Une vision prémonitoire : Marie Le Jars de Gournay…

Dès l’Egypte antique, le rôle des femmes fut crucial. Mais cette légitime aspiration à l’équité connue bien des vicissitudes.

Au XVIe siècle une femme sut prendre la parole et mettre en scène quelques vérités bien assénées…

Naturellement, elle fut largement critiquée, vilipendée et moquée à son époque, alors que son bilan est impressionnant. Il s’agit de Marie Le Jars de Gournay qui est souvent appelée la « fille d’alliance de Montaigne » car elle fut considérée par l’écrivain comme sa fille adoptive, sa fille de cœur en quelque sorte.

Après le décès de Montaigne, elle élabora une édition posthume des Essais qui parut en 1595. Puis elle publia des éditions en 1617 et en 1635, les enrichissant de notes diverses laissées par son père spirituel, ce dernier ayant laissé d’innombrables annotations en marge de l’édition de 1588. Montaigne fut toujours émerveillé par la pugnacité, l’intelligence et la capacité d’analyse et de synthèse de cette jeune femme née en 1565 et fille de Guillaume le Jars, trésorier du roi et seigneur de Gournay-sur-Aronde.

S’instruisant seule, elle apprit le latin en comparant les textes originaux et leurs traductions, Marie de Gournay découvrit par hasard le texte des Essais à l’âge de 18 ans. Subjuguée, elle mit tout en œuvre afin de rencontrer enfin l’écrivain qu’elle admirait tant. Elle y parvint en 1588 lorsque Montaigne s’attarda quelques temps à Paris. 

Ils eurent ainsi l’occasion d’échanger leurs idées et, dans les mois qui suivirent, Montaigne séjourna à plusieurs reprises au château de Gournay. La connivence spirituelle unissant Marie de Gournay et Montaigne était intense et révélée sans ambages par l’illustre écrivain car il précisa : « l’espérance que j’ai de Marie de Gournay Le Jars, ma fille d’alliance, et certes aimée de moi beaucoup plus que paternellement, comme l’une des meilleures parties de mon être. Si l’adolescence peut donner présage, cette âme sera quelque jour capable des plus belles choses ».

L’avenir confirma la prédiction de Montaigne. Après le décès de son ami, elle s’inscrit totalement dans la vie culturelle et sociale de son époque.

On la remarque dans l’entourage de Marguerite de Valois, et elle publie en 1619 ses Versions de quelques pièces de Virgile qui lui permettent de combattre les idées de Malherbe tout en défendant la langue poétique et bariolée de Ronsard. Son attachement à une langue riche et conservant toute sa profondeur lui fut reprochée.

Marie luttait déjà contre l’appauvrissement de la langue française. Que dirait-elle en 2011, découvrant avec stupeur qu’un vocabulaire de 2 000 mots suffit pour suivre et comprendre toutes les émissions retransmises à la télévision !

On remarquera avec un amusement teinté de révolte que c’est dans son salon que fut conçut l’idée même de la création de l’Académie française, projet validé, quelques années plus tard, par Richelieu. Bien qu’elle en soit l’instigatrice et la clef de voûte, Marie de Gournay ne fit jamais partie de l’Académie française. Il fallut attendre la fin du XXe siècle pour s’émerveiller enfin de la présence d’une femme au sein de cette noble Académie.

Ce constat injuste et amer fut peut être à l’origine de l’un de ses plus fameux combat : obtenir l’égalité entre les hommes et les femmes.

Argumentées, incisives et très modernes, les analyses de Marie de Gournay sont réunies dans deux ouvrages iconoclastes pour l’époque et qui parurent en 1622 et 1626 : L’Egalité des hommes et des femmes et Le Grief des dames. Ces livres incendièrent naturellement les esprits et alimentèrent de nombreuses polémiques. Dans le premier Marie rejette l’oppression exercée par les hommes sur les femmes, alors que dans le second elle critique la sournoiserie d’une démarche qui vise à écarter systématiquement les femmes de toutes les activités intellectuelles. La fille d’alliance de Montaigne propose ainsi un modèle équitable permettant aux deux moitiés de l’humanité de vivre enfin en harmonie tout en cumulant leurs compétences et richesses propres.

Presque quatre siècles avant notre merveilleuse époque -l’époque des Droits de l’Homme répète-t-on à satiété afin de s’en convaincre définitivement- où l’excision, la lapidation, les viols et l’incarcération intellectuelle et physique concernent encore plus d’un milliard de femmes, les synthèses lucides et généreuses de Marie Le Jars de Gournay sont étrangement prémonitoires.

Une espérance de plus lancée dans l’abîme des discriminations.

Et cet abîme est sombre. Et cet abîme est vaste. Et cet abîme fait honte.

Augusta Ada Byron, la « grand-mère » de l’informatique…

Aujourd’hui, cet article concerne une jeune femme exceptionnelle à plus d’un titre.

Exceptionnelle par sa naissance en un premier temps, car Augusta Ada Byron, qui deviendra ultérieurement la comtesse de Lovelace, était la fille de l’illustre poète anglais Lord Byron. Ce dernier ne connut jamais Ada car le couple se sépara définitivement dans les jours qui suivirent. La mère d’Ada Byron, Annabella Milbanke, veilla à ce que sa fille obtienne la meilleure éducation.

Les désaccords et les haines qui se forgèrent entre ses parents alimentèrent probablement chez Ada une volonté précoce se s’immerger dans le monde plus rassurant, et plus stable, des mathématiques et des sciences.

Faisant preuve d’aisance et de talent dans ces domaines, elle bénéficia des enseignements avisés de Mary Sommerville. Mathématicienne réputée, celle-ci était déjà l’auteur d’un traité d’astronomie : The Mecanisms of the Heavens et avait traduit en anglais les travaux de Pierre Simon Laplace. Elle fut par ailleurs l’une des premières femmes élues à la Société Royale d’Astronomie.

L’enseignement donné était donc de qualité. Il porta rapidement ses fruits.

En 1834, elle avait alors 18 ans, Ada Byron rencontra un personnage extraordinaire et qui allait définitivement influencer sa trop courte vie : Charles Babbage.

Cet inventeur inspiré voulait créer un calculateur universel mécanisé. Il mit en chantier un premier calculateur, la machine à différence. Celle-ci devait simplifier et sécuriser mécaniquement de lourds calculs, tels les tables nautiques ou les éphémérides, qui exigeaient le travail méticuleux de très nombreux intervenants. La juxtaposition de ces calculs effectués sans l’aide de calculateurs appropriés provoquaient parfois de petites erreurs humaines qui, dans quelques cas dramatiques, avaient eu des conséquences particulièrement funestes ; des naufrages de navire trompés par des tables erronées par exemple.

Cette machine à différence n’aboutissant pas, Babbage décida en 1834 d’élaborer un outil plus sophistiqué : la machine analytique.

C’est à cet instant que la contribution d’Ada Byron devint essentielle tout en révolutionnant un monde encore imaginaire pour l’époque : le monde de l’informatique…

Chargée de la description de la machine analytique, Ada mit rapidement en lumière les qualités intrinsèques à ce calculateur innovant qui généralisait le principe d’une vraie communication entre l’humain et la machine. Elle comprit tout de suite que la vraie force de cette machine analytique se focalisait sur sa mémoire interne qui permettait de faire des choix de programmes tout en réitérant des instructions.

Souhaitant démontrer l’universalité du calculateur inventé par Charles Babbage, elle précisa l’infaillible stratégie permettant à la machine de calculer des fonctions trigonométriques contenant des variables. Afin de matérialiser cette assertion, elle écrivit un programme illustrant l’agilité de la machine analytique lorsqu’elle doit calculer sans erreur les nombres de Bernoulli.

Ce programme constitua le premier embryon de ce qui allait devenir, beaucoup plus tardivement… l’informatique moderne !

Mais Ada Byron ne s’arrêta pas à cette première ébauche. Elle décrivit très précisément le futur de cette machine analytique.

Dans un article publié en 1843, elle prophétisa que ce calculateur et les programmes que l’on développerait à son attention permettraient de composer de la musique, de résoudre aisément les équations les plus complexes, de mettre en œuvre avec efficacité différentes applications pratiques et scientifiques. Elle poursuivit en décrétant que ce nouvel outil permettrait de reproduire des graphiques.

Incontestablement, la fille de Lord Byron avait une vision prémonitoire des siècles à venir. Pour l’anecdote, on soulignera que le nom d’Ada fut donné à un langage de programmation utilisé depuis 1980 par l’armée américaine.

Harpiste douée, mathématicienne inventive, programmatrice visionnaire, la comtesse de Lovelace (elle épousa en 1835 Lord King qui devint un peu plus tard Comte de Lovelace) disparut hélas prématurément à l’âge de 36 ans, laissant l’informatique orpheline de sa mère spirituelle.

Mais sa prescience demeure…

Elena Lucrezia Cornaro Piscopia : un génie protéiforme…

Eblouissant et prématurément écourté, le destin d’Elena Cornaro Piscopia est fascinant.

Cette frêle jeune fille issue de la plus haute aristocratie vénitienne -les Cornaro illustraient fastueusement l’une des plus anciennes et des plus prestigieuses familles de la sérénissime République de Venise- orne sa personnalité de talents si divers que l’on ne sait par où commencer.

Confronté à un esprit protéiforme et à un profil psychologique et humain si déroutant, la meilleure solution consiste probablement à se réfugier dans la quiétude réconfortante d’une banale déambulation chronologique.

Elena Lucrezia Cornaro Piscopia est née le 5 Juin 1664 à Venise.

Son père, Giovanni Baptista Cornaro, était Procurateur de San Marco, le quartier le plus central de la ville. Le rôle de son père fut par ailleurs décisif car celui-ci aida Elena à répertorier ses qualités intrinsèques, tout en leur permettant d’éclore pleinement.

Dès l’âge de 7 ans Elena démontra une aisance intellectuelle hors pair. Encouragée par sa famille unanimement regroupée à ses côtés, elle bénéficia du meilleur enseignement possible. Ces moyens éducatifs appropriés lui permirent d’épanouir très rapidement des talents multiples.

En quelques années, la jeune fille maîtrisa parfaitement six langues en plus de l’italien, sa langue natale. C’est ainsi qu’elle parlait couramment le grec, le latin, l’hébreu, l’arabe, le français et l’espagnol, ce qui lui valut le titre exceptionnel de Oraculum Septilingue. A notre époque, les personnes parlant couramment sept langues demeurent encore des exceptions que les plus grandes administrations et les entreprises multinationales s’arrachent à prix d’or.

Son éducation ne pouvant se satisfaire d’une simple diversité linguistique, Elena apprit la grammaire, les mathématiques, la physique, l’astronomie et la musique. Elle révéla immédiatement un don certain dans cette discipline, préfigurant ainsi Henri Michaux lorsqu’il affirma péremptoirement : « Savoir, pour devenir musicienne de la vérité ». La vie de la jeune prodige vénitienne démontra qu’elle était réellement musicienne de la vérité.

Elena Cornaro Piscopia jouait à merveille du clavecin, de la harpe, du clavicorde (ancêtre du piano) et du violon. Ne pouvant se satisfaire d’être simplement une instrumentiste talentueuse, elle composa de nombreuses œuvres que sa famille conserva jalousement.

La liste non exhaustive de ses capacités serait notoirement insuffisante si l’on omettait les deux matières où son génie s’exprima avec le plus d’aisance : la philosophie et la théologie.

En examinant attentivement cette liste impressionnante de compétences poussées à leur zénith, et lorsque l’on se remémore qu’elle maîtrisait tous ces savoirs bien avant l’âge de 20 ans, on imagine aisément qu’un test de QI aurait donné un résultat propre à faire rougir nos contemporains les plus doués. Si l’on prend en compte que le QI le plus élevé jamais identifié se situe actuellement entre 218 et 230 -il est l’apanage d’une femme : l’écrivain américain Marilyn vos Savant- on peut légitimement supposer qu’un test du même genre effectué sur Elena à l’âge de 14 ou 15 ans aurait donné un résultat similaire. Peut-être même un peu plus.

Les singularités qui caractérisent Elena Cornaro Piscopia ne s’arrêtent pas en si bon chemin. Cette jeune fille, qui avait fait vœux de chasteté dès son adolescence, alla encore beaucoup plus loin dans la démonstration de son savoir et la pertinence de ses analyses.

Le 25 Juin 1678 Elena passa brillamment son Doctorat de Philosophie devant un aréopage réunit spécialement à cette attention à l’Université de Padoue. La conclusion des Docteurs qui examinèrent ses compétences relatives à l’examen de deux thèses aristotéliciennes fut sans ambages et d’une clarté lumineuse car ils déclarèrent que : « ses connaissances surpassaient largement le niveau requis pour le Doctorat de Philosophie ».

Elena fut donc la première femme au monde à obtenir un Doctorat universitaire. Cet exploit ne fut renouvelé que… 70 ans plus tard !

Afin de compléter encore l’étendue presque universelle de ses talents, il convient de préciser que la jeune vénitienne aurait dû simultanément passer son Doctorat de Théologie. Mais le Vatican s’y opposa fermement  car une femme ne pouvait en aucun cas prétendre accéder à un tel niveau d’excellence. Là encore, lorsque l’on se remémore le rôle des femmes dans la chrétienté depuis la mort du Christ jusqu’au XIVe siècle -l’abbaye de Fontevraud par exemple était dirigée par des abbesses et les hommes étaient soumis à l’autorité féminine- on ne peut qu’être abasourdit en contemplant l’érosion du statut de la femme depuis la Renaissance.

Le XXIe siècle poursuit opiniâtrement ce travail de destruction…

Indépendamment de ses hallucinantes facilités intellectuelles, Elena Cornaro Piscopia avait encore d’autres qualités. Plus importantes, plus cruciales encore : des qualités humaines. Pendant toute sa courte vie -elle décéda prématurément hélas à l’âge de 38 ans- Elena se dévoua aux pauvres, cherchant sans cesse à les réconforter tout en leur apportant le bien le plus précieux sur Terre lorsque l’on est malheureux : un peu de chaleur humaine. Ainsi, plus de deux siècles avant Bachelard, elle vécu et aima à l’unisson du philosophe qui martelait sans cesse : « Pour être heureux il faut penser au bonheur d’un autre  ». Le jour où 50% de la population mondiale adhérera à ce principe et le mettra en action, tous les grands problèmes de l’humanité seront résolus.

Ainsi, l’altruisme envoûtant et lumineux d’Elena subjugua ses contemporains qui ne savaient plus quelle qualité honorer en elle. Conjuguant l’excellence du cœur et l’excellence de l’esprit, cette jeune vénitienne talentueuse nous réconcilie avec nous-mêmes. Sa capacité à décrypter les énigmes mathématiques, littéraires ou théologiques les plus complexes s’inscrit dans un logique qui privilégie une approche holistique de la connaissance. Nous imaginons aisément la qualité des dialogues imaginaires réunissant Elena Cornaro Piscopia avec Léonard de Vinci ou Pic de la Mirandole. Un souffle épique envahirait immédiatement l’espace autour d’eux, réconciliant ainsi la rigueur scientifique et la fantaisie artistique, l’émotion humaniste et l’austérité philosophique.

Elena symbolise un microcosme aux frontières infinies. Ses capacités intellectuelles outrepassant largement celles de ses contemporains, elle dut brider sa passion d’apprendre en se heurtant trop rapidement aux parois hermétiques d’un savoir écimé par le poids des traditions, des habitudes et des médiocrités coutumières dont nous sommes si friands.

On ne peut s’empêcher d’établir un douloureux parallèle avec Fanny Mendelssohn dont nous évoquerons le destin brisé dans un prochain article. Pétrie de dons, certes moins diversifiés que ceux d’Elena, la sœur aînée de Félix Mendelssohn ne bénéficia point de l’appui de sa famille et de la fougue d’un père vraiment fière de sa fille, comme ce fut le cas pour Elena Cornaro.

Comment peut-on ne pas être fière de sa fille lorsque celle-ci cumule les dons du ciel et démontre d’indéniables talents artistiques ?

Cette question ne trouvera jamais de réponse car elle demeure chevillée dans l’âme humaine et entre immédiatement en résonance avec des affects inconscients totalement opacifiés par nos angoisses. Formant une houle imprévisible, les pulsions démesurées qui roulent en nous ne peuvent être décrites, très imparfaitement par ailleurs, que par les poètes les plus talentueux. Ceux qui savent mettre en mots l’indicible.

Cette confusion des sentiments et des pulsions qui peut conduire un père à briser l’avenir de sa fille tout en voulant son bien, ne s’explique pas.

Seuls les sens peuvent permettre d’appréhender cette forme perverse d’incompréhensibilité en mélangeant sonorités, tactilité et visions monstrueusement stratifiées. Cet étrange assemblage sensoriel et affectif qui grime si merveilleusement les arcanes de l’âme humaine se transfigure en abîmes successifs dans la poésie hugolienne :

« Quelquefois, sous les plis des nuages trompeurs,

Loin dans l’air, à travers les brèches des vapeurs

                        Par le vent du soir remuées,

Derrière les derniers brouillards, plus loin encor,

Apparaissent soudain les mille étages d’or

                        D’un édifice de nuées !

Et l’œil épouvanté, par delà tous nos cieux,

Sur une île de l’air au vol audacieux,

                        Dans l’éther libre aventurée,

L’œil croit voir jusqu’au ciel monter, monter toujours,

Avec ses escaliers, ses ponts, ses grandes tours,

                        Quelque Babel démesurée  ! »

Lorsque nous faisons l’effort de déambuler quelques instants en nous-mêmes afin de découvrir l’origine de comportements et de sentiments aussi incongrus, nous observons, parfois que derrière les derniers brouillards, apparaissent soudain les mille étages d’or d’un édifice de nuées ; quelque Babel démesurée ! Il faut admettre que nos étages intimes ne sont pas toujours en or, ils ne sont pas toujours au nombre de mille. Mais notre Babel personnelle est assurément démesurée.

Nul ne connaîtra les raisons du choix cruel effectué par le père de Fanny Mendelssohn. Nul ne connaîtra les raisons du choix généreux effectué par le père d’Elena Porcaro Piscopia. Compatissant et altruiste, le trop bref crépuscule de la jeune prodige vénitienne ouvre un horizon nouveau. Un horizon neuf, intact, et dont la grandeur retombe en pluie féconde sur chacune et chacun d’entre nous. Grâce à la magie propre au parcours radieux d’Elena, nous pouvons désormais nous approprier pleinement ce vers d’Eugénio de Andrade dans Matière solaire : « J’habite à présent les yeux des enfants ».

Le meilleur endroit qui soit…

Les effets sublimés de son intelligence hors norme et de son infinie bonté s’insinuent lentement au sein de la trame tumultueuse du simultané et du successif.

Comme l’indique Maurice Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible, Elena représente « une sorte de détroit entre des horizons extérieurs et des horizons intérieurs toujours béants ».

Il est vrai que si nos horizons extérieurs sont trop souvent stériles et limités, nos horizons intérieurs s’ensemencent sans cesse de richesses et de potentialités nouvelles.

Encore faut-il en prendre conscience…

Le manuscrit de Voynich : un hapax déroutant et mystérieux

 

En 1912, Wilfrid Voynich, un libraire américain spécialiste de livres rares, découvrit dans la bibliothèque de la Villa Mandragone (aux environs de Rome) un manuscrit de quelque 230 pages écrit en caractères inconnus et illustré de surprenants dessins de plantes, de sphères célestes et de baigneuses.

À première vue, le manuscrit ressemblait à un manuel d’alchimiste ou d’herboriste, mais il était entièrement codé.

Certains détails des illustrations suggéraient que l’ouvrage avait été rédigé entre 1470 et 1500, et une lettre du XVIIe siècle jointe au manuscrit indiquait qu’il avait été acheté en 1586 par l’Empereur Rodolphe II. Le manuscrit avait ensuite disparu jusqu’à ce que Voynich le redécouvre. Voynich a demandé aux meilleurs cryptographes de l’époque de décoder les caractères étranges, qui ne correspondent à aucune écriture connue.

Toutefois personne n’a encore été capable de déchiffrer le manuscrit. Sa nature, comme son origine, restent un mystère.

Devant ces échecs répétés, on a commencé à douter de l’existence d’un message à déchiffrer. Certains pensent encore que le manuscrit de Voynich est un canular sophistiqué dépourvu de sens. Mais, comment un mystificateur aurait-il pu concevoir 230 pages présentant tant de régularités dans la structure et la répartition des mots?

La première tentative de décryptage du manuscrit de Voynich à l’époque moderne date de 1921. William Newbold, un professeur de philosophie de l’Université de Pennsylvanie, a remarqué que chaque caractère de l’écriture du manuscrit, souvent appelée « voyniche », présentait de minuscules traits visibles au microscope. Selon lui, ces traits étaient des coups de plume et formaient une sténographie. Mais on s’est rapidement aperçu que les traits microscopiques n’étaient en fait que des craquelures naturelles de l’encre.

L’infructueux essai de Newbold a été le premier d’une série d’échecs. Dans les années 1940, Joseph Feely et Leonell Strong ont tenté de substituer des lettres romaines aux caractères voyniches. Mais les diverses transcriptions n’ont donné aucun résultat sensé. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les cryptographes de l’armée américaine se sont essayés à décoder des textes cryptés antiques. Tous ont livré leurs secrets… à l’exception du manuscrit de Voynich !

En 1978, le philologue amateur John Stojko a déclaré que le texte était de l’ukrainien dont on avait supprimé les voyelles. Sa traduction ne correspond cependant ni aux illustrations du manuscrit ni à un quelconque élément de l’histoire ukrainienne. En 1987, un médecin nommé Leo Levitov a affirmé que le document était l’oeuvre des Cathares et qu’il était écrit avec un mélange de mots de différentes langues, mais son interprétation ne concorde pas avec la théologie cathare.

Les spécialistes s’accordent pour dire que toutes ces tentatives de décodage sont entachées d’une grande ambiguïté. Un mot voyniche peut y être traduit de diverses façons selon son emplacement dans le texte. La solution de Newbold nécessitait ainsi le décryptage d’anagrammes, ce qui introduit une certaine imprécision. À l’inverse, aucune de ces méthodes ne permet de coder un texte en clair en un texte crypté présentant les propriétés du voyniche.

Si le texte n’est pas un code, peut-être est-il un langage non identifié ?

Pour représenter les mots du manuscrit, il existe une convention de translittération des caractères voyniches en lettres romaines : «l’alphabet voyniche européen». Une analyse statistique du texte révèle une très grande régularité. Les mots les plus courants apparaissent souvent plus de deux fois dans une ligne. Par ailleurs, le texte présente un taux de répétition qui n’a d’équivalent dans aucun langage connu. Le voyniche contient très peu de phrases dans lesquelles plus de trois mots différents apparaissent ensemble. Ces caractéristiques rendent improbable que le voyniche soit un langage humain. Il est trop différent de toutes les autres langues.

Autre possibilité, le manuscrit est un canular échafaudé pour réaliser une escroquerie, ou une élucubration d’un érudit exalté. Mais sa complexité linguistique semble infirmer cette théorie. Outre la répétition de mots, on observe de fortes régularités dans leur structure même. Une combinaison aléatoire de syllabes ne produit pas autant de régularités.

Le voyniche est aussi beaucoup plus complexe que tous les langages pathologiques connus dus à des troubles psychologiques ou à des lésions cérébrales. Même si un fou avait inventé une grammaire et une écriture correspondante, le texte obtenu ne présenterait pas les propriétés statistiques du manuscrit de Voynich.

Par exemple, les longueurs des mots du voyniche suivent une distribution binomiale : les mots les plus courants comptent cinq à six caractères et la fréquence des mots de longueur différente de cette valeur décroît fortement, dessinant une courbe en cloche symétrique. Cette distribution est très rare dans les langages humains. La répartition des longueurs des mots y est plus étalée et asymétrique, les mots relativement longs étant assez fréquents. Il est très improbable que la distribution binomiale du voyniche soit une propriété délibérée, car ce concept statistique n’a été inventé que plusieurs siècles après la rédaction du manuscrit.

Le manuscrit de Voynich semble n’être à première vue ni un texte codé, ni un langage inconnu, ni une production aléatoire. Qu’en est-il vraiment ?

L’estimation selon laquelle les caractéristiques du voyniche sont incompatibles avec tout langage humain est fondée sur une expertise linguistique pertinente et solide. L’impuissance des meilleurs cryptanalystes face au texte rend peu plausible l’existence d’un message caché.

Reste l’hypothèse de la mystification, mais cette dernière est rejetée par la plupart des connaisseurs, qui considèrent que le manuscrit de Voynich est trop complexe pour être un faux.

Plusieurs chercheurs, comme Jorge Stolfi de l’Université de Campinas au Brésil, se sont demandé si le manuscrit de Voynich a été construit à l’aide de tableaux de production aléatoire de texte. Les cases de ces tableaux comprennent des syllabes, que l’utilisateur sélectionne, par exemple en jetant des dés, et combine de façon à former un mot. Cette technique pourrait engendrer certaines des régularités observées dans les mots voyniches.

Certaines propriétés du voyniche ne sont cependant pas aussi simples à reproduire. Des caractères courants pris individuellement peuvent n’être que rarement associés à d’autres et cet effet ne peut être produit en mélangeant de façon aléatoire des caractères contenus dans un tableau. Le tirage aléatoire est cependant la notion clé. Ce concept n’a été précisé que longtemps après la réalisation du manuscrit, de sorte que dans une construction aléatoire médiévale, la combinaison des syllabes a probablement été effectuée autrement. Les mots formés ne seraient alors pas strictement aléatoires au sens statistique. Certaines caractéristiques du voyniche sont peut-être ainsi la marque d’un ancien système de codage.

Quelle technique utiliser dans cette hypothèse ?

La réponse dépend de la date de création du manuscrit. Il est illustré dans le style du XVe siècle, et il existe un consensus sur le fait qu’il est antérieur à 1500. Pour autant, les oeuvres artistiques imitent souvent le style d’une période antérieure pour faire paraître le document plus ancien.

Le « mystère » reste donc entier et cet étrange manuscrit s’inscrit dans le cercle très fermé des langages qui demeurent totalement inconnus en dépit d’innombrables efforts.

Parallèlement aux étranges entrelacs du manuscrit de Voynich, on peut citer le « linéaire A » en Crête et les caractères abscons du « disque de Phaïstos » que nous venons récemment d’évoquer.

Le linéaire A est une écriture -encore non-déchiffrée- qui fut utilisée dans la Crète ancienne. Elle était composée de quatre-vingt-cinq signes et idéogrammes. On suppose que le « linéaire A » transcrit le langage des Minoens.

Dans ces trois cas de figure, nous demeurons éberlués devant des messages issus d’un lointain passé et que nos investigations effleurent sans jamais décrypter leurs réels mystères.

Ces vestiges d’un passé qui nous échappe sont des « hapax archéologiques ».

Le terme « hapax » désigne en linguistique un mot qui n’apparaît qu’une seule fois dans l’œuvre d’un auteur. Dans le domaine qui nous importe ici, le manuscrit de Voynich, le disque de Phaïstos et les quelques fragments épars de linéaire A que l’histoire a bien voulu nous confier en offrande sont, eux aussi, uniques. Donc indéchiffrables…

Or nous aimons les hapax, leurs arcanes et l’incomparable pouvoir d’émerveillement qu’ils génèrent en nous.

L’émerveillement… une capacité si rare à l’orée d’un siècle de feu !

Sappho

Sappho : une harmonie liant simplicité, épicurisme et amour

Mettons en lumière l’une des plus célèbres poétesses de tous les temps : Sappho…

La seule évocation de Sappho nous plonge immédiatement dans un imaginaire luxuriant, pour ne pas dire luxurieux.

La poétesse grecque, dont Platon disait qu’elle était la « dixième Muse », fait immédiatement référence à un univers trouble dans lequel l’homosexualité féminine prend une place essentielle. Singulièrement réductrice, cette approche occulte partiellement l’influence considérable exercée par Sappho tout au long de l’Antiquité.

Même si son nom et celui de son île, Lesbos, font ostensiblement référence au lesbianisme, la postérité ne s’y est guère trompée et la cohorte des admirateurs de Sappho est presque innumérable. Outre Platon, on peut citer Ovide, Paul le Silentiaire, Jodelle, Baudelaire, Pierre Louÿs, Madeleine de Scudéry, Amy Lowell, Marguerite Yourcenar, Renée Vivien, Chateaubriand, Maurice Gounod, Lawrence Durrell. Et beaucoup d’autres à leur suite.

Selon les sensibilités de chacun, différentes facettes de cette personnalité hors norme furent successivement mises en lumière. Et le flot ininterrompu des siècles, 2 600 ans pour être précis, auréole de fantasmes et de mythes la légende d’une vie qu’aucun document ne pourra étayer.

En filigranes multiples et soigneusement imbriqués, se dessinent ainsi : la poétesse inspirée, la première grande figure de l’érotisme littéraire, la lesbienne assumant pleinement ses préférences sexuelles, l’amoureuse passionnée se jetant des falaises de Leucade afin de sublimer sa passion pour le beau Phaon, l’inspiratrice géniale de centaines de jeunes femmes qui purent ensuite exprimer leur talent à travers la musique, la poésie, la danse ou le chant.

Eternel palimpseste littéraire sur lequel chacun peut réécrire une partition ou un poème sans prendre le risque d’être démenti, Sappho symbolise une entité complexe dont l’essence même nous échappe mais que nous nous approprions définitivement, l’inscrivant ainsi dans chaque fibre de notre cœur, dans chaque repli de notre âme.

Et cette essence est simplicité, humilité et bonheur de vivre.

La parole de Sappho est avant tout frisson, moutonnement de soi-même en quelque sorte, préludant ainsi la très belle évocation de Stefan George : « Je ne suis qu’un ébranlement de la voix sacrée » (Ravissement).

La « voix sacrée » que nous transmet Sappho, fut-ce à travers des fragments épars, ébranle encore nos esprits, nos émotions et nos âmes, révélant ainsi sa totale et intemporelle prégnance.

Que savons-nous en fait de cette figure illustre que les méandres du temps opacifient progressivement ?

Sappho est née à Erèse, une petite ville proche de Mytilène, dans l’île de Lesbos entre 630 et 612 avant Jésus Christ. Située près de la Lydie, cette île était à l’époque une cité-état indépendante qui s’enorgueillissait d’être un foyer culturel majeur dont l’importance rayonnait à travers toute la Grèce antique.

Les parents de Sappho appartenaient à l’aristocratie de Lesbos. Son père s’appelait Scamandronymos et sa mère Cléïs. Sachant que la poétesse n’évoque jamais son père alors qu’elle donna le nom de sa mère à sa fille, on peut supposer qu’elle fut plus proche de sa mère que de son père.

Sappho avait trois frères : Charaxos, Larichos et Eurygios. L’aîné commercera avec l’Egypte et le comptoir grec de Naucratis.

Peut-être contre son gré, elle fut mariée très jeune à un marchand qui s’appelait Kerkôlas. L’origine triviale de ce nom, kerkos signifiant membre viril, laisse à penser que le mariage fut loin d’être idyllique et que l’amour n’était probablement nullement partagé à l’unisson. De cette union incongrue naquit une fille, Cléïs, qui lui apporta un immense bonheur et qu’elle chérit tendrement.

Sappho semble avoir été très rapidement dégagée de toute obligation maritale, soit en raison d’une séparation, soit à la suite d’un veuvage précoce.

A partir de cet instant elle se partagea entre création et formation de ses jeunes élèves au sein d’une Maison des Muses, communauté féminine qui peut s’apparenter simultanément à une Académie artistique et à un Cercle littéraire.

Hélas, les aléas politiques et les rudes affrontements prévalant au sein de l’oligarchie qui régnait à Lesbos obligèrent de nombreux artistes à s’exiler en Sicile. Ce fut le cas pour Sappho lorsque Mélanchros, le tyran de Mytilène, prit le pouvoir. Elle vécut donc quelques années en Sicile sans qu’il soit possible de savoir avec certitude si sa réputation lui valut un accueil enthousiaste ou mitigé.

Lorsqu’un nouveau tyran, Pittacos, s’empara à son tour du pouvoir, Sappho fut graciée ainsi que de nombreux poètes et musiciens, dont son ami Alcée.

Reprenant son activité première, elle forma de nombreuses jeunes filles de la noblesse de Lesbos auxquelles elle enseigna la science de la lyre et l’art délicat de la composition d’odes. Poèmes lyriques enflammés, celles-ci concélébraient la puissance de l’amour et la suavité d’un désir naissant.

Etant douée aussi bien pour la musique que pour la poésie, Sappho inventa une nouvelle espèce de lyre. Appelée « magadis », cette dernière était un peu plus petite que les lyres traditionnelles utilisées à cette époque. Elle inventa aussi un nouveau mode musical, le mode mixo-lydien, qui convenait parfaitement lors de la transcription d’atmosphères mélancoliques ou passionnées.

Dans le domaine particulièrement exigeant de la poésie, elle inaugura un nouveau type de strophe, que l’on nomme désormais strophe saphique. Celle-ci est composée de quatre mètres, les trois premiers de onze syllabes chacun et le dernier de cinq syllabes seulement.

Bouleversante, son œuvre poétique révéla la vraie lumière des femmes.

Se livrant totalement, elle se met à nue et décrypte en mille reflets versicolores toutes les facettes d’une âme généreuse et passionnée.

Artiste accomplie, elle composa aussi des œuvres à la commande, satisfaisant avec élégance les exigences d’absolu et de pureté de ses contemporains. Dans le domaine strictement poétique, l’étendue de ses talents est presque incroyable. Elle composa de nombreuses épigrammes, des ïambes et chants nuptiaux,  mais aussi des élégies, monodies, épithalames et strophes saphiques, révélant ainsi la perfection rythmique de ses compositions.

Son œuvre est colossale. On l’estime à plus de 12 000 vers.

Il nous en reste quelques fragments épars : 660 vers laborieusement glanés dans les arcanes du temps.

L’émotion est essentielle chez Sappho. Une émotion qui règne sans partage.

Frisson délicieux, cet ébrouement sensuel s’impose, nous enveloppe et nous pousse à outrepasser les limites de notre propre ego, réfugiant ainsi notre âme et notre être intime dans les plus hautes sphères d’une spiritualité quiète et somptueuse.

Avec Sappho, un être fruste devient le chantre halluciné des vérités fondamentales qui jaillissent sans cesse autour de nous et que nous ignorons superbement. La Beauté pure s’insinue alors en nous et fait jaillir un torrent de larmes.

La plus belle semence imaginable.

Afin de symboliser très imparfaitement cette émotion qui cascade et rejaillit sans cesse à l’évocation de cette poétesse divinement douée, il convient d’emprunter quelques vers à Théophile Gautier qui, dans « Emaux et Camées », évoque les marbres de Paros à travers un superbe poëme de la femme :

« Un jour, au doux rêveur qui l’aime,

En train de montrer ses trésors,

Elle voulut lire un poëme ,

Le poëme de son beau corps.

D’abord, superbe et triomphante

Elle vint en grand apparat,

Traînant avec des airs d’infante

Un flot de velours nacarat […]

Glissant de l’épaule à la hanche,

La chemise aux plis nonchalants,

Comme une tourterelle blanche

Vint s’abattre sur ses pieds blancs.

Pour Apelle ou pour Cléomène,

Elle semblait, marbre de chair,

En Vénus Anadyomène

Poser nue au bord de la mer.

De grosses perles de Venise

Roulaient au lieu de gouttes d’eau,

Grains laiteux qu’un rayon irise,

Sur le frais satin de sa peau »

L’auteur du « Roman de la momie » et de « Capitaine Fracasse » poursuit un peu plus loin :

« Ses paupières battent des ailes

Sur leurs globes d’argent bruni,

Et l’on voit monter ses prunelles

Dans la nacre de l’infini »

On pourra arguer que des paupières qui battent des ailes constitue une licence poétique qui n’est peut être plus totalement en phase avec notre époque, mais Théophile Gautier insuffle dans ces quelques strophes une grandeur immaculée (les poètes préfèrent dire immarcescible…) que le temps fige un instant, parcelle d’éternité qui résonne en nous en évoquant parfaitement Sappho, son époque et l’atmosphère harmonieuse et languide qui prévalait alors.

Le marbre de sa chair est en nous.

Ses prunelles montant dans la nacre de l’infini sont en nous.

Sappho est notre fille, notre femme, notre sœur.

Sappho est éternelle.

Au-delà de son talent inouï à extraire la quintessence des formes, des émotions et des êtres, Sappho fut naturellement une femme amoureuse.

Sappho aima les jeunes femmes, chacun le sait. Elle aima Atthis, Abanthis, Pleistodica, Mnasidika, Gyrinnö, Anactoria et beaucoup d’autres.

Certains de ses admirateurs essayèrent, maladroitement, de dissimuler ce qu’ils considéraient comme une regrettable erreur susceptible d’entacher la réputation de cette artiste exceptionnelle.

Ils avaient tort.

Sappho concrétisa la capacité d’aimer dans sa forme la plus pure, la plus élégante, la plus intense. Et la plus douloureuse sans doute.

On retrouve par ailleurs cet hymne à l’amour en écho décalé dans le Cantique des Cantiques : « Les eaux multiples ne pourront éteindre l’amour, les fleuves ne les submergeront pas ».

Avec Sappho le désir devient souffrance. Le désir devient cristal. Le désir devient pureté transcendante.

Ecoutons la poétesse nous conter les exigences exorbitantes et délicieuses de la passion :

« Ah ! ce désir d’aimer qui passe dans ton rire. Et c’est bien pour cela qu’un spasme étreint mon cœur dans ma poitrine. Car si je te regarde, même un instant, je ne puis plus parler »

« Mais d’abord ma langue est brisée, un feu subtil a couru en frisson sous ma peau. Mes yeux ne me laissent plus voir. Un sifflement tournoie dans mes oreilles »

« Une sueur glacée couvre mon corps, et je tremble, tout entière possédée. Et je suis plus verte que l’herbe. Me voici presque morte, je crois… ».

Vingt six siècles plus tard nous ne transcrivons guère mieux l’émoi amoureux et ses étranges conséquences…

Sappho continue à nous tenir par la main, à nous montrer un chemin qui sinue dans l’azur et dont l’issue semble toujours incertaine. Incertaine et féconde.

Comme le signale parfaitement Yves Battistini dans son édition des Odes et fragments de la poétesse grecque : « Sappho demeure notre perpétuelle contemporaine ».

Contemporaine et amie…

L’odieuse étreinte de la Vierge de fer

L'âme humaine est insondable

Dans certaines circonstances exceptionnelles, l’être humain parvient à s’exhausser au-delà de lui-même. Il réalise alors des exploits insensés et fait honneur au bipède arrogant qui s’imagine être la créature la plus perfectionnée de l’univers…

Hélas, la presque totalité de ses capacités et de son imagination s’orientent dans d’autres directions. Et la face sombre de l’Homme irradie alors, tel un soleil noir. Dans l’un de ses plus beaux poèmes : « La fin de Satan », Victor Hugo examine les arcanes de ce « désespoir en marche » qui nous anime parfois.

Cette « face sombre » s’exprime tout au long de l’Histoire de l’humanité et des faits et des personnages illustrent dramatiquement cette propension au crime. Les citer tous nécessiterait la rédaction d’une encyclopédie en 100 volumes !

Par manque de place (et de courage et de temps il faut bien l’avouer…) nous en sélectionnons seulement deux ici que nous réunissons sous le même terme : « vierge de fer ». Le premier est un instrument de torture, le second est une femme que l’on soupçonne d’avoir torturé et tué près de 650 jeunes filles : Elizabeth Bathory.

Redoutable instrument de torture utilisé à partir du XVIIIe siècle, la « vierge de fer » se présentait sous la forme d’un sarcophage de bois ou d’acier dans lequel la victime devait se tenir debout. La boite faisait généralement deux mètres de haut et un mètre de largeur. Des pointes, tranchantes ou perforantes, étaient disposées sur les parois intérieures ainsi que sur le couvercle. Elles transperçaient la victime à la fermeture du mécanisme qui pouvait être cadenassé.

Ces pointes étaient généralement sournoisement disposées de façon à perforer la victime sans causer une mort immédiate afin de rendre la séance de torture plus longue et douloureuse. Forcée à se tenir debout, la personne enfermée à l’intérieur mourait donc, vidée de son sang, épuisée et quelques fois asphyxiée.

Une ou plusieurs petites ouvertures, généralement disposées sur le couvercle, permettaient aux tortionnaires d’interroger sa victime ou de continuer le supplice avec d’autres instruments de torture.

Une belle invention !

La première vierge de fer aurait été fabriquée par l’allemand Johann Philipp Siebenkees, qui aurait conçu « la vierge de Nuremberg » en 1793. Selon un de ces ouvrages, il se serait inspiré d’un outil similaire utilisé au XVIe siècle, le « Schandmantel » (le manteau de la honte). Ce dernier se présentait comme une boite généralement composée de bois et d’étain, mais dont l’intérieur ne possédait aucune pointe et servait uniquement à humilier les criminels.

Une modification du « manteau de la honte » aurait servie, pour la première fois, à l’exécution d’un faux monnayeur le 14 août 1515. Les archives rapportent qu’une fois que l’homme était placé à l’intérieur de la boîte, on refermait tranquillement la porte afin que de longs clous viennent pénétrer ses bras et ses jambes à plusieurs endroits, ainsi que ses yeux, sa poitrine, ses épaules et sa vessie. Les clous n’étaient pas enfoncés profondément dans le corps du supplicié. La victime pouvait donc survivre et se lamenter pendant plusieurs jours avant de rendre l’âme.   

Naturellement, l’origine de ces descriptions demeure floue. Nos connaissances sur les vierges de fer étant fondées sur des archives et une littérature du XIXe siècle qui étaient fortement influencées par les croyances populaires, la fiction et la réalité sont difficiles à dissocier.

La vierge de Nuremberg est encore aujourd’hui la « vierge de fer » la plus connue et la plus souvent représentée. Elle était anthropomorphe (de forme humaine) et les rumeurs disent qu’elle représentait la vierge Marie. Elle a été utilisée durant l’inquisition afin d’injecter symboliquement la foi chrétienne dans le corps des hérétiques. Elle mesurait 2.1 mètres de hauteur et 0.9 mètre de largeur, possédait deux portes et était assez grande pour contenir un homme adulte. À l’intérieur de ce cercueil, une dizaine de longs clous se dressaient, prêts à perforer sa victime.

Au dessous de cette machine infernale béait une oubliette au fond de laquelle le cadavre tombait et pourrissait dans un ruisseau souterrain avant de nourrir les poissons.

La vraie vierge de fer...

Tout ceci est charmant et nous démontre que l’ingéniosité humaine trouve sa vraie puissance dans le besoin de pouvoir, l’instinct de survie et la quête du bouc-émissaire. Après, règnent la terreur, l’angoisse, la douleur ; et la mort…

Quittons les objets inanimés afin d’examiner un instant l’étrange destin d’une comtesse hongroise : Elizabeth Bathory.

Elizabeth Bathory est née en 1560, d’une famille de sang royal, comptant dans ses proches parents le prince de Transylvanie, Sigismond Bathory, un oncle qui devint roi de Pologne, des gouverneurs de province, de hauts magistrats, des évêques et un cardinal. Cette famille remontait très loin dans le temps et comptait un certain nombre d’aventuriers hongrois descendant probablement des Huns et qui s’étaient imposés par le sang et la violence.

C’est donc dans une atmosphère encombrée de sortilèges et de traditions ancestrales que se déroula l’enfance d’Elizabeth Bathory, Par ailleurs, certains de ses ancêtres avaient été des brutes sanguinaires. Pire encore, la propre nourrice d’Elizabeth, Jo Ilona, deviendra son âme damnée. Pratiquant la magie noire et les sortilèges les plus pervers, Jo Ilona eut une influence déterminante sur l’évolution de son esprit.

Les descriptions qu’on possède d’Elizabeth Bathory, ainsi qu’un portrait qu’on en a conservé, nous la montrent d’une grande beauté : « Les démons étaient déjà en elle : ses yeux larges et noirs les cachaient en leur morne profondeur, son visage était pâle de leur antique poison. Sa bouche était sinueuse comme un petit serpent qui passe, son front haut, obstiné, sans défaillance. Et le menton, appuyé sur la grande fraise plate, avait cette courbe molle de l’insanité ou du vice particulier. Elle ressemblait à quelque Valois dessiné par Clouet, Henri Ill peut-être, en féminin ».

Tout ceci filigranait déjà une âme mélancolique, secrète et peut-être cruelle. Composé de trois dents de loup, d’un croissant de lune, d’un soleil en forme d’étoile à six pointes, le tout entouré d’un dragon qui se mord la queue, le blason des Bathory était explicite…

Depuis son plus jeune âge Elizabeth souffrait de maux de tête parfois intolérables qui la faisaient se rouler par terre. Était-ce de l’épilepsie ? Des crises d’hystérie ?

Sa sensualité était incontestablement bisexuelle car elle ne refusa jamais les contacts masculins, mais elle évolua toute sa vie dans des retraites peuplées uniquement de femmes. Par ailleurs, elle ne sacrifia jamais un seul homme à ses débauches, mais uniquement des femmes.

Le 8 mai 1575. Elizabeth avait alors quinze ans, elle épousa Férencz Nàdasdy. L’empereur Maximilien de Habsbourg assista lui-même au mariage. Le roi Matthias de Hongrie et l’archiduc d’Autriche envoyèrent de somptueux cadeaux aux nouveaux époux qui s’en allèrent passer leur lune de miel dans le château de Csejthe, dans le district de Nyitra, région montagneuse du nord-ouest de la Hongrie, encore célèbre aujourd’hui par la qualité de ses vignobles, mais aussi pour ses châteaux forts en ruines, ses histoires de fantômes et ses traditions vivaces de vampires et de loups-garous.

Mais le séjour de Férencz Nàdasdy fut de courte durée. Ses devoirs de combattant l’appelaient à la guerre à travers toute la Hongrie et les pays avoisinants. Il laissa donc sa jeune et belle épouse régner sur le château de Csejthe et sur les vastes domaines qui l’entouraient.

Que se passa-t-il donc alors ? Il est probable que la sensualité d’Elizabeth se sentit quelque peu frustrée. On lui prêta plusieurs intrigues amoureuses, mais sans lendemain, dont une avec un de ses cousins, le comte Gyorgy Thurzo, futur premier ministre de Hongrie qui fut, par la suite, son juge le plus sévère.

Cela ne veut pas dire que les époux ne s’entendaient pas car leurs retrouvailles étaient toujours de nouvelles lunes de miel. Mais le seul tort du mari était d’être trop souvent absent.

Férencz Nàdasdy mourut brutalement en 1604. Devenue veuve, la comtesse semble n’avoir rien changé à son mode de vie. Les tortures qu’elle infligeait à ses servantes, elle les pratiquait depuis longtemps et son mari le savait parfaitement, considérant celles-ci comme de simples amusements de la part de sa femme. Le servage n’existait plus en Hongrie, mais les vieilles habitudes avaient du mal à disparaître,

Les témoignages compilés lors du procès sont catégoriques. Lorsque l’on demanda depuis combien de temps la comtesse maltraitait les jeunes filles, un témoin répondit : « Elle commença quand son mari était encore en vie, mais alors ne les tuait pas. Le comte le savait et ne s’en souciait guère ». On raconte une curieuse anecdote à ce sujet, non pas sur le début des sévices opérés par Elizabeth, mais sur la naissance de sa fascination pour le sang qui coule. « Un jour qu’elle avait frappé une servante assez violemment pour la faire saigner du nez, parce qu’elle lui avait tiré les cheveux en la peignant, un peu du sang de la jeune fille tomba sur le poignet d’Elizabeth. Un peu plus tard, la comtesse crut remarquer que la peau de l’endroit où était tombé le sang était devenue plus blanche et plus douce que la peau environnante. Intriguée, elle se baigna le visage avec le sang d’une des victimes de ses orgies sadiques. Son visage lui sembla rajeuni et revivifié par le traitement ».

Ce détail est important, car le souci primordial d’Elizabeth Bathory depuis son plus jeune âge fut sa beauté. Plus exactement… le maintien de sa beauté ! Pour l’éternité…

Il n’en fallait pas plus pour s’imaginer qu’elle pouvait indéfiniment préserver sa beauté grâce à du sang frais de jeunes filles, de préférence vierges, donc revêtues de cette aura magique que confère la virginité.

Elizabeth Bathory passait son temps au château de Csejthe, faisant également de fréquents séjours à Presbourg et surtout dans la demeure qu’elle avait acquise à Vienne, non loin de la cathédrale, demeure qui semble avoir été marquée aussi par de sanglantes orgies. A Csejthe comme ailleurs, Elizabeth était toujours accompagnée de sa nourrice Jo Ilona et de sa servante Dorottya Szentes, dite Dorko, deux femmes vieilles, vulgaires, sales, d’une totale immoralité. Il semble qu’elles aient été les principales pourvoyeuses de jeunes filles pour la comtesse, en même temps que ses collaboratrices zélées quand il s’agissait de frapper, de saigner, puis d’enterrer les malheureuses victimes.

Autour de ce duo infernal, il y avait un homme à tout faire, Ujvari johanes, dit Ficzko, une sorte de nabot disgracieux, et une lavandière, Katalin Beniezky. Elizabeth vivait au milieu de cette troupe entièrement vouée à son service et à la satisfaction de ses instincts les plus bas. La comtesse veillait à ce que ces jeunes filles retenues prisonnières fussent bien nourries et engraissées, car elle croyait que plus elles étaient dodues, plus elles avaient de sang dans les veines, et que plus elles étaient bien portantes, plus la vertu de ce sang était efficace, lui permettant ainsi d’échapper au vieillissement et à son épitaphe ultime.

Un autre personnage vint bientôt compléter la sinistre troupe entourant Elizabeth, une certaine Darvulia Anna. On a largement brodé sur cette femme sous prétexte que son nom évoque celui de Dracula. En fait, Darvulia était une sorcière de la meilleure tradition, une magicienne noire qui connaissait des formules et des incantations sataniques et qui n’hésitait pas, comme le fera plus tard la Voisin, en France, au moment de l’affaire des Poisons, à procéder à des sacrifices humains pour obtenir l’aide des puissances démoniaques. Sans doute Darvulia Anna sut-elle convaincre Elizabeth Bathory, déjà quadragénaire mais toujours très belle, qu’elle connaissait les recettes infaillibles pour prolonger indéfiniment cette beauté.

La comtesse garda Darvulia à ses côtés et il est établi que sa présence augmenta la fréquence des sacrifices qu’Elizabeth orchestrait afin d’assouvir ses pulsions tout en se préservant des outrages du temps. Repérées par les émissaires de la comtesse, les plus belles filles de Transylvanie et de Hongrie prenaient le chemin du château de Csejthe. Tous les moyens étaient bons : menaces, intimidation, promesses d’argent, achat pur et simple dans certaines familles pauvres. La plupart d’entre elles ne ressortaient jamais plus de la sinistre forteresse.

On a exagéré les récits concernant les supplices infligés à ces innocentes jeunes filles par la comtesse Bathory et ses âmes damnées. Mais on possède suffisamment de faits avérés pour se faire une idée de l’atmosphère malsaine et macabre qui régnait dans les souterrains du château de Csejthe. Les filles étaient frappées. Certaines avaient le cou percé. D’autres étaient liées avec des cordes qu’on tordait ensuite afin qu’elles puissent s’enfoncer dans les chairs, ce qui permettait de leur ouvrir les veines et de faire jaillir le sang sur la comtesse.

On prétend même’ qu’on remplissait parfois des baignoires de sang et qu’Elizabeth s’y baignait avec ravissement. Comme sa peau délicate ne supportait pas d’être essuyée avec des serviettes, ce sont d’autres filles qui devaient la débarrasser du sang en lui léchant le corps avec leurs langues. Celles qui s’évanouissaient étaient sévèrement châtiées avant de servir de victimes à leur tour.

On prétendit aussi que la comtesse utilisait parfois une forme primitive de la « vierge de fer » que nous avons évoquée au début de cet article déambulant au sein des labyrinthes noirs de l’âme humaine.

Personne n’osait porter officiellement plainte, ni ceux qui savaient, ni les parents des jeunes filles disparues qui craignaient des représailles car les Bathory et les Nàdasdy étaient bien trop puissants.

Mais le roi Matthias de Hongrie prit l’affaire en main. Convaincu par certains témoignages, que l’héritière des Bathory était coupable de crimes de sang, il ordonna une enquête qu’il confia au gouverneur de la province, lui-même cousin d’Elizabeth. Le gouverneur se rendit secrètement à Csejthe et s’informa auprès de certaines personnes de confiance, en particulier le curé qui, sans avoir l’intention de le publier de son vivant, avait rédigé un long mémoire dans lequel il signalait quantités de faits pour le moins troublants. L’envoyé du roi Matthias fut très vite édifié, et, lorsqu’il eut fait son rapport, la décision du roi fut implacable: arrêter la comtesse Bathory et tous ses complices. Il confia cette à un autre cousin d’Elizabeth (qui avait été un temps son amant) son premier ministre, le comte Gyorgy Thurzo.

Le 29 décembre 1610, à la tête d’une troupe armée le comte Thurzo pénétra dans le grand château. La garnison n’opposa aucune résistance : « Ils allèrent à travers le château, et, accompagnés de gens munis de torches connaissant les entrées des escaliers les plus secrets, descendirent au souterrain des crimes d’où montait une odeur de cadavre et pénétrèrent dans la salle de tortures aux murs éclaboussés de sang. Là se trouvaient encore les rouages de la « Vierge de Fer », des cages et des instruments, auprès des brasiers éteints. Ils trouvèrent du sang desséché au fond de grands pots et d’une sorte de cuve. Ils virent les cellules où l’on emprisonnait les filles, de basses et étroites chambres de pierre; un trou profond par où l’on faisait disparaître les gens; les deux branches du souterrain, l’une conduisant vers le village et débouchant dans les caves du petit château, l’autre allant se perdre dans les collines… ».

Plus loin, toujours dans le souterrain, Thurzo et ses hommes découvrirent plusieurs douzaines de jeunes filles, d’adolescentes et de jeunes femmes. Certaines étaient affaiblies, presque complètement vidées de leur sang; d’autres, dans un état d’hébétude totale, étaient encore intactes : c’était le bétail réservé aux prochaines orgies. Par la suite, on exhuma une cinquantaine de cadavres de jeunes filles dans les cours et les dépendances du château.

Lorsque le comte Thurzo se présenta devant Elizabeth Bathory elle ne songea pas un seul instant à nier l’évidence. Aux accusations que lui porta son cousin et ex-amant, elle répondit que tout cela relevait de son droit de femme noble, et qu’elle n’avait pas à se justifier.

Mais la procédure de la justice était en marche et plus rien ne pouvait l’arrêter

Le procès fut lourd et très pénible, surtout lorsque les témoins décrivirent certaines scènes. Un premier exemple : « les complices d’Elizabeth attachaient les mains et les bras très serrés avec du fil de Vienne, puis battaient les victimes à mort, jusqu’à ce que tout leur corps fût noir comme du charbon et que leur peau se déchirât. L’une supporta plus de deux cents coups avant de mourir. Dorko leur coupait les doigts un à un avec des cisailles, et ensuite leur piquait les veines avec des ciseaux… Jo Ilona apportait le feu, faisait rougir les tisonniers, les appliquait sur la bouche et mettait le fer dedans. La maîtresse a toujours récompensé les vieilles quand elles avaient bien torturé les filles. Elle-même arrachait la chair avec des pinces, et coupait entre les doigts ».

Un second : « Elle battait les filles cruellement et Darvulia mettait les jeunes servantes dans l’eau froide et les laissait toute la nuit. La comtesse elle-même déposait dans leur main une clef ou une pièce d’argent rougie au feu. A Sravar, Elizabeth a, devant son mari Férencz Nàdasdy, dévêtu une petite parente de son mari, l’a enduite de miel et laissée un jour et une nuit dans le jardin pour que les insectes et les fourmis la piquent. Elle, Jo Ilona, était chargée de mettre entre les jambes des jeunes filles du papier huilé et de l’allumer… Dorko coupait avec des ciseaux les veines des bras ; il y avait tant de sang qu’il fallait jeter de la cendre autour du lit de la comtesse, et celle-ci devait changer de robe et de manches. Dorko incisait aussi les plaies boursouflées et Elizabeth arrachait avec des pinces la chair du corps des filles… ».

Tout ces témoignages, quelles que soient les réserves que l’on peut émettre à leur propos, sont accablant et corroborent partiellement les chiffres ahurissants qui circulent encore : six cents jeunes filles sacrifiées par la comtesse Elizabeth Bathory et ses complices, voire six cent cinquante…

La comtesse fut évidemment reconnue coupable par les juges qui se penchaient sur son cas. Mais la question se posait quant à la peine qu’elle devait encourir. On sait que le roi Matthias était résolu à condamner la comtesse à mort, quels que fussent ses liens avec l’illustre famille des Bathory. Mais la famille Bathory, et le comte Gyorgy Thurzo le premier, n’avaient aucune envie de salir leur nom en faisant procéder à l’exécution publique d’une des plus grandes dames de l’Empire. Il y eut des négociations, des compromis. On se dit qu’il valait mieux faire passer Elizabeth pour folle que pour une criminelle. Le verdict tomba: les principaux complices, Jo Ilona, Ficzko, Dorko et Katalin Beniezky furent condamnés à la décapitation et rapidement exécutés. Quant à la comtesse de sang royal, elle fut condamnée à être murée vive dans ses appartements privés du petit château de Csejthe.

Sous la surveillance des juges et du comte Thurzo, des maçons murèrent donc les fenêtres et les portes de ses appartements, ne laissant qu’une petite ouverture par laquelle on passerait tous les jours de l’eau et de la nourriture. Elizabeth Bathory se laissa enfermer sans prononcer une parole. Elle vécut quatre ans dans la solitude et l’obscurité. Aux dires de ceux qui la virent dans son dernier sommeil, en dépit de son âge : cinquante-quatre ans, sa beauté était inaltérée. On retrouva, dans ses appartements, de nombreux grimoires, et surtout des invocations sataniques dans lesquelles elle conjurait le Diable de faire mourir ses ennemis.

L’examen du cheminement intellectuel conduisant à l’élaboration de la « vierge de fer » et aux outrances sadiques de la comtesse Elizabeth Bathory peut laisser à imaginer que nous nous situons ici aux confins de l’esprit humain. Dans ses pires cheminements…

Hélas… Il suffit d’examiner l’Histoire de l’Antiquité ou l’Histoire contemporaine (y compris en 2010 !) pour se rendre compte que les concepteurs de la « vierge de fer » et la comtesse Bathory sont des humains « presque » ordinaires.

L’Homme peut concevoir et façonner des projets grandioses qui faciliteront la vie de millions d’êtres humains tout en protégeant notre planète. Il peut aussi orchestrer le massacre de millions de victimes innocentes. Ne nous trompons pas, il y a des Elizabeth Bathory partout. Il y a des idéologies criminelles partout. Et si le nazisme et le communisme sont directement responsables du massacre de cent cinquante millions d’êtres humains qui ne demandaient qu’à vivre, les idéologies scélérates sont partout.

Car l’Homme est partout !

Espérons seulement qu’il n’essaime pas à travers l’univers…

Indomptables amazones

L'indomptable courage des amazones qui ne reculent jamais, quel que soit le défi...

« Ne désespérez jamais. Faites infuser d’avantage »

Henri Michaux – Tranches de savoir

Personnages illustres issues de la mythologie grecque, les Amazones symbolisent un peuple constitué exclusivement de femmes guerrières et redoutées dans tous les combats.

On attribue parfois à la légende une origine historique, ces amazones seraient alors une réminiscence des guerrières scythes et sauromates (que l’on appelle parfois aussi « sarmates »).

Toujours selon la légende, elles vivaient en Cappadoce et aveulissaient leurs descendants mâles afin d’en faire des serviteurs zélés.

Téméraires et n’ayant peur de rien, ces guerrières possédaient un bouclier léger et étaient armées de haches, de lances et d’arcs puissants.

Ce terme s’emploie souvent lorsque l’on désire évoquer une femme qui n’hésite pas à lutter jusqu’à la mort et qui ne redoute aucun adversaire.

L’histoire du Monde comporte d’innombrables exemples de ces dignes descendantes des amazones antiques.

Nous pourrions naturellement évoquer Jeanne d’Arc qui, en France, illustre parfaitement ce portrait de jeune femme dénuée de peur et qui outrepasse tous les tabous propres à son époque en forçant son destin.

Mais nous allons ici prendre deux exemples moins connus : une jeune femme qui organisa la libération de sa région : le Dauphiné, et une reine Ostrogoth (cela fait toujours rire à cause du capitaine Haddock…) qui s’efforça de maintenir son peuple en paix en dépit des pressions.

La première s’appelle Philis de la Tour du Pin de la Charce. Un nom assez compliqué il faut bien l’admettre…

Huguenote issue d’une noble famille du Dauphiné, Philis de la Tour du Pin de la Charce naquit en Janvier 1645 au château de Montmorin.

Fréquemment appelée La Jeanne d’Arc du Dauphiné, célébrée par la Marquise de Sévigné et citée par Voltaire dans son Dictionnaire Philosophique à la rubrique « Amazone », Philis de la Charce se retrouva au centre d’une controverse bien inutile et totalement vaine, trois siècles après sa mort.

Mais si l’exactitude des faits historiques est encore à démontrer, le symbole récurrent de l’héroïsme demeure intact et porteur d’espérance.

Philippe de la Tour du Pin de la Charce fut surnommée Philis dès sa naissance, ce qui évita toute ambiguïté quant à son sexe… Elle était le quatrième enfant d’une famille comportant quatre garçons et six filles. L’une de ses sœurs cadette, Marguerite, fut connue ultérieurement sous le nom de plume de Sapho en fréquentant les salons littéraires où régnaient une de leurs amies, Madame Deshouillères. Cette dernière fut célèbre en son temps en tant que dramaturge et poétesse.

Le Dauphiné ayant une importance stratégique considérable pour le Royaume de France et pour Louis XIV, cette région subissait le passage incessant de troupes armées guerroyant à ses frontières. Le climat d’insécurité prévalant alors impliqua que le père de Philis et ses frères aînés soient presque toujours en campagne, laissant la jeune femme, sa mère et sa sœur cadette, au château de la Charce en été et à Nyons en hiver.

Cette atmosphère lugubre et cette vie étroitement rythmée s’égaillèrent enfin lorsque Madame Deshouillères vint s’installer entre 1672 et 1674 à Nyons.

L’arrivée d’une femme de lettres illustre et symbolisant le mouvement précieux alors en vogue à Paris donna une énergie nouvelle à Philis et à sa sœur. Elles s’essayèrent ainsi à la poésie tout en dissipant passagèrement la morosité d’une vie provinciale sans réelle envergure et sans relief.

Quelques mois avant la révocation de l’Edit de Nantes, Philis se convertit au catholicisme, probablement plus par pragmatisme que par conviction religieuse.

La vie de Philis de la Tour du Pin de la Charce bascula lors de la campagne du Dauphiné qui mit la région à feu et à sang en 1692.

Cet épisode dramatique s’inscrit dans la guerre de la ligue d’Augsbourg. Regroupant une meute hétérogène de pays aux intérêts contradictoires, cette coalition (Hollande, Savoie, Espagne) s’opposait aux velléités de conquêtes de Louis XIV et était considérablement renforcée par la Révolution anglaise de 1688 qui avait mis sur le trône d’Angleterre le pire ennemi du Roi Soleil : Guillaume d’Orange.

Souhaitant créer une diversion tout en récupérant des territoires français, les coalisés de la ligue d’Augsbourg alimentèrent un nouveau front à partir des régions comprises entre Grenoble, Sisteron et Gap. Ils demandèrent donc au duc de Savoie : Victor-Amédée II, de pousser ses troupes depuis leurs bases arrières situées dans le Piémont.

Le 21 Juillet 1692 l’armée savoyarde se dirige vers la France. Forte de 40 000 hommes, elle progressa vers Gap. La ville fut prise en Août, mais l’avance des armées savoyardes fut ralentie par la maladie de Victor-Amédée II.

Le chef de l’armée française, Monsieur de Catinat, profita de ce répit pour endiguer l’avance des troupes venues du Piémont. Il fut en cela largement aidé par des révoltes sporadiques qui mirent en péril les troupes du duc de Savoie.

C’est à cet instant qu’intervient, semble-t-il, Philis de la Charce. Elle regroupa autour d’elle une partie du peuple du Dauphiné qui s’échinait à combattre l’envahisseur oeuvrant aux ordres de la ligue d’Augsbourg.

L’immédiateté de sa décision fait écho aux propos d’Eurydice dans la plus belle pièce de Pierre Corneille au crépuscule de sa vie. L’héroïne dit en effet :

« Et quand on veut se vaincre, il y faut peu de temps.

Un jour y peut beaucoup, une heure y peut suffire »

Suréna Acte V scène 1

Eurydice et Philis démontrent que chacun peut se vaincre en un instant et que le basculement d’un destin est toujours possible. Une heure y peut suffire

Il faut simplement être lucide et vouloir. Surtout vouloir.

Les exploits de Philis furent cités par le principal journal de l’époque : Le Mercure Galant.  Dans son numéro de Septembre, celui précise : « Le zèle qu’a fait paraître Mademoiselle Philis de la Charce en Dauphiné, pour le service du Roi, ne doit pas être oublié. Elle a empêché la désertion des peuples depuis les environs de Gap jusqu’aux Baronnies. Elle s’est mise à leur tête, a fait couper les ponts, garder des passages, empêché les ennemies de pénétrer au-delà de Gap. Cette Amazone, ayant informé les généraux de tout ce qu’elle avait fait, en fut approuvée et complimentée et, de leur aveu, elle fit armer tout ce qu’elle put de monde ».

Voilà une analyse qui éclaire d’un jour nouveau la personnalité de Philis. On observera plus particulièrement qu’elle travailla à remonter le moral des défenseurs, qu’elle organisa la résistance, qu’elle fit détruire les moyens logistiques de l’envahisseur et qu’elle fit armer tous les hommes en état de combattre.

Une vraie héroïne en fait, dont l’intrépidité altière et la réflexion stratégique firent merveilles.

Les commentateurs du XIXe siècle se sont échinés à démontrer la véracité ou l’inexactitude de ces exploits de la guerrière Pallas, comme l’appelait affectueusement Madame de Sévigné. Là encore, la vérité historique dans sa rigueur presque clinique importe peu.

Que Philis ait combattu les armes à la main ou qu’elle se soit contentée d’organiser la résistance ne constitue que la partie visible d’un iceberg colossal. Ce qui nous émeut et nous conduit à réfléchir, c’est la capacité d’une femme à outrepasser les rigidités psychiques qui emprisonnent trop souvent ses consoeurs.

Notre second exemple nous replonge au sein d’une époque troublée : la fin de l’Empire romain.

Nous allons donc évoquer le tragique destin de la reine Amalasonthe.

Régnant pendant plus de dix ans à la tête des Ostrogoths, Amalasonthe fut pendant cette courte période la souveraine la plus puissante d’une Europe naissante et déjà déchirée par maints combats fratricides.

Ce constat mérite quelques explications et une nécessaire mise en perspective.

Dès le IIIe siècle les romains se heurtèrent aux ambitions des Goths.

Ceux-ci venaient de l’Est de l’Europe et devenaient menaçant dans les Balkans. A partir de 375 ils furent eux-mêmes repoussés par des hordes venus d’Asie : les Huns.

En 410 les troupes d’Alaric envahirent l’Italie et s’emparèrent de Rome. S’établissant plus tard en Aquitaine, ils fondèrent le royaume de Toulouse et s’installèrent en Espagne. Ces envahisseurs sont désignés comme étant les Wisigoths. Il est à remarquer que leur implantation fut prospère et qu’ils vécurent en Espagne jusqu’aux invasions arabes.

Mais la majorité des Goths étaient restés près des plaines du Danube et subissaient le joug des Huns. Après la mort accidentelle d’Attila, ils envahirent à leur tour l’Empire romain. On leur donna le nom d’Ostrogoths.

Très turbulents et toujours avides de butin, ils constituaient une réelle menace pour l’empereur romain d’Orient qui vivait à Constantinople, car à cette époque l’Empire romain d’Occident n’était déjà plus qu’une coquille vide privée depuis longtemps de tout pouvoir.

Le dernier empereur romain d’Occident fut Romulus Augustule. Ce dernier fut déposé en 476 par un chef barbare nommé Odoacre qui refusa de porter le nom d’Empereur, clôturant ainsi une très longue et très illustre Histoire.

Profitant du désordre qui prévalait en Occident et de l’impuissance passagère de l’Empereur romain d’Orient, Odoacre instaura son propre pouvoir en collaborant étroitement avec le Sénat de Rome et en assurant la sécurité du territoire. Dès 488, les ambitions divergentes des Ostrogoths et de l’Empire romain d’Orient se métamorphosèrent en intérêts communs. Les premiers cherchaient un vaste pays où s’installer et le second souhaitait éloigner de son propre territoire des voisins turbulents et potentiellement dangereux.

Constantinople donna donc assez rapidement son accord de principe. Conséquence immédiate de ce pacte inédit, en 489 le roi des Ostrogoths, l’ambitieux et charismatique Théodoric, envahit l’Italie.

Il devint roi en 493 après avoir battu les troupes d’Odoacre. Dès cette époque l’ancien fief de l’Empire romain fut administré par les ostrogoths qui installèrent leur capitale à Ravenne.

Le statut de Théodoric était complexe et quelque peu ambigu. Il était pleinement roi de son peuple mais exerçait son autorité sur la population romaine par délégation, les Romains ayant rejeté le concept de royauté depuis plusieurs siècles. Cette délégation s’effectuait très logiquement au nom de l’Empereur romain d’Orient, mais elle demeurait lointaine et purement formelle car Théodoric jouissait en réalité d’une très grande liberté d’initiative.

La seule exigence requise était naturellement que Théodoric ne s’oppose pas frontalement à l’Empire d’Orient. Il devait donc faire preuve de diplomatie et utiliser judicieusement les forces intérieures du pays, car quelques centaines de milliers d’Ostrogoths ne pouvaient guère imposer leurs décisions à plusieurs millions de citoyens romains sans un consensus minimum.

Théodoric utilisa donc astucieusement les divisions internes du sénat romain et mit à profit les rouages administratifs existants. Ceci permit de faire cohabiter deux peuples très différents et dont les religions respectives, le christianisme pour les Romains et l’arianisme pour les Ostrogoths, étaient a priori antagonistes.

C’est dans ce cadre original, fécond, mais très instable, que s’inscrivit l’arrivée au pouvoir de la fille du roi Ostrogoth lorsque celui-ci décéda en 526.

Fille de Théodoric et de la sœur de Clovis, Audeflède, Amalasonthe naquit en 498.

Son père n’ayant pas d’héritier mâle, il maria la jeune princesse avec Eutharic auquel il souhaitait transmettre le pouvoir à sa mort. Eutharic décédant en 522, Amalasonthe prit la régence car son fils n’avait que quatre ans.

Femme intelligente, belle et cultivée -elle parlait couramment le grec et le latin- Amalasonthe fut rapidement confrontée à de redoutables échéances car Théodoric le Grand avait été un roi puissant et respecté, mais il avait été tout autant redouté et haï.

Ces facteurs incombèrent en héritage à une jeune femme inexpérimentée et qui ne pouvaient guère espérer de soutiens réellement fiables, hormis auprès de quelques confidents dévoués.

Conseillée par Cassiodore, la reine s’efforça de rapprocher les Ostrogoths et les Romains tout en se conciliant les faveurs de Constantinople.

Ambitieux et presque messianique, cet objectif irréalisable constituait le testament politique de Théodoric. La jeune souveraine dut mettre en œuvre la maxime édictée par Paracelse un millénaire plus tard : « le scorpion guérit le scorpion ».

Dans une lettre envoyée au nouvel Empereur romain d’Orient, Justinien, la prudente Amalasonthe garantissait un retour à des relations normalisées entre les différentes factions qui se déchiraient à la fin du règne de son père.

Mais le décès trop hâtif de Théodoric mettait automatiquement fin aux liens personnels très puissants qui unissaient les deux royaumes Goths (Wisigoths et Ostrogoths), ce qui affaiblissait structurellement ainsi le pouvoir de Ravenne.

Dans le droit fil de cette implacable logique, Amalasonthe dut très rapidement renoncer aux impôts prélevés en Espagne.

Mais, en dépit de ces difficultés, le règne de la souveraine se déroula sans grandes difficultés pendant les premières années car la paix était sauvegardée à l’intérieur, comme à l’extérieur.

L’armée ostrogothique était forte, structurée, motivée et bien commandée. Par ailleurs, les forces de Justinien étaient monopolisées par les combats avec les Perses, ce qui laissait une large liberté de manœuvre à Amalasonthe. Elle en usa astucieusement en essayant même d’améliorer ses relations avec les Burgondes.

Malgré quelques erreurs de jeunesse, sa clairvoyance et son opiniâtreté furent couronnées de succès et Procope célébra son courage et sa sagesse.

Le contexte se compliqua lorsque son fils, Athalaric, s’approcha de sa majorité. Les Goths hostiles à Constantinople et les Romains opposés à l’Empire s’unirent. Puis ils ourdirent plusieurs conspirations visant à écarter Amalasonthe et son fils du pouvoir.

Inquiète, la reine songea à chercher refuge chez l’Empereur en embarquant à bord d’un navire royal emmenant dans ses soutes un fabuleux trésor composé de 40 000 livres d’or, soit deux fois le budget annuel de l’Empire romain d’Occident. Mais ce vaisseau poursuivit seul et la reine resta à Ravenne afin de défendre chèrement sa vie. Manoeuvrant habilement, elle finit par circonscrire cette crise palatiale. Amalasonthe reprit totalement ses prérogatives en 533 après avoir effectué quelques judicieux remaniements au sein des hommes d’influence les plus puissants.

Le 2 Octobre 534 Athalaric décéda prématurément, laissant la totalité du pouvoir à sa mère. Amalasonthe réagit en femme d’action et nomma son cousin Théodahat comme corégent, s’arrogeant implicitement ainsi tous les pouvoirs. Elle devint ainsi la domina rerum, situation inédite chez les Goths qui privilégiaient généralement la virilité et les attitudes martiales qu’imposait implicitement une époque particulièrement rude. Cette situation exaspéra au plus haut point l’ambitieux Théodahat qui décida de faire arrêter sa cousine.

Amalasonthe se retrouva ainsi en résidence surveillée dans une île du lac Bolsena.

Toujours soutenue par Justinien, le puissant Empereur romain d’Orient, Amalasonthe aurait probablement pu être libérée et transférée à Constantinople.

D’après certains récits, l’impératrice Théodora, ancienne courtisane et fille d’un montreur d’ours, aurait souhaité éviter la présence à la cour de cette séduisante reine qui pouvait éventuellement contrecarrer ses desseins. L’hypothèse est envisageable car Théodora ayant subjugué Justinien « par des opérations magiques », comme le prétend Procope, elle pouvait craindre une rivale.

Toutefois, l’énergique courtisane métamorphosée en impératrice démontra par la suite des qualités humaines peu compatibles avec ce refus, même si sa toute puissance dans les domaines de politique étrangère et dans les affaires religieuses la faisait redouter.

Ne pouvant bénéficier d’un asile en Orient, la souveraine se retrouva donc aux mains de son cousin. Pressé de régner seul, Théodahat la fit assassiner par des séides à sa solde. Le décès d’Amalasonthe courrouça Justinien qui arma des troupes importantes. Emmenées par Bélisaire, elles firent rapidement plier Théodahat qui fut à son tour assassiné à la fin de l’année 536, démontrant ainsi que le crime ne paie pas toujours.

Cette défaite du cousin d’Amalasonthe accéléra le processus de décomposition du royaume ostrogoth qui disparut quinze ans plus tard.

La fille de Théodoric le Grand aurait donc pu, par alliances successives et en faisant preuve de pragmatisme, sauver son peuple d’une déroute que le misérable Théodahat ne fit qu’accélérer. Et ceci au plus grand profit de l’Empire romain d’Orient dont la puissance s’accrût désormais sans cesse.

Payant de sa vie son implication au service de son pays, Amalasonthe donna ainsi une très belle leçon de courage tout en ouvrant une porte nouvelle. Dans un univers barbare où la force brute, le meurtre et la félonie, deviennent des vertus indispensables, Amalasonthe sut décliner une palette différente, originale et pertinente.

« Indomptables amazones » disions-nous en préambule…

En réalité, ces femmes courageuses et opiniâtres nous démontrent que… tout est possible !

Il suffit de le vouloir vraiment. C’est par ailleurs un des thèmes principaux de notre premier roman : « Cathédrales de brume » http://www.riviereblanche.com/cathedrales.htm

Nous y ajoutons simplement une notion nouvelle : la démesure…

Deux soleils dans la nuit mérovingienne

Un soleil dans la nuit...

Une précision liminaire s’impose immédiatement. L’emploi de l’expression « nuit mérovingienne » acquiert ici un caractère purement métaphorique. Il serait en effet totalement absurde -et très injuste- de laisser croire que le Moyen-âge fut une époque de totale récession intellectuelle, économique et artistique.

Les spécialistes s’accordent désormais sur ce sujet longtemps controversé. Ils nous confirment tous que le millénaire séparant la fin de l’Empire romain de la Renaissance fut bien plus qu’une parenthèse sanglante célébrant uniquement l’obscurantisme et la barbarie. Bien au contraire.

Les reines que nous évoquerons ici symbolisent deux parcours très différents, mais qui se recoupent étrangement parfois. Parcours, par ailleurs, relativement mal connus du grand public en raison de l’omniprésence arrogante de notre obscurantisme moderne.

Il est évident que le nom de Radegonde n’évoque pas systématiquement une époque précise, et moins encore le nom de son époux : Clotaire Ier. Cela se complique encore avec la reine Clotilde.

L’incurie actuelle de notre enseignement de l’Histoire de France, qui radote sempiternellement entre Révolution française et Seconde Guerre mondiale en oubliant superbement 18 siècles d’Histoire se matérialise chaque jour un peu à travers l’amnésie totale qui affecte 99% de nos concitoyens.

Nous pouvons donc confirmer que Clotilde était la femme de Clovis et que son rôle fut essentiel à l’aube de l’ère mérovingienne.

Nous allons donc essayer de remédier à cette injustice, car les destinées de ces femmes furent exceptionnelles, exemplaires même, et la pérennité de leur action se prolongea bien au-delà de leur parcours personnel.

Cristallisant notre foi en l’être humain, l’évocation de leurs espérances souvent bafouées, de leur opiniâtreté et de leur grandeur d’âme, nous remémore que, comme l’affirme Miguel de Unamuno dans son Journal intime : « Chacun de nous est le confluent d’une éternité et d’une immensité ».

Ces femmes furent immenses. Et elles demeureront éternelles, même si l’usure du Temps estompe trop hardiment leurs silhouettes.

Commençons par Clotilde.

Si l’on accorde un réel crédit aux propos de Grégoire de Tours, la vie de la jeune princesse Clotilde commença dans le bain de sang consécutif au meurtre de ses parents et avec les flots de larmes de sa sœur Chrona.

Il est à remarquer que le drame vécu par Clotilde fut récurrent pendant toute la période mérovingienne et s’inscrit en droite ligne de la règle successorale qui prévalait alors dans les familles royales germaniques.

En dépit de nos affirmations et de nos certitudes, les choses n’évoluent guère dans ce domaine. Au XXIe siècle nous constatons chaque jour qu’une vie humaine ne représente toujours strictement rien lorsque des intérêts politiques ou économiques vitaux sont en jeu. Et cette cruelle réalité se retrouve avec une obstination décourageante tout au long de l’Histoire de l’humanité.

A la mort de Gondeuch, le troisième roi des burgondes, sa succession se métamorphosa rapidement en carnage. Ses quatre fils se partagèrent son royaume. Chilpéric et Godomar héritèrent de Vienne et de Valence, Godégisile régna sur Genève et Gondebaud obtint Dijon.

Mais l’ambition dévorante de Gondebaud le poussa à massacrer toute sa famille. Seules les deux filles de Chilpéric, Clotilde et sa sœur aînée, furent épargnées. Comme l’imposait la coutume à cette époque, Gondebaud se chargea de l’éducation de ses deux nièces. Celles-ci ne pouvaient naturellement oublier le massacre de leurs parents et la rancœur s’ancra inexorablement en elles, crucifiant leur âme et forgeant leur haine du monstre.

Toutefois leur oncle leur laissant une certaine liberté, elles vécurent leur adolescence en tant que filles de roi, et non comme prisonnières souillées d’opprobre.

Gondebaud recevant une ambassade mandée par Clovis, les envoyés du roi purent admirer la beauté, l’intelligence et la sagesse de cette jeune fille de sang royal. Or, indépendamment de sa vénusté naturelle et de la vivacité de son esprit toujours en éveil, Clotilde était chrétienne. Cette qualité supplémentaire séduisit immédiatement le roi des franc qui venait de soumettre de nombreuses populations gauloises, elles aussi chrétiennes, et qui anticipait ainsi un rapprochement salutaire évitant bien des conflits ultérieurs.

En fin stratège, Clovis désirait par ailleurs se concilier les faveurs des évêques. En conséquence une union avec Clotilde présentait plusieurs avantages que l’habile roi des francs concrétisa rapidement en exprimant son souhait d’épouser Clotilde. Sa puissance aidant, il obtint rapidement l’autorisation de Gondebaud et l’acquiescement de Clotilde.

Le mariage fut célébré à Soissons en 493.

La jeune reine exprima rapidement le désir d’obtenir une conversion de Clovis à la foi chrétienne. Afin de parvenir à ses fins, elle étaya son propos de considérations polémiques : « Les dieux que vous adorez ne sont rien car ils sont de pierre, de bois ou de métal. Les noms que vous leur avez donnés ne sont que des noms d’hommes. Ils possèdent plutôt la magie que la puissance divine. Le Dieu qu’on doit adorer est celui qui, par sa parole, a tiré du néant le ciel, la terre, la mer et qui a semé le ciel d’étoiles ».

On a ainsi le sentiment presque surréaliste d’entendre, avec onze siècles d’avance, les hymnes vibrants de Giordano Bruno découvrant l’infinité des Mondes…

En dépit de ces pressions familiales affectueuses et régulières, le roi des francs regimbait systématiquement et refusait d’être baptisé. Il accepta toutefois que leur premier enfant reçoive ce sacrement. Hélas le nourrisson mourut la semaine suivante, ce qui conforta aussitôt Clovis dans son opposition.

Pugnace, Clotilde s’obstina et son influence sur le roi devint de plus en plus importante.

Après la difficile victoire obtenue par Clovis et son armée à la bataille de Tolbiac, le roi des francs accepta de se convertir à la foi chrétienne. Son baptême eut lieu à Reims le 25 Décembre 499.

En le baptisant, l’évêque Rémi proclama : « adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré ! ». En tant que souverain des francs, Clovis reçut l’onction du saint chrême et 3 000 hommes de son armée furent simultanément baptisés le même jour. Les deux sœurs de Clovis : Lantéchilde et Audeflède, se convertirent aussi lors de cette journée mémorable qui influa durablement sur les destinées futures de la France encore naissante.

Par la suite Clotilde eut une fille, qui s’appela aussi Clotilde. Cette dernière épousa Amalaric le roi des Wisigoths. Elle eut aussi trois fils : Childebert, Clotaire et Clodomir. Pendant ce temps, le roi poursuivit ses conquêtes en arguant de la nécessité de préserver la foi chrétienne, ce qui lui permit d’asservir les rois francs dont il convoitait les terres.

Sa victoire lors de la bataille de Vouillé renforça l’omniprésence de son pouvoir et l’éclat de son règne fondateur.

A la mort de Clovis en 511, Clotilde assuma la régence.

Le conflit toujours latent avec le royaume de Bourgogne et Sigismond, son impérieux souverain, éclata brutalement. Clotilde demanda à son fils aîné, Clodomir, d’envahir la Bourgogne afin de réprimer les errements d’un roi qui poursuivait les crimes de son père. Clodomir parvint à ses fins et fit exécuter le fils de Gondebaud, sa femme et ses enfants. On observera à cet instant que la période mérovingienne fut totalement en phase avec le reste de l’Histoire de l’humanité quant à sa capacité à massacrer, à torturer, à asservir.

Les clones d’Hitler et de Staline sont partout. Et à toutes les époques.

C’est par ailleurs pour cette raison que, lorsque le héros de « Cathédrales de brume » est contraint à endurer tous les moments importants vécus par l’ensemble des êtres humains qui le précédèrent sur Terre, les instants de bonheur ou de plaisir intense sont dilués dans un torrent de souffrances presque infinies.

Ecce homo

Mais revenons à l’époque mérovingienne.

Clodomir ne put profiter longtemps de son triomphe car il tomba dans une embuscade et fut tué par des troupes burgondes.

Une triste période commença alors pour la reine Clotilde. Ses deux derniers fils, Childebert et Clotaire, guerroyaient stérilement l’un contre l’autre afin de déterminer une prééminence nuisible au royaume et coûteuse en vies humaines. A la même époque, sa fille était persécutée par son époux, Amalaric, le roi des Wisigoths.

Childebert parvint à la délivrer, mais la jeune femme décéda sur le chemin du retour.

Après avoir prématurément perdu son mari, la reine Clotilde enchaînait ainsi deux deuils douloureux dans un contexte particulièrement sombre. Elle reporta son amour sur les trois enfants de Clodomir.

Afin d’éliminer une succession qui pouvait leur être hostile, Childebert et Clotaire s’associèrent afin de faire disparaître les trois malheureux descendants de leur frère défunt. Trompée par ses fils en raison d’un quiproquo élaboré avec une rare sournoiserie, Clotilde fut indirectement responsable du massacre de deux des trois fils de Clodomir, le dernier ayant mystérieusement disparu.

Rassasiés de sang, les deux misérables se partagèrent ensuite le royaume de Clodomir. Histoire sans fin…

Effondrée après les ignominies commises par ses fils, Clotilde se réfugia de plus en plus fréquemment dans la prière, tout en veillant à parfaire une saine administration du royaume légué par Clovis.

Elle décéda en 545 et fut inhumée près de son prestigieux époux.

Le crime et l’abjection étant rarement punis, Childebert régna sous le nom de Childebert Ier. Clotaire administra plus tard le royaume des francs sous le nom de Clotaire Ier.

La douloureuse destinée de Clotilde symbolise donc, une fois de plus, l’étroite connivence unissant l’ombre et la lumière.

Cette femme admirable favorisa l’éclosion de la France dans sa définition la plus ancienne et la plus noble, puis elle connut les affres d’innombrables décès et le constat de la vilenie de deux de ses fils.

Chez les êtres exceptionnels, cette dualité implicite s’exprime généralement très douloureusement car l’intensité de la lumière et du bonheur n’a d’égale que la férocité de l’ombre. Mais le processus de maturation poursuit son œuvre rédemptrice et, comme le stipule Peter Sloterdjik  dans Ecumes, le dernier opus de sa trilogie intitulée Sphères : « Lorsqu’une grande exagération a fait son temps, des essaims d’essors plus discrets s’élèvent ». A cet instant apparaît clairement le fait que la pensée humaine demeure systématiquement le lieu de la séparation permanente entre l’explicite et le latent.

Clotilde fit donc émerger la lumière tout en instillant des essaims d’essors plus discrets. Et plus féconds aussi. Hélas, la face obscure de l’âme humaine la rattrapa au crépuscule de sa vie. Mais son souvenir demeure en nous et la lumière émanant de la personnalité de Clotilde se prolongera bien au-delà des siècles. Et c’est très bien ainsi.

Passons maintenant à la reine Radegonde

Née en 519, Radegonde était la fille de Berthaire, roi d’une partie occidentale de la Thuringe (en Germanie).

Cela ne surprendra personne désormais, Berthaire fut tué par son frère qui bénéficiait de l’appui du roi franc Clotaire Ier.

Après le massacre de la quasi-totalité de la famille royale, la petite Radegonde échut à Clotaire Ier alors qu’elle n’avait que cinq ans. Ce dernier comprit immédiatement qu’aucun héritier ne pouvant désormais réclamer le royaume de Thuringe, cette fillette représentait un bien très précieux : la clef d’un nouveau territoire enrichissant son royaume sans combat. Et sans heurt.

Encore nubile, la malheureuse fut contrainte à vivre près de l’homme qui avait été l’instigateur du massacre de sa famille. Peut-on imaginer les souffrances de cette fillette devant subir chaque jour une odieuse promiscuité avec un monstre à peine repu du sang de ses parents. Goethe nous éclaire en évoquant métaphoriquement cet éternel tourment : « Du ciel tomba dans l’effroi des mers furieuses une goutte apeurée, parmi les flots déchaînés  ».

Pendant d’oppressantes années Radegonde dut être une goutte apeurée.

Arrivant à la maison royale d’Athies en Vermandois, la fillette reçue toutefois une éducation raffinée sous la houlette d’Ingonde, l’épouse de Clotaire.

Plusieurs années s’écoulèrent.

Ce ne furent nullement des années d’insouciance, mais son intelligence pétillante lui permit d’apprécier hautement la lecture des manuscrits latins que ses maîtres lui confiaient. Se passionnant pour les saintes Ecritures, elle démontra rapidement une foi chrétienne intense, consacrant de longues heures à la prière. Refusant de se réfugier dans un érémitisme stérile, elle se vouait déjà beaucoup aux autres, son altruisme allant jusqu’à panser les plaies des pauvres et des mendiants, populations peu épargnées par des années de guerres incessantes.

Naturellement, elle redoutait toujours le regard caressant et obscène de Clotaire lorsque ce dernier passait en ces lieux d’étude et de quiétude.

Hélas, Ingonde mourut en 536. Le roi s’empressa de faire comprendre à la jeune Radegonde qu’il souhaitait l’épouser en la couvrant de cadeaux et en étant anormalement prévenant et gentil. La jeune fille n’était pas dupe, mais elle n’avait aucun moyen d’échapper à son destin. Elle devint ainsi reine de Neustrie et dut partager sa vie avec le monstre qui avait orchestré le meurtre de ses parents.

La vie à la cour lui déplaisait réellement et elle ne s’égaillait que lorsqu’un lettré venait la distraire en lui commentant des textes latins ou en apportant les écrits des plus grands philosophes. Elle les couvrait alors de cadeaux en leur demandant de promettre de revenir.

Il semble que Clotaire Ier ait sincèrement aimé Radegonde et que ce mariage forcé ne s’inscrivit pas automatiquement dans une pure logique comptable liée au contrôle de la Thuringe. Toutefois le peu d’empressement de la reine et sa dévotion irritaient le souverain qui rugissait souvent : « Ce n’est pas une reine que j’ai là, c’est une nonne ! ». Mais Radegonde s’adaptait progressivement à cette situation ambiguë.

Un séisme affectif détruisit toutefois définitivement ce fragile et pervers équilibre car, manquant totalement d’humanité et de psychologie, Clotaire Ier s’aliéna définitivement la reine en faisant mourir son frère !

Lassée de la cruauté presque insouciante de son époux, Radegonde demanda à s’éloigner de cette cour qui ne pouvait désormais que lui remémorer des souvenirs de plus en plus atroces.

Le roi accepta en rechignant et Radegonde se dirigea à Noyon où elle fut accueillit par l’évêque de le ville : Médard, dont le nom deviendra illustre par la suite pour des raisons purement climatiques. Elle lui demanda immédiatement de la consacrer au Christ, mais les hommes armés qui l’accompagnaient si opposèrent car la reine ne pouvait être en même temps religieuse. Bravant les soudards, Médard la nomma diaconesse.

N’osant contrecarrer l’autorité sacerdotale, la troupe s’esquiva afin de prévenir le roi.

Consciente du danger pour elle-même, et surtout pour les personnes qui l’accompagnent dans cette fuite, Radegonde décida de gagner Orléans, puis de poursuivre jusqu’à Tours.

Enfin libre de toute emprise, elle écrivit au roi afin qu’il autorisa leur séparation, Radegonde souhaitant désormais se consacrer à une vie pieuse. Clotaire refusa et la situation perdura quatre longues années.

Se déplaçant sur Tours, le roi songea à enlever sa femme afin qu’elle revienne avec lui et reprenne son titre de reine des francs. Réalisant que violer l’asile de Saint Martin de Tours et reprendre de force une religieuse ayant fait vœu de chasteté le condamneraient probablement plus sûrement que tous ses crimes passés, il renonça à son monstrueux projet.

Souhaitant éviter la réitération d’une semblable mésaventure, Radegonde poursuivit sa fuite lancinante. Elle se réfugia donc à Saint Hilaire de Poitiers. Clotaire comprenant enfin que son épouse ne reviendrait jamais, il relâcha son étreinte psychologique et accepta définitivement qu’elle fonde un monastère à Poitiers. Se métamorphosant étrangement après cette décision qui dut être très difficile pour lui, il brida son arrogance naturelle et se montra doux et prévenant envers la femme qui avait sut répondre négativement à ses outrances.

Lorsque Radegonde put enfin s’installer dans le monastère qu’elle avait fait soigneusement bâtir, elle était déjà vénérée comme une sainte. La congrégation fut organisée et le monastère prit sa vraie dimension mystique et culturelle car les jeunes religieuses qui entouraient Radegonde consacraient de longues heures à la lecture des textes latins. Enfin radieuse et apaisée, la reine refusa d’être abbesse et redevint simple religieuse.

Femme exceptionnelle ayant été fille du roi de Thuringe, reine des francs, fondatrice d’un monastère et supérieure d’une communauté religieuse importante, Radegonde ne conservait aucune prérogative particulière, hormis l’ascendant naturel que lui conférait son altruisme et sa bonté presque universelle.

Clotaire étant décédé en 561, le monastère fut régulièrement sous le contrôle de deux de ses fils : Sigebert Ier et Chilpéric Ier.

En 566, un jeune poète italien nommé Fortunat s’installa à Poitiers et se lia d’amitié avec Radegonde. La sainte appréciait ses qualités de poètes et ses vertus. Lors du mariage de Sigebert avec la trop tristement célèbre Brunehaut, Fortunat élabora des poèmes et des épithalames  qui enchantèrent la Cour et renforcèrent sa notoriété.

Fortunat s’interrogeant quant à son avenir, Radegonde le persuada de métamorphoser ses talents au service de Dieu et des populations qui souffraient des séquelles des interminables guerres opposant les francs entre eux.

De l’amitié profonde qui unissait la sainte et le poète naquit une vocation sereine : Fortunat devint prêtre de l’église de Poitiers, achevant ainsi une longue quête de lui-même après avoir sillonné l’Italie et la France.

Les longues discussions crépusculaires unissant Fortunat et Radegonde se traduisirent à travers plusieurs évocations émouvantes contenues dans les Récits des temps mérovingiens. Au fil de ces chroniques, des souvenirs douloureux et cruels transparaissent en trames presque impalpables, intrigues arachnéennes remémorant amèrement la sombre jeunesse d’une petite fille assistant au massacre de sa famille et devant ultérieurement épouser son bourreau.

Après avoir magnifiée pendant une soixantaine d’années les plus hautes vertus morales et des qualités intellectuelles exceptionnelles, Sainte Radegonde s’éteignit en paix en 587, entourée de l’affection de tous.

Les destinées croisées de ces reines atypiques démontrent, une fois de plus, qu’il faut se défier des apparences, des archétypes simplistes, des stéréotypes trompeurs.

La réalité humaine est toujours plus complexe qu’une simple surface réfléchissante.

Dans une période historique difficile et que l’on nomme trop aisément barbare, probablement pour occulter l’épouvantable barbarie de la nôtre, ces femmes démontrèrent des qualités que l’on ne retrouvait pas systématiquement chez les hommes ayant le même pouvoir.

Elles assumèrent leur rang et surent faire preuve d’intelligence, de pragmatisme, de sensibilité et d’abnégation.

Partageant avec certains de nos contemporains des valeurs de tolérance et d’humanité qui outrepassent largement les frontières de l’espace et du temps, Clotilde et Radegonde, symbolisent des fanaux éternels qui ensoleillent nos espérances et nous portent un message de vérité : seul compte l’amour…