piétinaient les rives.

Atterrés, ils continuaient à scruter les lagunes paludéennes inondées de vies sacrifiées s’écoulant tragiquement en milliards de plaies sans cesse avivées. Leurs regards embués déambulaient absurdement entre les anfractuosités du dôme mosaïqué de diamants embrasés, puis se fixaient en amont de l’abject cortège des proies vivantes se consumant pour l’éternité. Cette vision atroce obnubilait la totalité de l’espace, hallucinant l’esprit tout en déchiquetant l’âme. La totale impuissance à y remédier ou à soulager ces souffrances, occasionnait un chaos mouvant de sentiments odieux : l’impuissance, la culpabilité. Et surtout l’insensée vanité les ayant conduit ici.

Ici tout était feu, tout était sang, tout était souffrance. Tout symbolisait pathétiquement la pérennité d’une éternité vouée à la crucifixion, au châtiment, à l’abjection absolue, outrepassant ainsi à chaque instant les plus ignobles pages de l’Histoire de l’humanité.

–           « Mais qu’allons-nous pouvoir faire désormais dans cet océan de souffrances ? » gémit Astrée en serrant violemment l’épaule de son amant.

–           « Quelle était votre ambition en nous conduisant ici ? » compléta le papillon, passablement courroucé par l’irresponsabilité du naufragé blême d’effroi.

–           « Trouver l’origine de notre tragique odyssée, murmura-t-il, penaud. Et en découvrir l’issue »

–           « C’est gagné ! gronda la sylphide en se positionnant sur le nez de l’arcturien. Nous avons trouvé le chemin des Enfers. Et nous y demeurerons éternellement, spectateurs attentifs et impuissants de l’ultime sanction. Ce n’est point une ordalie à laquelle nous assistons ici, mais à un massacre des innocents ! Voilà une issue originale et inattendue à notre longue quête »

Puis après un court silence :

–           « Notre errance mélancolique pouvait conduire à un chemin de lumière et de connaissances susceptibles d’exhausser l’âme humaine bien au-delà des marécages fétides dans lesquels elle s’est complut pendant des milliers d’années. Nous pouvions ensemencer enfin l’univers d’une véritable architecture incluant la beauté, la bonté, l’intelligence et l’amour. Mais non ! Votre obstination nous a conduits aux tréfonds des Enfers, entre le Styx et le Cocyte, au confluent du Tartare et du Phlégéthon. Et nous voici désormais sous une voûte faïencée de damnés hurlant silencieusement une tragédie infinie le long des rives de l’Achéron. Je m’attends à chaque instant à voir se profiler la haute silhouette de Charon dans sa lugubre barque… »

–           « Le voilà en effet » coupa abruptement Sophonisba.

Puis, se ravisant :

–           « Mais je ne l’imaginais pas ainsi ! »

La courtisane avait parfaitement raison.

De la rive opposée, encore ouatée de brumes, se détachait désormais sur l’onde une barque assez large avec de hauts bords ciselés dans un métal brillant ; de l’orichalque peut-être. À l’intérieur de l’embarcation glissant silencieusement à la surface du fleuve infernal, ce n’était point Charon, le brutal nautier des morts, la vigie psychopompe repue d’effroi, le vieillard à la longue barbe grise hirsute et dépenaillée.

Ce n’était pas non plus Cerbère, l’exécrable chien de l’Hadès qui garde l’Empire des Morts et en interdit la sortie.

Loin de l’imaginaire traditionnel lié aux créatures démoniaques peuplant les Enfers, la silhouette qui se délinéait au loin semblait toute empreinte de douceur. Une pâle luminosité abricotine s’exhalait de son corps. La longue robe semi translucide sculptant ses formes sveltes exacerbait encore cette sensation onirique.

Une fée diaphane au cœur d’un univers de larmes et de sang.

–           « On dirait une madone peinte par Le Parmesan ! » s’étonna Heliaktor, concentrant son regard en direction de la moire luminescente, féminine et gracile, voguant lentement vers eux.

Nimbée d’un scintillement paraissant simultanément venir d’elle-même, mais aussi d’un puits de lumière caressant ses épaules et sa longue chevelure argentée, la femme se tenait droite, dans une posture hiératique, le port de tête altier, les bras sagement disposés le long du corps. Sa poitrine épanouie, sublimée par l’élégance presque voluptueuse de sa robe largement échancrée, était ornée de plusieurs cristaux étincelants organisés depuis la base du cou jusqu’à l’extrémité des seins, formant ainsi une longue spire exacerbant encore ses courbes nymphales.

–           « Cette créature n’est pas Charon » confirma niaisement Céladon en murmurant.

–           « Je l’avais deviné toute seule ! » gourmanda Astrée, tout en ne quittant point du regard la longue silhouette opaline.

Etrangement, la barque cheminait seule. Nulle rame n’apparaissait, nul navigateur n’accompagnait la femme drapée. Aucun moyen extérieur de propulsion n’était visible.

Elle avançait. Tout simplement.

En moins de trois minutes, la chaloupe aux flancs cristallisés d’entrelacs métalliques aborda le long de la rive. Totalement immobile, l’embarcation s’affala un peu vers la droite sans que la femme de lumière ne bouge ou ne manifeste la moindre émotion.

–           « C’est un hologramme ? » s’informa doucement Amaranth.

–           « Je n’en sais rien, murmura le papillon en se déplaçant du nez vers l’épaule du naufragé. Mais une chose est certaine, cette créature luciférienne peut, soit nous sauver, soit nous faire rejoindre l’infernale sarabande des damnés dodelinant quinze mille mètres au-dessus de nous »

–           « Est-ce Perséphone ? »

–           « Silence ! intima Emmïgraphys. Elle vient »

D’une souple virevolte, la femme chevaucha le bord de l’esquif situé le plus près du sol. Elle enjamba lestement les quelques ondulations herbeuses la séparant du petit groupe médusé. Sans se soucier des amis d’Heliaktor, elle se figea immédiatement face au colosse arcturien. Fasciné, ce dernier pouvait désormais contempler l’étonnante déité infernale campée face à lui.

Sa posture avait déjà sensiblement changé. L’hiératisme guindé entrevu pendant la traversée avait laissé la place à une attitude mêlant immodestie, extravagance et perversion. Le désir exprimé par l’odalisque vernissée de luminosités ondoyantes ne nécessita nul commentaire. Glissant sa cuisse gauche entre les jambes d’Amaranth, elle s’approcha un peu plus encore, laissant luire dans ses yeux des appels voluptueux et gourmands.

Décontenancé par la lubricité envoûtante de la femme dont l’austère assurance était désormais lettre morte, le naufragé put toutefois observer l’étonnante structure de sa peau, douce et soyeuse, que des millions de particules argentées sublimaient. Mais là n’était point l’essentiel. La stupéfaction de l’arcturien se nourrit à l’observation de ce qu’il pouvait distinguer sous le derme de la créature. Un fin réseau d’inextricables cheminements lumineux donnait le vertige. Regarder son visage, ses épaules ou ses seins, conduisait à un voyage immobile à l’intérieur d’un monde de formes et de couleurs se brisant sans cesse, ondulant languissamment avant de se réapproprier un rythme démentiel au sein duquel des tourbillons affleuraient sans cesse. Une galaxie entière roulait sous la diaphanéité d’une peau satinée, prélude à d’innombrables caresses et à d’infinies voluptés.

Hypnotisé par cette vision symétriquement affolante et lascive, il ne réagit point lorsque la démone défit d’un geste rapide la boucle de sa robe. Tombant à ses pieds sans se froisser, le tissu s’amoncela en cercle, tel un serpent lové. Totalement nue désormais, elle éleva lentement les bras et l’enserra. Frôlant son nez, elle s’approcha un peu plus afin de l’embrasser.

Presque inconscient, il entrouvrit la bouche. C’est à cet instant précis que le succube pénétra en lui. Sa langue, d’une taille humaine pendant les deux premières secondes du baiser, s’étrécit brutalement en s’allongeant monstrueusement. Avant même que ses amis puissent tenter le moindre geste, une lumière aveuglante inonda son corps, déchiquetant chacune de ses cellules. En un milliardième de seconde il réalisa qu’il allait enfin mourir.

Un cri tonitruant déchira l’abîme : « VA !!! ».

Puis il disparut.

Ses compagnons et les Enfers en firent de même.

…..

–           « Votre hypothèse était à la fois judicieuse et totalement inféconde » commença Centipède en ébrouant ses voiles latéraux encore tachetés de boues.

–           « Mais elle fut convaincante, compléta le papillon électronique. Toutefois… »

–           « Toutefois ? » reprit Heliaktor, encore brisé par cette douloureuse immersion au sein des forces maléfiques.

–           « Toutefois, nous souhaiterions tous éviter de pareilles expériences à l’avenir »

Confus, l’arcturien demeura silencieux.

Plus encore que ses compagnons, il ressentait l’horreur de cette odyssée stygiale aux implications monstrueuses. Il la ressentait dans sa chair, dans son esprit, dans son âme aussi. Cet indicible voyage dans les tréfonds de l’Enfer et ces visions fantasmagoriques émiettaient ses espérances. L’odieux contact charnel avec une goule concupiscente issue des cercles les plus profonds de l’abîme infernal serait désormais gravé dans son cœur en lettres de feu.

Il ressortait profondément souillé de ce long périple dans les entrailles des mondes souterrains. Et cela d’autant plus qu’il savait intuitivement que toutes ces horreurs n’étaient point réelles. Cette épouvante cristallisée dans l’abîme était malheureusement le reflet opacifié de lui-même. Un proverbe prophétisait : « l’Enfer, c’est les autres… ». Ceci n’était pas totalement erroné dans le monde profané et corrompu des civilisations humaines.

Amaranth savait parfaitement que l’Enfer, tout comme le Paradis, n’est que le miroir sublimé des nappes obscures tapies dans l’inconscient de chaque être. Fort heureusement, personne ne pouvait descendre continûment aussi loin et naviguer ainsi au milieu de ces eaux troubles. Ceux qui s’y perdaient, par obstination ou par imprudence, devenaient généralement fous. Mais aucun d’entre eux, aussi aventureux soit-il, n’avait jamais pu déambuler ainsi dans les corridors obscurs de sa propre réalité.

Le moi intime de chaque être est toujours un iceberg de lumière surnageant difficilement dans un océan de boues mêlées. Amaranth venait de s’immerger profondément dans ce palus méphitique qui lui collerait désormais à la peau pendant quelques milliers de siècles.

Il frissonna un peu.

–           « J’espère seulement découvrir un jour l’étoile flamboyante qui sommeille en moi, songea-t-il » sans que ces réflexions osent franchir les murailles de sa bouche.

Puis, se murant un peu plus dans le silence, il poursuivit intérieurement :

–           « Dès cet instant, je n’aurai d’autre ambition que de l’éveiller, de la transformer en brasier purificateur afin que cet Enfer de souffrances, de jouissances malsaines et de peurs, s’annihile. Qu’il disparaisse, comme je l’ai cruellement expérimenté moi-même au contact obscène de cette créature satanique se parant fugacement des vertus les plus hautes avant de m’enjôler dans la fange de ses sulfureux appâts »

–           « En revanche, reprit Centipède, sans se douter qu’il venait d’interrompre le flux maussade des pensées refoulées de son ami, l’idée d’utiliser l’Île des Morts comme porte d’entrée pour les Enfers était pertinente. Le voyage lui-même le fut moins »

–           « Je vous demande pardon mes amis, marmonna le rescapé des limbes. Cette ignoble expérience me conduira désormais à rechercher le meilleur en guise d’issue. Et non le pire »

–           « Nous apprécions à sa pleine valeur cette lucidité retrouvée, siffla Emmïgraphys en se reposant sur l’épaule du colosse. Tendre vers le plus fécond, le plus beau, le plus ambitieux, constitue à n’en pas douter la voie royale pour vous. Et nous vous aiderons. Sans jamais relâcher notre effort »

Chacun opina, tout en se rassasiant l’œil et l’esprit de la vision éculée, banale, mais ô combien réconfortante, du Chrysaör aux douces parois éblouissantes, du long vaisseau piqueté d’impacts des Hormisdastes et du fragile lien de lumière unissant désormais ces deux flèches d’argent perdues quelque part entre notre Galaxie et celle d’Andromède

…..

 Deux cent mille ans plus tard, Amaranth était toujours dans les mêmes dispositions, cherchant obstinément à s’exhausser au-delà de lui-même et de ses ambitions.

Les deux vaisseaux gémellaires continuaient leur folle course extragalactique. Et si le disque lactescent de notre Galaxie diminuait très sensiblement, celui de la galaxie d’Andromède demeurait faible, beaucoup trop ténu pour être aisément discernable autrement qu’en plissant les yeux.

Astrée regrettait amèrement de ne point pouvoir scruter encore les plus grosses étoiles de cet univers île fascinant qui tordait ses bras en une virevolte éternelle.

–           « C’est encore beaucoup trop tôt jeune impatiente » tempérait souvent Centipède.

Mais rien n’endiguait la fougue de la bergère toujours attisée par le plaisir de la découverte.

–           « J’ai hâte de nous voir enfin plonger dans ce voile d’astres innombrables dont l’un d’entre eux, je le souhaite profondément, nous attend » s’obstinait-elle.

–           « Espérons seulement que cette attente ne soit point déçue » répliquait alors Emmïgraphys, dont l’optimisme sans faille se limitait toujours aux lisières impalpables du possible, sans chercher à en forcer les frontières.

Au fil des siècles et des millénaires, les séquelles du pathétique voyage aux Enfers s’estompèrent, mais seule la surface de l’âme d’Heliaktor était redevenue sereine.

Toutefois, fustigeant les vieux démons qui l’assaillaient encore et afin de s’encourager dans l’accomplissement d’un prodigieux destin dont il ne comprenait que quelques fulgurances éparses, il poursuivit la construction de ses architectures de rêve.

Chacun l’aidait dans ce rude travail.

Les effets conjugués de l’enthousiasme d’Astrée, la sagacité d’Emmïgraphys, l’exubérance débridée de Sophonisba, la pugnacité joviale du reptile exhumé de l’ère dévonienne et la quasi-universalité du Daëdalus, autorisaient des merveilles. Seul Céladon demeurait un peu en retrait, passant beaucoup de temps avec les brebis tout en continuant à lutiner régulièrement l’impétueuse bergère au tempérament volcanique.

Castor et Pollux s’étaient quant à eux très clairement invités à demeure dans le groupe. Tout en retournant régulièrement à bord de l’Arkhädya, ils passaient presque tout leur temps disponible au sein des différentes cathédrales façonnées par l’arcturien.

L’immense périple se poursuivait donc sans heurt. Seul l’état physique d’Heliaktor posait problème.

–           « Je suis devenu un monstre ! » se lamentait-il souvent lorsqu’un miroir, installé à sa demande au-dessus du linceul de lumière, lui renvoyait une image déformée, grotesque et pathétique.

–           « Non ! précisaient alors la sentinelle et Centipède. Ces déformations, ces excroissances, illustrent des effets secondaires prévisibles et curables »

Ils avaient partiellement raison car leurs interventions dans la programmation des microchirurgiens permettaient de remédier aux outrances buboniques les plus visibles. Lorsque la structure externe du naufragé prenait une apparence par trop madréporique, ils en lissaient progressivement les effets les plus hideux, rendant provisoirement au malheureux une apparence presque habituelle.

Mais cela recommençait quelques décennies plus tard et tout était à refaire.

Le corps de l’arcturien était devenu un gigantesque chantier s’étalant sur des centaines de milliers d’années. Les points les plus sensibles se focalisaient sur les membres, les épaules et le dos. Parfois aussi sur le torse, beaucoup plus exceptionnellement sur le visage et la tête. Mais ces crêtes, excroissances de chairs parfois membrées, embryons d’organes avortés, proliféraient avec ténacité. Les pullulations monstrueuses les plus systématiques affectaient les bras, qui se couvraient régulièrement de petits appendices en formes de doigts minuscules et crochus, ainsi qu’au niveau des épaules au sommet desquelles apparaissaient des embryons d’ailes.

–           « Si notre quête s’achève enfin un jour, soupirait Amaranth en essayant l’autodérision comme remède ultime, je pourrais m’envoler élégamment, exhibant ainsi mon immarcescible beauté à travers les cieux d’une nouvelle planète d’accueil »

Quelques larmes furtives concluaient généralement ce discours de circonstance.

Puis il retournait à ses architectures baroques, essayant ainsi d’endiguer l’angoisse le tenaillant chaque jour.

S’allongeant sur le dos après avoir soigneusement rangé les vestiges cristés et membraneux lui dévorant le dos, il s’endormait alors en contemplant le petit ovale blanchâtre de la galaxie d’Andromède.

Onirisme…

Un étonnant voyage au sein des "cathédrales de brume"

En évoquant notre premier roman : « Cathédrales de brume », certains chroniqueurs précisèrent que notre récit était une sorte d’ « Odyssée intérieure » onirique et baroque se situant à mi-chemin entre l’épopée spatiale et le conte philosophique. Cette définition ne nous déplaît pas.

Afin que vous puissiez vous faire une opinion en connaissance de cause, nous vous proposons aujourd’hui un chapitre entier de « Cathédrales de brume » (le chapitre XII).

Après avoir quitté le vaisseau des Tonaxares qui refusèrent d’interrompre leur longue errance, Amaranth Heliaktor (le naufragé) et Emmïgraphys (la sentinelle électronique qui l’accompagne) sont accompagnés à cet instant par deux « cathédrales de brume » : le philosophe Héraclite d’Ephèse et une courtisane minoenne.

Les quatre compères découvrent l’étrange monde des « Daëdalus ». L’un d’entre eux accompagnera par ailleurs Heliaktor pendant toute sa quête abyssale : trois millions d’années…

Longs, très plats et presque éternels, les Daëdalus vivent dans un univers à cinq dimensions physiques (les deux dimensions supplémentaires étant directement issues de la « Théorie des cordes » et de ses 10 dimensions spatiales…) et… deux dimensions temporelles !

Le chapitre commence par trois songes que les compagnons du naufragé partagent avant de se retrouver avec leurs nouveaux « amis ».

« L’aube du premier jour est embrumée de soies arachnéennes oscillant sous la caresse d’un vent inconnu. La lumière se tisse délicatement en volutes semées de perles cristallines. L’atmosphère s’ébroue, vibre sans cesse, puis se pare de tendres tonalités incarnates. Répondant en écho dissonant, l’infinie palette des verts se mêle inextricablement.

L’évanescence s’anime soudain. Des masses olivâtres jonchent l’espace. Gemmes prodigieuses s’irisant de facettes réfléchissant chaque photon égaré, ces vortex de lumière pulsent doucement tel un cœur minéral. L’horizon se courbe étrangement. Incurvant délicatement ses bords, il esquisse une silhouette marmoréenne, sourire géant vu de l’intérieur du gosier d’un saurien s’éveillant aux prémices de l’aurore.

Brutalité apaisée, la sauvagerie se dissipe, simulant alors une tendresse océane s’ornant de l’écume souple et divine de la sensualité et de l’amour sans fin. Jaspures insensées voletant au gré d’un zéphyr triomphant, les cieux s’organisent peu à peu.

L’être qui ondule vers un nadir invisible n’a pas de tête. Presque pas de corps non plus, juste une bruine ténue, une ombre hallucinée se spiralant à l’infini. L’aiguail d’un matin givré de mille arborescences pétrifie son ombre. Puis l’ombre de son ombre.

Un fantôme peut-être ? Qu’importe. Il avance sereinement, portant ancré en lui les stigmates douloureux d’un plaisir indicible. Il frissonne, se redresse lentement.

L’astre du jour accélère sa course et s’échine à rattraper une nuit trop prompte. La créature acéphale se repaît d’un firmament dévoilant des archipels de lumière que les ors du crépuscule naissant ne parviennent point à endiguer encore. La clarté fuit. Puis elle revient, décuplant un périple inusité afin de défier l’être alangui et doucement lové.

L’éther perd insensiblement sa limpidité. Il s’enroule sur lui-même, se nacrant des reflets d’un abîme impalpable. La couleur est miel. La structure de l’air aussi, souple, pénétrante. Le goût est melliflu, l’être impalpable s’en délecte, se l’approprie, se dissout en lui.

Il acquiert la sapidité du miel. Il est miel.

Ses sensations se troublent alors.

La profondeur des cieux se dissocie en une double vasque opaline inversée, singulière offrande révélant ainsi des gouffres insondables, des pics vertigineux, des lacs d’airain parsemés d’ocelles violets vibrant à l’unisson.

Diaphanes désormais, les deux conques géantes s’interpellent, bruissent, hurlent. Puis se taisent. Sirènes de l’infini aux mélodies complexes, courtisanes aux yeux pers dont les rhapsodes concélèbrent les charmes depuis des millénaires, anges du néant invitant à l’ultime voyage, elles implorent un geste, un mot, une caresse.

Ou un livide oubli.

L’être sent brutalement monter en lui une colonne de lave explosive. Un monolithe igné ronge son cœur, émulsionne son sang, explose la structure intime de ses os. ‘L’éruption lacère ses sens, exacerbe ses nerfs, fustige sa volonté, marbrant sa peau d’une lueur fantomatique.

Il respire, puis meurt d’un plaisir inouï, monstrueux, dévastateur.

Son corps s’étiole et retombe doucement, telle une feuille harcelée par les froidures automnales. Son esprit est en paix. Il observe l’horizon désormais brisé en cent endroits. La paix le recouvre, tissant ses rets d’or et de lumière. Il repose. 

Le Temps s’est arrêté.

L’éternité s’ouvre en lui, rehaussant ses espoirs défunts, stimulant ses désirs. Mais il n’en a plus besoin. Il est au-delà des émotions, des pulsions, de la vie. Il glisse désormais au sein d’un environnement parfaitement plat, clivé, apaisé.

Feuille parmi les feuilles, il sent croître en lui des extensions infinies zodiaquant ses contours, le transformant en hérisson fractal. Telle une plante désertique privée de ses racines, il roule sur lui-même, se dilate. Il respire.

Et meurt encore…

Dardé de longs piquants aux couleurs acidulées, il courbe ses arêtes acérées. Il ploie, s’abreuve bruyamment aux sources de l’amour, ploie encore et s’enroule à nouveau. En une patiente glissade vers d’infinies vallées verdoyantes et moussues, il dodeline doucement. Au loin, tintinnabulent quelques millions de cloches qui l’appellent, cohortes métalliques aux accents inconnus.

–           « J’arrive… » murmure-t-il avant de mourir, et de renaître encore. »

…..

 

« L’espace encerclant étroitement l’autre silhouette est totalement incongru, la créature aussi.

Une coquille presque totalement translucide.

L’esprit qui l’anime peut à la fois regarder vers l’extérieur, mais aussi vers lui-même. Il voit palpiter en lui des organes étranges à la structure convolutée, fragmentée, aux coloris tissés de rose et de gris se mêlant en une étreinte chaotique. L’espace l’encapuchonnant est lui aussi une coquille. Conque opaline s’étendant sur des milliards de kilomètres, grande comme un système stellaire, elle se prolonge aussi loin que les sens permettent de discerner le réel du néant.

Qu’est-ce donc que le réel ici ?

Brutalement éveillé, l’être se pose cette question insolite. Mais l’environnement qui le porte, l’écrase et le nourrit, ne peut apporter nulle réponse crédible.

Pourquoi cette coque géante au sein de laquelle se mirent des milliards d’autres, toutes semblables ?

Toutes semblables ?

Non. Elles ne sont pas toutes similaires.

 D’infimes différences apparaissent à l’observation. L’éblouissante juxtaposition des différences crée le trouble. L’examen de ces océans de carapaces nacrées s’emmantelant en orbes concentriques jusqu’au firmament ne provoque pas le vertige. Cette observation hallucinée conduit à une mise en abîme spiralée juxtaposant l’effroi d’une vision effervescente à la courbure d’une spatialisation démente.

L’être tente de bouger. Les parois de sa coquille vibrent doucement, s’insinuant au sein de cet univers cristallin et glacé. Fortement bleutée, l’atmosphère se pare progressivement de flammèches colombine et cinabre.

Sarabande incessante, elle texture ses fils graciles sans animer réellement l’horizon qui s’arc-boute sauvagement sur la créature tapie. Armure de lumière rigidifiée par la terreur, celle-ci inhale insensiblement de longs aiguillons de givre. Elle regarde en soi, puis scrute attentivement la horde des structures l’encerclant. Concentrée, elle focalise cette énergie vers des instants heureux : des champs de fleurs ployant sous l’ardente caresse d’un astre cramoisi, un regard échangé avec une compagne énamourée, un lac de cristal paré de vaguelettes pétrifiées, un flot d’icebergs miroitant sous une lumière azurale.

Fusionnent alors deux mots échangés, quelques sentiments partagés, une émotion torrentielle. La conque luminescente aspire profondément les effluves soufrés embuant progressivement chaque cellule de son corps jaspé d’or et de lumière. Puis elle meurt.

Elle renaît aussitôt et peut à cet instant déployer enfin l’ensemble de sa structure spiralée.

Le sentiment oppressant d’un univers de glace figée n’est plus qu’un lointain souvenir. L’espace est en paix. De majestueuses collines mamelonnées s’estompent à l’horizon, illuminées par les rayons obliques d’un soleil orangé au disque monstrueusement dilaté.

Le crépuscule est ambre, le crépuscule est braise.

Silhouettes altières, les ombres de plusieurs ptérodactyles déchirent le cercle grenat d’un astre agonisant. Les oiseaux monstrueux aux ailes membraneuses volètent doucement et tournent élégamment autour de la créature. Progressivement leurs cercles se resserrent, l’espace aussi. La nuit tombe encore. Le crépuscule a déjà été suivi de dix aubes furtives. Mais la nuit revient.

Les ptérodactyles tournent. Ils s’approchent.

Lorsque le plus grand de la meute n’est plus qu’à une dizaine de mètres de la coquille, ouverte et dévoilant impudiquement ainsi la structure cristée de ses organes vitaux, il contourne encore une fois la monstrueuse silhouette.

Puis il jaillit.

Déchirant de son long bec osseux la mince paroi vibrante de lumière, il en extrait un peu de sève. Le liquide sacré coule et inonde l’être effondré au sol. La lumière revient. Le crépuscule s’inverse alors. L’animal géant se pose délicatement à côté de lui. Repliant ses ailes membraneuses, il tend son cou gigantesque pour un baiser.

Un baiser innommable et glorieux avant l’union insensée de deux âmes guéries.

La créature respire amplement, voluptueusement. Et meurt encore.

Dépouillée de son ancienne carapace dont il ne reste plus que la triste exuvie douloureusement froissée, la créature renaît. Elle est duale. L’esprit du grand oiseau archaïque s’insinue en elle, calmement, avec la tendresse de deux amants s’inondant de quelques larmes d’éternité partagée.

L’air est d’une pureté absolue. De longues balafres rougeoyantes déchirent l’horizon crénelé de satellites virevoltant autour d’une planète géante.

Œil colossal scrutant l’être bicéphale, l’astre se dilate un peu plus encore.

Puis il soupire : « viens ! ». Dociles, les deux êtres désormais étroitement emmêlés se relèvent. Ils virevoltent un instant, révélant aux civilisations passées et futures l’incroyable spectacle d’une longue carapace semi translucide s’envolant vers l’azur, emportée par de puissantes ailes reliées par une membrane brune et gris lavandé.

La planète sourit, l’être hybride aussi. Un long voyage commence. Une errance d’une seconde s’éternisant bien au-delà du raisonnable. L’incroyable sensation de vivre dix vies en une seule étreint alors la créature qui, brûlant ses ailes aux ardeurs des balafres enfiévrées, tombe lentement vers le sol.

Elle soupire. Et meurt enfin.

Ressuscitant immédiatement, elle rampe vers un bosquet d’arbustes transparents élégamment ployés vers le sol, tels des papyrus gorgés d’eau féconde. Perdant ses ailes devenues inutiles, elle se métamorphose encore, puis se pénètre de l’humus fertile. Argenté, immaculé, le terreau divin texture sa vie en l’emportant vers une destination lointaine où des cavernes ombreuses et quiètes parsèment un firmament infiniment joyeux.

Plaisir de l’humidité perlant les rives d’estuaires interdits, absorbant ainsi les derniers vestiges d’une carapace fossilisée.

Plaisir.

Plaisir encore… »

…..

 

« L’âme humaine est une gigantesque croix.

Massive, haute d’une cinquantaine de mètres, large de trente, elle trône. Façonnée dans la matière lisse, dure et sombre, de l’une des plus ancienne roche terrestre, elle dresse son arrogante silhouette écartelée. Ciselée de longues arabesques elle sublime l’élégance de sa forme en s’adossant à un pic orné d’entrelacs végétaux. L’ensemble concilie la grâce naturelle d’une forme épurée à l’extravagance baroque d’un monde mi-humain, mi-végétal.

Positionnée au sommet d’une montagne pentue aux flancs émaciés, elle observe la caravane sinuant en contrebas.

Déambulant au rythme lent d’un cloporte éreinté par les embûches successives de sa trop longue existence, le long cortège n’en finit pas. Il est impossible d’en jauger précisément la longueur, car personne ne sait à quelle période a commencé ce défilé ensommeillé. Ni quand il s’achèvera.

Ni s’il s’achèvera un jour.

Toutes les créatures de la Création mosaïquent cette cohorte. Et même un peu plus.

La croix de diorite pure scrute l’ensemble. Du fond de la vallée s’exhale un tonnerre immobile. L’inconcevable babillage né de plusieurs millions de races focalisant leur destin vers des contrées ignorées monte doucement, régulièrement, vibrant sans cesse. Ce chant étrange aux tonalités parfois harmonieuses, souvent cacophoniques, toujours animées d’une vie protéiforme, mime un singulier oratorio cosmique.

Chant colossal aux accents ténébreux dans sa grandiloquence, cet hymne cristallise toutes les confusions, toutes les amnésies.

Le vallon en contrebas se comble tour à tour d’angoisse, puis d’une tranquille sérénité retrouvée qu’outrepasse l’azur constellé de nuages plumassés dessinant leur insouciance. La lenteur calculée de l’errance générale dissimule des agitations locales, parfois extrêmes, parfois purement ludiques. Mais la horde baroque et turbulente continue à sinuer au creux d’une faille gigantesque.

Partant de nulle part, elle poursuit sa course au-delà des cimes effrangées de glaces qui cerclent l’arène bouillonnante où les espèces galactiques défilent, sans but apparent. Interloquée par cette réunion carnavalesque, la croix observe attentivement les participants à cette cérémonie perdurant immuablement ainsi depuis des millions de siècles.

Un pâle soleil dilate sans succès son œil morose et blême. Exubérante, une folle sphère coralline l’accompagne. Orbitant précipitamment autour de l’astre tutélaire, elle opiniâtre sa course. Plus petite que la première, cette innocente étoile brille infiniment plus. Dardant ses rayons vermillonnés par la puissance des réactions nucléaires exacerbant sa surface, elle diapre les plaines environnantes d’une atmosphère d’apocalypse. Deux lumières se juxtaposent ainsi, deux ombres aussi.

Deux ombres terribles. 

La fusion contre-nature de deux sources de lumière disposées tangentiellement à la caravane provoque le titanesque combat de deux armées monstrueusement déformées, luttant sans cesse avant de s’éloigner, puis se rejoignant encore en une étreinte aux ellipses illogiques. Captives aux pieds de chaque créature, les deux ombres ennemies ploient régulièrement, étirant parfois un grêle appendice que l’atmosphère ténue lacère aussitôt avant de recommencer, encore et encore.

Brutalement, les échos dissonants et lointains de la meute assoupie s’estompent.

Dans la gloire hallucinée des deux astres munificents, une longue stridulation s’élève. Faible au début, elle prend rapidement une ampleur déchirante. Un cri d’amour. C’est un cri d’amour ! Nullement les halètements rauques d’un amour physique obnubilant les sens tout en claquemurant provisoirement les âmes.

Non. S’élevant en colonnes de lumières translucides, en geysers de sons cristallins, une véritable musique des sphères envahit désormais par vagues une ancienne cathédrale de haine.

Le combat est inégal.

Flamboyant, l’amour séraphique n’éprouve aucune difficulté à vaincre la torpeur, la peur, l’indifférence. Surgissant du creux de toutes les vallées, se répondant en échos multiples à travers les crêts déchiquetés, s’exsudant continûment de tous les êtres constituant la troupe bariolée, l’amour enveloppe chaque atome circonscrit à l’intérieur de l’horizon. Des fragrances inconnues déferlent. Engloutissant les vallées, elles montent enfin jusqu’à la croix perchée en position sommitale. Liens arachnéens et sensuels, ces senteurs apaisantes renforcent encore l’invraisemblable force de l’amour, si pur, si glorieusement déparé de ses habituels attributs infamants, qu’il n’en exprime plus alors que la forme virginale, la quintessence.

Ornée de jaspures sombres, la croix gigantesque fait alors quelque chose d’insensé.

Vibrant sourdement, elle se décroche brutalement de son assise rocheuse. Telle une javeline de diorite propulsée par une déité antique, elle plonge vers le sol, illustrant crûment ainsi le spectacle dément d’un lourd gibet à la rigidité compassée se propulsant vers la terre nourricière.

Evitant l’essaim bruissant encore de mille exhalaisons amoureuses, la sculpture écartelée s’enfouit dans un sol spongieux gorgé d’un liquide ressemblant à s’y méprendre à un lac d’or en fusion.

Mais la lagune paludéenne dans laquelle elle s’effondre n’est point constituée d’or liquide, ni d’électrum ou de tout autre métal précieux et liquéfié. Non, elle vient de s’immerger dans un océan glauque et miroitant à la fois, tiède et glacé, superbe et honteux, objet de fierté et source d’opprobre.

Elle s’immisce dans un marécage fangeux : l’âme d’un homme.

N’importe lequel, ceci est sans importance, car lorsqu’on sauve un homme on sauve toute l’humanité.

Dès que les flots évanescents l’eurent totalement engloutie, elle rougeoya doucement. Passant tranquillement par toutes les tonalités de rouge et de rose, du carmin le plus foncé au fushia, elle explosa. Un milliard de fragments de diorite pure s’éparpillèrent tumultueusement dans toutes les directions. Aiguisée comme une courte lame de silex longuement polie par un habile artisan, chacune de ces aiguilles transperça le cœur d’un démon sommeillant.

Guerrière et rédemptrice, chaque flèche accomplit son horrible besogne.

Déchiquetant les lambeaux ensanglantés d’un passé corrompu, haineux, envieux ou vil, elles souillèrent la lagune des remugles écœurants d’une vie vouée à l’abjection coutumière, aux vaines ambitions, aux mensonges calmes, presque sereins.

Brutalement les dards nigrescents devinrent lumière.

Lorsque chaque démon grimaçant fut éventré, lorsque les pestilentielles entrailles jonchèrent le palus aux relents innommables, les javelines se mirent à briller, étincelant d’une luminosité si pure, si intense, que même les étoiles les plus flamboyantes durent se détourner.

S’exhaussant enfin de la boue universelle, la croix rejaillit en majesté.

Leviathan lacustre aux ailes de géant, elle s’éleva placidement au-dessus des flots ridés par l’accumulation des vestiges indécents d’une humanité dévoyée et désormais absoute. Accélérant son ascension, elle se positionna au zénith de la caravane aux dimensions insensées, puis prononça trois mots si simples :

–           « Je vous aime »

Elle disparut alors dans un fleuve de lumière dont la largeur outrepassa les dimensions usuelles d’une galaxie toute entière.

La nuit retomba. »

…..

 

Prostrées, lovées sur elles-mêmes telle des anémones de mer repliant délicatement leurs tentacules afin de se protéger de la sournoiserie d’un prédateur efflanqué, quatre silhouettes s’alanguissaient, reposant calmement, presque angéliquement.

Nul bruit ne vint les déranger pendant de longues minutes. Soucieux de leur tranquillité, le temps s’assoupit un instant, fossilisant les frêles ombres recroquevillées sur un sol empierré.

Emmïgraphys fut la première à s’éveiller.

–           « Heliaktor ! Hiérophellyä ! Héraclite ! Réveillez-vous ! »

–           « Doucement… grommela le naufragé en massant ses épaules nouées. Je viens de vivre une aventure tellement incroyable que je ne parviendrai jamais à vous la conter »

–           « C’est la même chose pour moi, souffla la courtisane d’une voix entrecoupée de sanglots. Jamais. Jamais je n’aurais pu croire tout ceci possible »

–           « Nos nouveaux amis vivent dans un univers tellement baroque, si riche de visions nouvelles, que je comprends vraiment pour quelle raison ils n’ont jamais jugé utile de s’encombrer de l’embonpoint d’une technologie tatillonne »

–           « Et c’est une créature électronique qui conclut ainsi… » s’étonna Héraclite, tout en réalisant au même instant l’absurdité de sa remarque.

–           « Quoi qu’il en soit, s’émerveilla l’arcturien, ce premier voyage au pays des Daëdalus fut éreintant, magique, et d’une effarante saugrenuité »

–           « Tu étais une croix, toi aussi ? » s’enquit le philosophe.

–           « Pas du tout, je vivais au sein d’une coquille géante. Je mourrais et ressuscitais sans cesse ! »

–           « Moi aussi ! s’écria Hiérophellyä. Et je partageais cette coquille avec un oiseau géant qui me fécondait sans cesse. C’était merveilleux… »

–           « C’est étrange car dans mon cas il n’y avait ni mort, ni résurrection, reprit l’éphésien. Erreur ! Il y avait énormément de morts. J’étais même un massacreur de démons dont la férocité inapaisée était sans limite. Ma vie se vouait à l’extermination des replis obscurs et vils de l’âme humaine, puis à la sauvegarde bienveillante de toutes les espèces vivantes de la Galaxie. Quelle caravane exubérante ! Des milliards et des milliards d’êtres. Tous différents physiquement, tous unis en une volonté de rédemption, de quiétude et de sérénité retrouvées après les pièges d’une vie dédiée à la plus veule abjection »

–           « Tu étais une sorte d’ange ? »

–           « D’archange plutôt ! plastronna Héraclite. Puis il poursuivit. Et vous Emmïgraphys ? Qu’étiez-vous lors de ce premier voyage initiatique ? »

–           « Je me suis métamorphosée en une créature diaphane et rampante. Moi aussi je disparaissais, puis renaissais. L’accélération démente de ces réincarnations presque instantanées me déroute. J’en conçois difficilement le sens »

–           « Précisez vos émotions »

–           « Je me transformais parfois en feuille lancéolée ondoyante sous la caresse d’un vent invisible, en créature hérissonnée de piquants souples et rigides à la fois, mais… »

–           « Mais ? »

–           « Dans tous les cas un volcan grondait en moi. Une éruption maîtrisée brisait mes sens, me laissant alanguie, heureuse, profondément apaisée »

–           « J’y devine une connotation sexuelle très claire ! » intervint Heliaktor, totalement ravi de pouvoir investiguer en profondeur l’âme de la nymphe électronique.

Sans l’expliciter clairement, cette démarche inédite abondait dans le sens du philosophe qui, depuis leur première rencontre, affirmait qu’Emmïgraphys avait une âme, une sensibilité, une personnalité affirmée et une réelle sensualité.

–           « Cette approche est peut-être un peu superficielle, reprit Héraclite. Car si cette description matérialise clairement la montée irrépressible d’un désir tangible, l’origine de ce dessein demeure abscons pour nous. N’y décerner qu’une envie de satisfaire une pulsion sexuelle est hâtif »

–           « Tu as une meilleure analyse ? » maugréa le naufragé.

–           « Pas pour l’instant. Mais nous n’en sommes qu’aux balbutiements de nos échanges conceptuels avec les Daëdalus. Et je pense que les jours à venir seront édifiants »

–           « Il y a une chose que je ne comprends pas » reprit en écho la sentinelle.

–           « Laquelle ? »

–           « Nous n’avons nullement découvert l’univers des Daëdalus lors de ces voyages. Nous avons sombré au cœur de nous-mêmes avec une évidente volonté de rédemption. Mais nous n’avons pas vu nos hôtes à carapace plate dans leur environnement, ni découvert leur façon de vivre, d’échanger, de communiquer »

–           « C’est exact reconnu le philosophe. Mais cette première exploration avait probablement pour simple fonction de nous présenter le canevas de ce qu’ils peuvent mettre en œuvre afin de dessiller les esprits. La suite sera probablement encore plus passionnante. Même si cette première expérience est déjà terrifiante »

–           « Pour compléter ce que vous dites, renchérit l’arcturien, nos voyages eurent lieu au sein d’un espace-temps traditionnel. Or les Daëdalus vivent dans cinq dimensions physiques et deux dimensions temporelles »

–           « Là encore, commença la sentinelle, je crois qu’ils tenaient à nous faire effleurer leur univers. Nous imposer immédiatement le capharnaüm de leurs dimensions excédentaires ne pouvait que nous conduire à la folie »

–           « Et à d’effroyables maux de tête » conclut son compagnon.

–           « Nous allons bientôt être fixés, surenchérit la courtisane tout en remettant un peu d’ordre dans sa toilette. Nos amis nous rejoignent »

Se dandinant comiquement, les deux Daëdalus se rapprochaient effectivement du petit groupe des rescapés des ténèbres. Ils n’étaient plus deux par ailleurs, mais une dizaine. Et leur aspect physique avait considérablement changé.

C’était un euphémisme…

S’ils avaient toujours la même apparence superficielle, la même taille, la même pratique assurée de l’ondoiement au-dessus du sol, leur couleur s’était métamorphosée. Ou plutôt leurs couleurs, car les reflets uniformément ocre et rouille provoquant lors du premier contact un sentiment de terne monochromie, n’étaient plus qu’un souvenir diffus.

Les Daëdalus scintillaient désormais !

Leurs corps larges, aplatis, flamboyaient d’opales iridescentes sans cesse mouvantes semblant glisser doucement sous une peau de miel et de soie mêlés. La dominante était pastel, mais quelques foyers intenses, très foncés, apportaient force et vigueur à leur parure.

Un marécage aux tons mercuriels et soigneusement semés de paillettes d’or s’offusquait brutalement au passage impérieux d’un torrent d’émeraudes virevoltantes. L’immodestie affichée d’une résille carminée aux motifs arachnéens le disputait à la sérénité d’un voile indigo parsemé d’argent.

Mais si l’infinie palette des couleurs se moirant dans les eaux d’un lac aux proportions insensées défiait partiellement les capacités d’observation humaine, l’éruption fulgurante des deux dimensions supplémentaires avivait la peur, créant au cœur de chacun un ouragan de sensations voluptueuses et nauséeuses. Le regard se noyait, la perception se sublimait. L’attention ne pouvait être maintenue plus de deux ou trois secondes.

Les corps des Daëdalus se dilataient, s’enflant titanesquement avant de se réduire à l’épaisseur d’une feuille impalpable sous la caresse d’une lumière diffuse. Le sol lui-même bougeait sans cesse. Respiration cyclopéenne d’un géant aux mains moussues, le chemin oscillait au rythme lent d’un cœur stellaire.

Les humains ne pouvaient guère faire autre chose que fermer les yeux, les rouvrir, les clore encore. Positionner les doigts devant des iris dilatés par une souffrance délicieuse et perverse ne servait à rien. Sous les effets conjugués des deux dimensions supplémentaires, la lumière se courbait, pénétrant derrière les doigts humides de sueur, déchiquetant la peau, s’insinuant nonchalamment par chaque terminaison nerveuse avant d’exploser enfin au centre du cerveau. Aigretté de nimbes citrins et pétrifié d’angoisse, le quatuor s’effondra au sol, se dissimulant la tête entre les bras tout en espérant que le cataclysme des formes et des lumières s’estomperait promptement, calmant ainsi les égarements convulsifs d’une raison défaillante.

Lorsqu’ils rouvrirent enfin les yeux, les Daëdalus avaient conservé leurs somptueuses parures colorées, mais le brouhaha dimensionnel avait disparu.

L’environnement avait beaucoup changé aussi.

Terrassée par les visions cauchemardesques du début, leur attention s’était focalisée sur leurs nouveaux amis moirés de lumière, et non sur le site. L’immense cavité n’était plus sombre, rugueuse et sobrement taillée en son sommet de millions de petits opercules laissant chichement passer la lumière.

Désormais elle irradiait.

Haute d’environ cinq mètres, elle s’ornait de délicates ciselures émaillant une paroi faite d’un matériau inconnu, mais qui pouvait s’assimiler à certaines pierres dures terrestres, quartz et sardonyx plus particulièrement. Brillantes et soyeuses à la fois, les parois donnaient l’impression de respirer, d’espérer. On ne pouvait douter qu’une simple caresse, aussi légère soit-elle, occasionnerait un frissonnement ou un soupir amusé. Quant aux orifices de lumière constellant la voûte, ils conservaient leur fonction première, mais seuls quelques oculus continuaient à diffuser la triste lumière de l’astre poussif trônant au centre du système solaire d’Olzzyvar. Les autres déversaient une douce luminosité incarnadine conférant à l’ensemble de la caverne une quiétude avenante.

Un lieu de paix et de sérénité.

–           « Nos amis me prient de les excuser pour le traumatisme subi, commença Emmïgraphys. Ils se doutaient bien que l’apparition brutale de cinq dimensions spatiales pour des esprits seulement rompus à trois serait épuisante. Mais, apparemment, ils n’imaginaient pas à quel point cela serait dévastateur »

–           « Ce n’est pas grave, balbutia Hiérophellyä, tout en se tenant toujours la tête. Ils ne pouvaient pas deviner »

–           « Bien sûr. Mais ils insistent vraiment pour que je traduise leur désolation »

–           « Vous pouvez les remercier pour leur compassion » souffla doucement Héraclite.

Amaranth conservait les paupières hermétiquement closes, paraissant redouter le moment où il devrait enfin rouvrir les yeux.

–           « Vous pouvez desserrer les paupières, le rassura la sentinelle. Nous ne sommes pas aveugles »

–           « J’espère, soupira-t-il. Mais cette expérience était bien plus douloureuse que celle vécue à l’intérieur du vaisseau des Tonaxares »

–           « C’est normal, reprit la jeune femme. Dans le Thörhionnh vous aviez appréhendé une perception aseptisée d’un univers à six dimensions »

–           « Ici c’était la réalité dans toute son outrance ? Les dimensions additionnelles avaient totalement pris leur essor ? »

–           « Totalement »

–           « Je comprends mieux pourquoi mon cerveau pulse lentement telle une méduse remontant vers la surface. J’ai la désagréable impression que l’on m’a instillé une éponge dans le cerveau et que cette dernière ne trouve rien de mieux que de se vider tranquillement dans mon crâne »

–           « Moi aussi, acquiesça Héraclite. Mais cette expérience, pour désagréable qu’elle soit, demeurera un souvenir exceptionnel »

–           « Un peu masochiste quand même » grommela Heliaktor, tout en se décidant enfin à ouvrir les yeux sur le monde des Daëdalus.

Le silence s’imposa de lui même.

Avec quelques difficultés, Emmïgraphys se concentra sur les pensées tumultueuses de la horde de Daëdalus qui les entourait en orbes concentriques.

L’exercice était difficile, mais la sylphide avait déjà amplement démontré sa pugnacité et sa facilité, presque légendaire désormais, à se fondre dans les environnements psychiques les plus complexes. Toutefois l’approche était ardue car les Daëdalus n’avaient pas de langage, du moins dans le sens humain du terme. Par ailleurs, ils avaient développé une civilisation sophistiquée susceptible de se stratifier simultanément sur des plans très différents. Enfin, ils avaient délibérément exclu toute technologie, privilégiant en quelque sorte le fond au détriment de la forme.

La fée électronique étant issue d’une civilisation ayant mis en œuvre une démarche exactement inverse, les liens potentiels étaient ténus et les points d’ancrages bien difficiles à identifier.

Elle y parvint toutefois pour la seconde fois.

–           « Nos nouveaux amis sont enchantés de nous recevoir. Ils nous proposent de visiter une petite partie de l’immense cavité qu’ils occupent ici et qu’ils nomment : Liih. Pour autant, naturellement, que je transcrive correctement ainsi le flot d’images mentales que ceci représente »

–           « Liih nous convient bien, rassura le philosophe. Mais ne craignent-ils pas que nous ne puissions réellement voir leur environnement ? Nos sens paraissent incapables d’absorber sereinement le choc lié à la découverte de leur univers »

–           « Pour tout dire, argumenta le naufragé, je ne tiens pas à subir perpétuellement des céphalées dévorantes et sentir sous mes paupières des myriades de grains de sable m’écorchant les yeux »

–           « Ils vont prendre toutes les précautions nécessaires. Le voyage que nous allons effectuer avec eux s’organisera dans trois dimensions. La pression des deux autres dimensions que nous ne pouvons pas supporter, ni réellement appréhender par ailleurs, sera maintenue dans des proportions anecdotiques. Ceci restera donc du domaine du supportable, s’apparentant probablement à l’environnement du vaisseau des Tonaxares lorsque vous avez pénétré à l’intérieur d’un Alphaëon » conclut-elle en observant Heliaktor à la dérobée.

–           « Bon, soupira ce dernier. Allons-y. Mais… »

–           « Oui ? »

–           « Pourquoi sont-ils aussi nombreux désormais ? Sommes-nous considérés comme des bêtes frustes et curieuses ? »

–           « Absolument pas. Les Daëdalus ont un très grand respect pour les autres races vivantes, intelligentes ou non. Leur démarche est innée : la curiosité, tout simplement »

–           « C’est probablement l’une des rares qualités que nous avons en commun avec ces êtres si différents » souligna l’hétaïre minoenne à voix haute.

–           « Probablement admit l’arcturien. Mais chez les humains cette qualité, véritablement indispensable au progrès spirituel, peut rapidement devenir un défaut »

–           « L’ouverture de la fameuse boite de Pandore, renchérit l’éphésien. Mais si la curiosité peut devenir chez l’Homme un cruel défaut, ce n’est pas l’acte de curiosité intellectuelle ou la transgression qui s’ensuit qui est en cause »

–           « Non. C’est l’usage insidieux, inquisiteur et manipulateur, que l’humain peut être amené à en faire » admit l’errant d’éternité, à l’évidence totalement remit désormais.

–           « Nos civilisations surent faire beaucoup et détruire aussi vite » conclut la sentinelle en forme d’épitaphe.

Puis, après un bref moment :

–           « Suivons-les ! »

La cohorte s’ébranla doucement, formant un somptueux équipage.

Sans avoir l’importance et la magnificence gothique de l’immense caravane vue par Héraclite lors de l’angoissante immersion au sein de son moi profond, le cortège était étrange, bariolée. En tête, une dizaine de Daëdalus aux carapaces bigarrées se dandinait en rythme. Puis, après un petit espace vide, suivait l’une des deux premières créatures plates accompagnant les humains du Chrysaör depuis le début. Ponctuant chaque méandre d’un signal lumineux violacé parcourant la délicate arête centrale partageant la dorsale de sa carapace, elle paraissait vibrer de plaisir. Héraclite se positionnait à la suite, dressant sa haute stature au-dessus de la mêlée tout en tournant la tête dans tous les sens afin de se repaître au mieux des visions qui ne tarderaient point à enivrer son regard sombre et scrutateur.

Emmïgraphys arrivait ensuite. Ayant définitivement renoncé à remettre de l’ordre dans l’apocalypse de sa chevelure ébouriffée, elle tirait énergiquement sur les pans de sa robe un peu trop échancrée et diaphane, car elle ne souhaitait nullement provoquer leurs hôtes en s’affublant de tenues trop exubérantes. L’améthyste de ses yeux se focalisait sur dix endroits en même temps afin de ne rien oublier.

Le second Daëdalus la suivait, glissant par moment les voiles virevoltants de l’extrémité située en amont de son corps très près des talons de la jeune femme. On pouvait éventuellement déceler dans cette attitude quelques sentiments humains, la curiosité, le besoin d’une présence, la démonstration fulgurante et hâtive d’une étrange amitié extraterrestre. Ou tout autre sentiment….

Toute comparaison ou interprétation ne pouvait être qu’anthropomorphique et sans fondement.

Le colosse et sa maîtresse fermaient la marche en se tenant par la main, comme si ce frêle lien charnel pouvait les protéger de l’indicible. Un peu plus loin en arrière, une meute ondoyante d’une trentaine de créatures plates suivait doucement. Amaranth eut parfois le sentiment qu’elles pouffaient.

Absurde bien sûr.

Après quelques minutes, ils s’engagèrent enfin dans une partie à la fois très haute et considérablement plus étroite. Etrangement, l’espace semblait emprisonné entre les doigts délicats d’un géant invisible. Engoncés dans une luminosité verte, ils pénétrèrent dans un sillon évoquant irrésistiblement la partie inférieure d’un losange très en hauteur. Ils avançaient désormais au milieu d’une figure géométrique à la symbolique absconse, une abstraction en forme de paysage. L’impression première était saisissante. Cette ouverture se prolongeait très loin à travers la chair irisée du satellite. Elle découpait l’espace de lignes acérées tout en se parant de filaments multicolores ondoyant sans cesse. On pouvait assimiler ces excroissances longilignes à des algues gigantesques se laissant délicatement porter par un courant marin.

La voûte s’effondra brusquement.

Le losange, étiré en hauteur jusqu’à présent, se transforma rapidement en figure écrasée mimant pathétiquement un sourire de mort.

Les dimensions excédentaires étaient parfaitement maîtrisées par les Daëdalus, mais leurs déroutants contrastes se faisaient cruellement sentir ici. Le quatuor eut soudain l’impression d’avancer à l’intérieur d’une énorme masse de glu parme et légèrement luminescente. La progression devint aussi difficile qu’à l’intérieur d’un marécage. Chaque pas devenait lourd, informe. Chaque effort demandait un temps infini.

Le plafond bascula. Mû par une pulsion suicidaire, ils continuèrent, plièrent les genoux, puis durent s’allonger, ramper. Une substance douce, écœurante, s’immisça insidieusement le long de leur peau, éloignant l’étoffe de leurs vêtements vers l’arrière du corps. Puis la glu pénétra leurs yeux, la bouche, les narines, jusqu’au terrifiant moment où l’étrange matériau opalescent envahit enfin leurs poumons.

La panique à l’état pur ! La terreur indicible. L’atroce sensation d’une fin imméritée, d’une mort prochaine, atroce, longue. Très longue.

Le piège se referma.

La traversée dura un an. La traversée dura quelques interminables secondes.

Puis, avec soudaineté, l’azur reprit ses droits.

Décontenancés, les quatre occupants du Chrysaör se retrouvèrent, pantelants, les vêtements outragés, l’air hagard.

–           « Que c’est-il passé pendant toute cette année d’horreurs visqueuses ? » s’étrangla Heliaktor.

–           « Mais quelle année ? hurla l’éphésien en exorbitant les yeux. Cette horreur n’a duré qu’une seconde ! Mais quelle seconde… »

Emmïgraphys et la courtisane se regardèrent quelques instants, essayant sans succès de remettre un peu d’ordre dans leurs toilettes. Celles-ci s’ornaient tristement d’un gris ardoisé recouvrant uniformément les robes partiellement déchirées après l’interminable passage dans le maelström.

Après deux brefs échanges télépathiques avec l’un des deux Daëdalus qui les accompagnait depuis le début, la sylphide expliqua.

–           « Nous venons d’appréhender, ô certes très fugacement, très imparfaitement, leur double positionnement temporel »

–           « Mais pourquoi cette expérience abjecte au sein d’une boue insidieuse ? »

–           « Afin que l’intensité dramatique du moment nous permette de mieux comprendre la dualité du temps. Selon l’expérience personnelle de chacun et sa configuration psychique du moment, ou simplement sa place dans le défilé, nous avons pu juxtaposer deux temps différents. Allant fort heureusement dans le même sens, mais à des rythmes infiniment différents »

–           « Je comprends mieux… s’émerveilla le philosophe. Le même phénomène peut être ressenti ou vécu comme un souffle ou comme une longue épreuve. Tout dépend de l’individu, d’un choix personnel ou d’un environnement spatial »

–           « Exactement »

–           « Cela permet ainsi, avec beaucoup d’entraînement et plusieurs expérimentations préalables, de vivre certaines périodes de la vie à des rythmes incomparablement décalés par rapport à notre temps sagittal ronronnant toujours à la même vitesse de perception »

–           « Si j’ai bien compris, sourcilla Heliaktor, en domestiquant les arcanes de ce temps dédoublé on peut vivre à toute allure des moments douloureux, ou simplement ternes, mais aussi éterniser les moments les plus agréables, les plus émouvants, les plus langoureux ? »

–           « Les plus voluptueux aussi ? » s’informa Hiérophellyä en frissonnant à cette idée.

–           « Absolument. Vous pouvez immortaliser la joie et le plaisir tout en minimisant la peine et la douleur »

–           « Un orgasme de mille ans… » songea le colosse à voix basse tout en envoyant une œillade non équivoque à la pulpeuse minoenne.

–           « Que dites-vous ? » s’informa la fée électronique.

–           « Rien, rien » balbutia-t-il en rougissant.

La caravane reprit son placide périple à travers un paysage apaisé. Le corridor géométrique aux arêtes mouvantes avait laissé la place à un long tube translucide.

Ce dernier enchaînait d’innombrables circonvolutions au milieu d’un vallon ombragé où paissaient des animaux assez massifs. Prolongeant leur corps en forme de tonneau par un long cou annelé que poursuivait une tête plate hérissée de dizaines de petites cornes à l’aspect feutré, ils s’agglutinaient en troupeaux clairsemés, folâtrant au sein de grasses prairies ondoyantes.

–           « Ce sont des animaux de compagnie » précisa la jeune femme.

–           « Mais ils ne se nourrissent pas de leur chair ? » s’étonna le naufragé.

–           « J’ai dit des animaux de compagnie insista-t-elle. Pas des animaux de consommation. Les Daëdalus sont totalement au-delà de ces contingences matérielles »

–           « Comment peuvent-ils communiquer avec ces êtres balourds ? »

–           « Ces êtres ne sont pas balourds ! reprit-elle sur un ton professoral et légèrement agacé. Bien que dénués de l’intelligence finement inquisitrice de nos nouveaux amis, ces animaux -qu’ils nomment Zylacanthes- les comprennent. Ils sont tout à fait en mesure d’échanger avec eux des idées conceptualisées selon leurs critères »

–           « Fascinant ! s’extasia Héraclite. Pouvez-vous dialoguer avec ces Zylacanthes ? Ce serait probablement très intéressant »

–           « Je vais essayer »

Son front se perla rapidement de gouttelettes de sueur illustrant l’intensité de sa concentration.

Elle ferma les yeux. Les rouvrit.

Recommença.

–           « Impossible ! » reconnut-elle, un peu déconfite après ce premier échec.

–           « Demande à nos amis les raisons de cette impossibilité » s’impatienta l’arcturien.

Le conciliabule silencieux dura quelques minutes.

Vu de l’extérieur, les mimiques affectant le visage d’Emmïgraphys étaient comiques. Experte en communication télépathique, elle ne parvenait point encore à rigidifier ses attitudes. Ne pouvant demeurer impassible, elle donnait l’impression saugrenue de soliloquer éternellement face à une créature totalement silencieuse et parfaitement immobile.

–           « Ils m’ont expliqué les raisons de cet échec »

–           « Alors ? »

–           « Dialoguer télépathiquement avec des créatures d’un niveau intellectuel plus rustique nécessite un protocole d’échange rigoureux. Protocole que les Daëdalus maîtrisent parfaitement, mais dont je n’ai naturellement nulle connaissance. Sans cette indispensable clef, il est totalement impossible de communiquer avec eux »

–           « Dommage ! soupira la courtisane. Nous n’aurons pas l’occasion de discuter avec les Zylacanthes. Mais les informations glanées auprès de nos nouveaux amis à la carapace plate seront suffisamment passionnantes, fructueuses même, pour enrichir de nombreuses semaines de partage d’expériences »

–           « Certainement, rebondit Emmïgraphys. Nos hôtes sont naturellement curieux. Et notre odyssée les fascine »

–           « Tant mieux, reprit Amaranth. Leur sagesse paraissant sans limite, leurs avis, conseils et remarques, nous serons très utiles aussi. Mais… »

–           « Mais quoi ? »

–           « Je réalise soudain une chose très curieuse qui ne m’avait guère effleuré l’esprit jusque là »

–           « Précisez » murmura la sylphide.

–           « Cette rencontre passionnante, même si certains éléments furent troublants, voire désagréables, est bien née d’une nouvelle architecture conçue par nous ? »

–           « Oui. Et alors ? »

–           « Jusqu’à présent, lorsque nous construisions une cathédrale de brume, et ceci quels qu’en fussent les acteurs, nous étions maîtres du jeu ? »

–           « Ce qui n’est nullement le cas ici ! avoua Héraclite en réalisant brutalement pour la première fois que leur construction mentale leur échappait singulièrement. Nous conservons notre libre arbitre : ils proposent et nous acceptons ou nous dénions. Mais ils conduisent le débat et nous découvrons chaque détail à leur suite. Nous ne précédons pas, nous suivons »

–           « Où se situe le problème ? » s’étonna Hiérophellyä.

–           « Mais, mais… nous devrions rester maître de notre création ! » s’étrangla Heliaktor.

–           « Ceci n’est pas essentiel, reprit Emmïgraphys. C’est même plutôt rassurant. Cela démontre deux choses. Nos cathédrales de brume sont de plus en plus réalistes. La frontière existant entre le réel et le virtuel, dans le cas présent en tout cas, se résume désormais à une lisière ténue, presque impalpable »

–           « Et la deuxième démonstration ? » s’enquit l’hétaïre, toujours friande des synthèses et analyses de la jeune femme.

–           « La seconde réside dans le fait que l’impact des civilisations intelligentes, mais non impliquées dans un processus technologique, est probablement plus déterminant que nous ne l’imaginions jusque là »

–           « Tu veux dire que les espèces intelligentes et non prédatrices sont supérieures aux autres ? »

–           « Je n’en sais rien. Mais ces civilisations ont développé des investigations pertinentes dans des voies dont nous ne connaissions même pas l’existence. En ce sens elles nous sont supérieures »

–           « Ceci est très vrai, parfaitement logique même, reprit Héraclite en s’enflammant. N’ayant nullement comme objectif la quête désespérée de satisfactions et de pouvoirs qu’ils ont déjà en eux, ils purent au fil des millénaires défricher des territoires inédits. La précellence d’une technologie outrancière n’existe que pour pallier une insuffisance structurelle. Elle remplace simplement ce que l’on ne possède pas de façon innée. Elle ne peut être une fin en soi. Quel fantastique espoir pour nous ! À leur contact nous pourrons développer des potentialités inconnues, parcourant ainsi avec eux quelques marches du grand escalier cosmique dont nous piétinons toujours les mêmes fondations depuis des millénaires »

–           « N’exagérons pas » tempéra le naufragé qui n’était point adepte de l’auto flagellation.

–           « J’affirme et je maintiens ! s’empourpra Héraclite. L’humanité a fait d’innombrables progrès matériels, ces mêmes avancées cardinales qui ont fini par la détruire partiellement et l’aveulir totalement. Mais ces évolutions demeurent limitées, cantonnées à des sphères spéculatives restreintes. Nous le voyons bien lorsque nous comparons nos moyens et notre aire de liberté par rapport aux Alphaëons ou aux Unulphodyamanthës. Qu’en est-il de nos avancées significatives quant à la découverte de notre être intime ? De cette impalpable lumière qui sommeille en nous depuis des millénaires et que nous n’éveillons, parfois, que pendant quelques courts instants tout au long d’une vie ? »

–           « Euh… hésita le colosse. Il est vrai que dans ce domaine, nous tournons en rond depuis quelques siècles »

–           « Nous tournons en rond depuis des millénaires ! tonna l’éphésien. L’accomplissement de soi par des moyens autres que matériels, se cantonne toujours stérilement à quelques démarches contraignantes et frustrantes qui satisfont, au mieux, 1% de l’humanité. Vous aimeriez être un anachorète perdu au milieu du désert ? »

–           « Non. Pas vraiment »

–           « Pas vraiment… Or nos solutions spirituelles sont généralement compliquées, évasives ou fallacieuses, faisant couramment référence à des introspections dont l’issue est décevante, parfois fatale. Dans les autres cas elles sont inféodées à des croyances religieuses ou morales dont l’éthique est rarement critiquable, mais dont les concrétisations sont généralement excessives et cruelles. L’Inquisition et les fanatismes idéologiques, sectaires ou religieux, en illustrent tragiquement quelques exemples flagrants. Nos champs d’application sont étriqués dès que l’on travaille sur soi. Les Daëdalus peuvent nous permettre de découvrir de nouvelles pistes de réflexion, une nouvelle orientation à notre vie »

–           « Le travail à accomplir est effectivement colossal » admit Amaranth en se frottant dubitativement le menton.

–           « D’autant plus, surenchérit la sentinelle, que nous ne parlons ici que des créatures habitant notre Galaxie »

–           « Que veux-tu dire ? » s’étouffa la courtisane en tirant distraitement sur les pans de sa courte tunique.

–           « Nous avons la chance de naviguer à une vitesse proche de celle de la lumière et dans une direction diamétralement opposée au centre de la Galaxie, tout en nous éloignant simultanément du plan de celle-ci »

–           « C’est à dire ? »

–           « Nous nous isolons donc des contrées à forte densité stellaire. Grâce à notre vitesse subluminique nous serons rapidement en dehors du bras d’Orion dans lequel se situe les anciens territoires de la Ligue, des Tonaxares et l’Empire naissant des Alphaëons. Nous quitterons donc insensiblement la Galaxie et le halo qui la nimbe »

–           « Que se passera-t-il après ? »

–           « Nous frôlerons quelques amas globulaires, dont le colossal amas d’Hercule, et nous plongerons enfin au cœur de la galaxie d’Andromède, notre gigantesque univers île jumeau »

–           « Dans trois millions d’années » soupira le voyageur immobile en haussant les sourcils.

–           « Deux millions huit cent mille ans, compléta la gardienne électronique. Au sein de ces contrées totalement vierges, d’autres civilisations nous attendent, et d’autres encore. Jusqu’à la combustion des siècles ! »

–           « Cette perspective donne le vertige » condescendit Héraclite tout en se massant les globes oculaires, comme si ce geste anodin pouvait dissiper l’incertitude, l’angoisse ; et une terrifiante espérance.

Pendant ce temps, totalement indifférents à l’âpre discussion agitant les humains, les Zylacanthes échangeaient placidement quelques images télépathiques avec la troupe des Daëdalus regroupés.

Le cortège s’ébranla doucement.

Emmïgraphys se retourna une fois encore, tentant infructueusement de recueillir dans les yeux plats de ces créatures candides quelques bribes d’émotion. Au moment où elle détournait la tête afin de reprendre son chemin avec le groupe, une fantastique bouffée d’images disparates, sensitives et gourmandes, l’envahit. Indescriptible avec des mots, cet échange furtif la combla. Un large sourire illumina son visage.

Elle décida de conserver précieusement pour elle cette émotion exotique et totalement étrangère dans l’acceptation la plus forte et la plus noble du mot. Comme un trésor secret que l’on enchâsse dans le terreau de nos rêves les plus inavouables.

Le voyage se prolongea huit heures, à moins que cela ne soit mille ans.

Harassé par un si long périple, frustré par la brièveté de cette première découverte de l’univers des Daëdalus, le quatuor découvrit certaines spécificités de ces créatures si désespérément plates qu’ils redoutaient toujours d’en écraser une.

Taraudé par cette interrogation un peu triviale, Amaranth demanda à la sentinelle de s’informer quant à leur réaction par rapport à la douleur physique. Avec quelques difficultés, Emmïgraphys s’enquit donc de savoir ce qui se passerait si l’on marchait ou si l’on tombait sur une partie de l’immense tapis ondoyant constituant le corps de leurs hôtes.

Contrairement à la question, embarrassée et sinueuse, la réponse fut claire et laconique :

–           « Essayez ! »

Ils discutèrent longuement afin de savoir si cela était bien courtois et prudent. Puis, qui le ferait. Après maintes tergiversations, l’ondine électronique se décida. D’un pas mal assuré, elle posa délicatement son pied sur la partie arrière de l’un de leurs deux premiers compagnons de route.

Le Daëdalus étant très plat, son pied ne put vraiment s’enfoncer. En fait il pénétra exactement de la moitié de l’épaisseur totale de la créature rampante.

Rien ne se passa.

Puis, avec une mine hallucinée et un peu déconfite, ses compagnons virent la jeune femme s’allonger totalement sur le dos du Daëdalus.

–           « Mais… mais que fais-tu ? » s’étrangla l’arcturien écarlate.

–           « Emmïgraphys est devenue folle ! » s’insurgea Hiérophellyä, effarée en songeant aux conséquences éventuelles.

–           « Rien de grave, rassurez-vous. Il m’a demandé de me coucher sur lui »

–           « Et tu l’as fait ? » s’horrifia le naufragé, doutant brutalement de la santé mentale de sa compagne d’éternité.

–           « Bien sûr »

–           « Mais… mais cela ne se fait pas ! »

Elle pouffa franchement, faisant délicatement tressauter ainsi la texture soyeuse et mouvante du Daëdalus servant actuellement de couche moelleuse.

–           « Restez calme. Il ne faut y voir ni une injure, car il me l’a demandé lui-même, ni je ne sais quelle connotation xéno-érotique. Nous n’allons pas faire l’amour ensemble ! » s’esclaffa-t-elle bruyamment.

–           « Faites attention quand même » suggéra Héraclite, s’inquiétant à la vue de leur amie mollement allongée sur une créature intelligente, accueillante pour le moment, mais dont les irisations sans cesse changeantes de la carapace souple démontraient un partage d’émotions assez intense.

La démonstration parut rapidement concluante à tous. Emmïgraphys se releva, riant encore, en faisant bien attention de ne point appuyer fortement sur son partenaire en se redressant.

–           « C’est très étonnant, conclut-elle, mais leur derme est très doux, soyeux. La texture de leur caparaçon de lumière est incroyablement souple et résistante. Lorsque je me suis allongée sur lui, mon corps s’est enfoncé de suite. Puis il s’est bloqué à mi-hauteur, donnant le sentiment confus que la créature était beaucoup plus épaisse que dans la réalité »

–           « Les deux dimensions supplémentaires qui texturent leur organisme doivent avoir un rôle dans cette résistance élastique » supputa Héraclite.

–           « Probablement. Quoiqu’il en soit, c’est une sensation étrange et très sensuelle »

Elle sourit encore en observant à la dérobée la mine renfrognée d’Amaranth.

Le premier voyage au sein des arcanes d’Olzzyvar prit fin après d’innombrables détours mettant en lumière quelques aspects de l’environnement des Daëdalus. Ils scrutèrent avidement des collines arasées chevauchées par d’étranges sculptures mimant des cavaliers de l’apocalypse figés pour l’éternité en une pathétique virevolte. Ils admirèrent des mers intérieures dont le miroitement acidulé brûlait les yeux tout en apaisant l’âme et au sein desquelles se lovaient des archipels ignorés, des cités lacustres flamboyantes, des radeaux ciselés de coraux s’enamourant d’édicules de calcédoine pure.

Plus loin, d’incroyables syringes aux ramifications labyrinthiques affolaient l’œil en exaltant l’esprit.

D’autres souvenirs encore : des semis de fleurs mauves congestionnant le firmament en nuages épars, l’arête dorsale d’un poisson gigantesque s’exhaussant d’un désert de sable roux, les fumerolles enserrant le tronc tortueux d’un arbre large de trente mètres et moins haut qu’un être humain.

Au-delà, des structures finement spiralées se prolongeaient sur des kilomètres, roulant doucement sur elles-mêmes tout en murmurant des sonorités iconoclastes, envoûtantes et d’une beauté vénéneuse. Côtoyant l’horizon, des chemins de pierre mêlés de mousse humide bruissaient doucement.

La juxtaposition de deux temps à la sournoiserie singulière déroutait totalement, confondant sans vergogne un instant de plaisir volé avec une longue attente stérile et muette. Une confusion des sentiments que relayait parfois la confusion visuelle issue d’une effervescence des formes, lignes et points de repère, dans un univers dans lequel chaque objet, chaque matériau, chaque atome, était à sa place tout en pouvant être… ailleurs !

Soucieux du confort de leurs invités, les Daëdalus n’abusèrent point des propriétés hallucinantes de ce kaléidoscope planétaire.

Mais le vertige venait vite aux humains déstabilisés par une vérité multiple, une réalité protéiforme et la perte définitive de toutes leurs certitudes, même les mieux chevillées au corps.

Après l’étonnant exercice de gymnastique effectué par Emmïgraphys sur une créature plate particulièrement patiente, ils échangèrent encore quelques synthèses.

–           « Ils sont ravis par notre détermination à mieux les connaître, analysa la jeune femme. Conscient de l’effort mental que tout ceci a pu représenter pour nous, ils nous proposent de quitter le Chrysaör afin que l’on se repose un peu. Ils reviendront nous voir la semaine prochaine »

–           « Très bien ! acquiesça la courtisane. Je ne serais pas hostile à une bonne nuit de sommeil »

–           « Moi non plus, reconnut Héraclite. Mais assurez-vous qu’ils reviendront bien. Nous avons tant de choses à apprendre à leur contact »

–           « Je m’en occupe » rassura la créature électronique, tout en démêlant méticuleusement sa soyeuse chevelure violine.

En quelques échanges télépathiques désormais soigneusement orchestrés, elle se fit parfaitement comprendre.

Tellement bien, qu’ils se revirent régulièrement pendant plusieurs siècles.

L’ombre du xiphodyme

Hippocampe-fleur vivant au large de l'Australie

La tératologie est une discipline scientifique qui devrait vraiment fasciner les gothiques…

Pour aller à l’essentiel, la tératologie étudie les monstruosités organiques. Présenté ainsi, l’ensemble est loin d’être glamour.

Toutefois, ces études révèlent des phénomènes surprenant dont l’évocation se situe parfois bien au-delà de la simple apparence.

Comme nous le répétons souvent à la suite de René Char : « le visible n’est que l’épiphanie de l’invisible ». Ce constat se situe même au cœur de nos romans.

Or, avec les « monstruosités » méticuleusement décrites par la tératologie, le champ d’investigation est immense. C’est en fait le champ de tous les possibles, même les plus ahurissants, les plus effrayants ; les plus déstabilisants.

L’invisible rebondit et résonne ainsi en nous.

Cet écho nous conduit à prolonger une investigation qui oscille sans cesse entre soi et les autres. Ce mouvement de balancier donne parfois le vertige -ou la nausée- mais il est indispensable à une vision réellement holistique du monde, des autres et de soi-même.

Parmi les « monstruosités » naturelles décrites par la tératologie, nous avons retenu une singularité effarante : les xiphodymes.

Afin d’en savoir un peu sur ces êtres qui sont deux en un, il faut ouvrir un dictionnaire sérieux.

Nous avons choisi l’Encyclopédie Universelle du XXe siècle. Dans le tome XII (paru en 1908) nous trouvons la définition suivante : « xiphodyme (vient de deux mots grecs signifiant « épée » et « jumeau ») – terme de tératologie définissant un être formé de deux corps bien séparé dans la partie supérieure du thorax, mais réunis à partir de ce point pour ne faire qu’un seul être ».

Deux êtres irrémédiablement condamnés à n’en former qu’un seul.

Jusqu’à leur mort…

Celles et ceux qui liront « Cathédrales de brume » comprendront aisément pour quelles raisons ces malheureux xiphodymes nous fascinent et nous interpellent.

Aussi ahurissant que cela puisse paraître, certains xiphodymes n’achevèrent point leur douloureuse existence dans un bocal géant, noyés dans le formol.

Le (ou doit-on dire « les ») plus célèbre xiphodyme vécu… 63 ans !

Il s’agit des frères Tocci.

Leur déroutante destinée fut romancée par Marie-Eve Sténuit dans un récit intitulé « Les frères Y » paru aux Editions Le Castor Astral.

Nous citons intégralement ici le commentaire de l’éditeur car il résume assez bien cette affolante problématique : être inextricablement et durablement « deux en un »…

Présentation du roman par l’éditeur en 4eme de couverture : « En haut : deux têtes, quatre bras, quatre poumons et deux cœurs. En bas : un nombril, un pénis, deux testicules, deux jambes et trois fesses. Un inventaire à la Prévert pour un corps facétieux. Celui d’un ypsiloïde (un xiphodyme).

Celui des frères Y.

Librement inspiré d’une histoire vraie, ce roman à l’humour généreux raconte la vie peu ordinaire de frères siamois nés dans le nord de l’Italie en 1877. Giuliano et Gian-Giuseppe ont partagé le même corps en forme de Y durant toute leur existence. Vingt années d’exhibitions dans les foires dont on sait presque tout. Quarante années de retraite et d’amour dont on ne sait presque rien. Comme dans le film Freaks de Tod Browning (1932), Marie-Eve Sténuit, malgré la grande précision des descriptions, évite tous les pièges du voyeurisme.

Elle nous rappelle que l’humain, si  » monstrueux  » soit-il en apparence, n’est pas seulement l’image que l’on a de lui ».

L’humain n’est pas seulement l’image que l’on a de lui… Cette phrase devrait être gravée en lettres d’or aux frontons de tous les édifices !

Petite précision bizarre et spécifique à la tératologie : les xiphodymes font partie des ypsiloïdes (d’où le titre : les frères Y), qui eux-mêmes font partie des tératodymes.

Voilà ! Les amateurs de Scrabble seront enchantés.

Pour en finir avec l’existence étrange et chaotique de notre xiphodyme italien, précisons que ces deux êtres qui fossilisèrent leur vie au sein d’un même corps, se marièrent. Avec deux sœurs !

La saugrenuité de la situation n’échappera à personne. Et pourtant, ils vécurent de longues années avec ces deux femmes.

L’étrange « double » mariage fut validé en Italie ; patrie du pape et de l’Eglise…

Nous éviterons tout commentaire déplacé relatif à la vie amoureuse de cet être bicéphale et de ses deux épouses. Ce qui nous intéresse ici, c’est la démonstration -presque affolante dans le cas extrême des xiphodymes- de la précellence de la vie, même lorsqu’elle s’affuble d’atours étranges, voire transgressifs.

Dans « Cathédrales de brume » nous exaltons ce que nous nommons parfois les « transgressions positives ». Notre héros et la sentinelle électronique qui l’accompagne évoquent souvent cette nécessité viscéralement ancrée au cœur de celles et ceux qui ne se satisfont pas de la lie du quotidien.

Celles et ceux qui souhaitent exploiter un peu plus des 10% de nos capacités émotionnelles et psychiques qui constituent la trame ordinaire de nos vies.

Que dire face à un xiphodyme ?

Une fois passée la compassion, une fois endiguée une première et hideuse volonté de rejet (ou d’oubli), nous devons absolument établir une réelle connivence avec ces êtres qui sont continûment confrontés à l’impensable : vivre à deux dans un seul corps.

On parle fréquemment d’altérité, de quête d’altérité, de respect de l’autre, d’humanisme, de tolérance…

Chacun sait parfaitement que, dans la vie courante en tout cas, tout ceci n’est qu’un ramassis de mots que l’on égrène régulièrement afin de se donner bonne conscience.

La triste réalité est bien différente de ces grandes envolées mystiques : l’ « autre » est généralement considéré comme un obstacle, alors qu’il devrait symboliser pour chacun d’entre nous une solution.

LA solution.

Dans « Cathédrales de brume », nous amplifions cette « quête de l’autre » jusqu’à la démesure et l’exubérance. Mais, comme le dit parfaitement William Blake : « L’exubérance est beauté » (Le mariage du Ciel et de l’Enfer).

Condamné à errer entre les galaxies et les arcanes de sa propre psyché, notre héros est avide de beauté.

On retrouve cette même beauté tenace, insistante, presque obsédante, chez les xiphodymes. Ces êtres crucifiés par une gémellarité folle ne sont pas des monstres. Ils symbolisent, bien au contraire, la quintessence de l’autre.

Sa facette, certes extravagante, mais ô combien lourde de sens.

Lorsque les humains pourront regarder les xiphodymes, sans ciller, sans détourner le regard ; ou sans se moquer, nous aurons accompli une « révolution intérieure » exceptionnelle, bénéfique et porteuse de sens.

L’ombre du xiphodyme plane toujours au-dessus de nous.

Saurons-nous en décrypter la souffrance muette et l’indicible besoin d’amour qu’elle recèle ?

Olaf Stapledon et « Cathédrales de brume »…

 

L'univers flamboyant...

Les premières personnes qui purent lire « Cathédrales de brume » -notre éditeur et l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet par exemple- résumèrent rapidement notre roman en précisant que son intrigue était originale et différait totalement des critères habituels propres à la science-fiction.

Cette analyse semble être corroborée par celles et ceux qui, depuis, ont lu « Cathédrales de brume ».

Naturellement, chacun essaie de faire des rapprochements avec d’autres auteurs. Logique…

Etrangement, l’unanimité s’est presque systématiquement faite autour d’un nom : Olaf Stapledon !

Comme nous ne connaissions ce romancier anglais que par son patronyme et non par son oeuvre, nous avons cherché à en savoir un peu plus sur cet écrivain dont le nom revient systématiquement lorsque l’on évoque l’intrigue et les atmosphères fantasmagoriques de « Cathédrales de brume ».

Voilà donc quelques informations prélevées sur wikipedia.

« William Olaf Stapledon (né le 10 mai 1886 près de Liverpool, décédé le 6 septembre 1950), était un philosophe anglais et un auteur de romans de science-fiction visionnaire ayant esquissé nombre de thèmes classiques explorés par la science-fiction du XXe siècle.

William Olaf Stapledon naquit en 1886 à Poulton-cum-Seacombe, dans le Cheshire, sur la péninsule de Wirral, non loin de Liverpool en Grande-Bretagne. Il commença ses études à la Abbotsholme School, puis au Balliol College d’Oxford, où il obtint un diplôme d’histoire moderne en 1909 et un master en 1913.

Après une courte période d’enseignement à la Grammar School de Manchester, il travailla dans les transports maritimes entre Liverpool et Port Saïd, de 1910 à 1913.

Pendant la Première Guerre mondiale, il servit dans la Friends’ Ambulance Unit en France et en Belgique, de juillet 1915 à janvier 1919. Le 16 juillet 1919, il épousa Agnes Zena Miller (1894-1984), une cousine australienne vivant à Sydney. Agnes lui donna une fille, Mary Sydney Stapledon (1920-), et un fils, John David Stapledon (1923-).

En 1925 Stapledon obtint un doctorat de philosophie à l’Université de Liverpool. Il écrivit à cette époque une Modern Theory of Ethics (Théorie moderne de l’éthique) qui fut publiée en 1929. Cependant, il se tourna rapidement vers la fiction pour présenter ses idées au grand public.

Son roman Last and First Men (Les premiers et les derniers) connut un grand succès, ce qui le convainquit de se consacrer pleinement à l’écriture. Il écrivit une suite et de nombreux autres romans associés au mouvement appelés aujourd’hui le transhumanisme.

A partir de 1945, Stapledon fit de grandes tournées pour présenter son œuvre, visitant les Pays-Bas, la Suède et la France. En 1948, il fit une conférence au Congrès des intellectuels pour la paix à Wrocław, en Pologne. Il participa à la Conférence pour la paix mondiale qui se tenait à New York en 1949 comme seul citoyen britannique auquel fut accordé un visa pour participer à cette rencontre.

En 1950, il s’impliqua dans le mouvement anti-apartheid. Après avoir passé une semaine à Paris, il rentra chez lui à Caldy où il mourut soudainement d’une attaque cardiaque.

Son œuvre influença directement des auteurs comme Arthur C. Clarke, Brian Aldiss, Stanisław Lem et John Maynard Smith et indirectement un grand nombre d’autres auteurs, fournissant une large contribution d’idées nouvelles au genre de la science-fiction (la plupart d’entre elles étant inspirées de lectures philosophiques).

Son idée d’empires englobant plusieurs galaxies inspira de nombreux auteurs de science-fiction comme Edward Elmer Smith, Alfred Elton van Vogt ou Isaac Asimov.

Bien que son œuvre ait été écrite avant l’apparition du mouvement appelé « transhumanisme » (1966), les thèmes de la condition transhumaine et du super-esprit composé de nombreuses consciences individuelles sont des thèmes récurrents dans son œuvre.

Son roman intitulé Créateur d’étoiles (Star Maker) contient même la première description connue de la célèbre sphère de Dyson. Freeman Dyson déclara que ce fut le roman qui lui en fournit l’idée première. Les derniers et les premiers (Last and First Men) propose également une description d’ingénierie génétique et de terraformation.

Son roman Sirius décrit également un chien dont l’intelligence égale celle d’un être humain, comme plus tard dans Demain les chiens de Clifford D. Simak.

Ce dernier roman fut tout d’abord refusé par son éditeur à cause de quelques scènes sexuellement explicites.

Ses œuvres de fiction représentent souvent une quelconque intelligence écrasée par un univers totalement indifférent. Ses romans présentent souvent des protagonistes tourmentés par le conflit entre leurs bas instincts et leurs hautes aspirations.

Les romans Les derniers et les premiers (Last and First Men, une histoire anticipée de l’humanité) et Créateur d’étoiles (Star Maker, une histoire esquissée de l’univers) en particulier furent encensés par des personnages aussi divers que J. B. Priestley, Virginia Woolf et Winston Churchill.

Leur philosophie rebuta en revanche C. S. Lewis, dont la Cosmic Trilogy fut écrite en réponse à l’amoralité qu’il percevait dans les romans de Stapledon. En fait, Stapledon était agnostique et hostile aux institutions religieuses, mais non aux aspirations religieuses, ce qui lui valut quelques différends avec H. G. Wells tout au long de leur correspondance.

Olaf Stapledon et son plus célèbre roman

Aucun de ses romans ou aucune de ses nouvelles n’ont été portés à l’écran, bien que George Pal acheta les droits pour Odd John (un roman qui propose l’arrivée de mutants supérieurs à l’homme qui remettent en cause les valeurs culturelles de l’humanité). Mais l’œuvre de William Olaf Stapledon semble trop diffuse et trop complexe pour permettre une adaptation cinématographique ».

Ce résumé de la vie et de l’œuvre d’Olaf Stapledon nous explique mieux le rapprochement, a priori incongru, que la majorité de nos lecteurs fait entre les univers d’Olaf Stapledon et ceux de « Cathédrales de brume ».

Nous laisserons donc à nos futurs lecteurs le soin de se faire leur propre opinion. Mais il est exact que les notions de philosophie (néoplatonicienne en ce qui nous concerne), de sensualité et de totale ouverture aux autres (même s’ils sont fondamentalement différents…) s’harmonisent parfaitement avec nos objectifs littéraires.

Et comme notre second roman : « Katharsis » met en exergue une vision holistique du Monde, des autres et de soi-même qui aurait probablement séduit Olaf Stapledon, cette logique perdurera longtemps encore…