Phaïstos et Nebra : deux énigmes fascinantes

Deux disques gravés venus du fond des âges...

Dans nos vies, comme dans nos romans, nous nous autorisons toutes les curiosités…

Cherchant toujours à gratter le miroir fallacieux des apparences, nous apprécions plus particulièrement tous les phénomènes, objets et situations, qui génèrent une nouvelle question à chaque réponse.

Les disques de Nebra et de Phaïstos symbolisent la quintessence même de ces interrogations qui se démultiplient à l’infini.

Chacun de ces objets est unique dans son genre. Il nous questionne, nous dérange, nous déstabilise.

Présentons-les rapidement.

Le disque de Nebra (en haut dans l’image) est un disque de bronze de 32 centimètres de diamètre et pesant 2 kg. Il a été découvert par des fouilleurs clandestins en juillet 1999 à Nebra-sur-Unstrut en Allemagne. Il daterait d’environ 1600 avant notre ère (période de transition entre le Bronze ancien et le Bronze moyen en Europe). Il est conservé au Musée de Préhistoire de Halle, en Allemagne.

L’objet étant unique et très étonnant, certains archéologues ont supposé qu’il aurait été fabriqué par un faussaire. Toutefois, l’étude microscopique de sa patine révèle qu’il est incontestablement extrêmement ancien. La taille des cristaux d’oxydation étant proportionnelle à la lenteur de leur formation, ceux du disque seraient beaucoup trop importants pour être d’origine artificielle. Par ailleurs, d’autres objets, des bracelets et des épées de bronze, ont été exhumés au même endroit que le disque de Nebra.

Ce dernier se présente sous la forme d’une plaque circulaire sur laquelle se détachent, en plaques d’or incrustées, des points supposés être des corps célestes et d’autres motifs.

Il pourrait s’agir d’une représentation du ciel pour un observateur qui se serait situé en Allemagne à l’apparition des Pléiades, il y a 3 600 ans. Ce serait jusqu’à ce jour la représentation la plus ancienne de la voûte céleste jamais retrouvée. L’archéologue allemand Harald Melle la qualifie de « ciel étoilé automnal ».

On y distingue aussi sur le côté droit un arc de 82 degrés (et la trace d’un autre disparu, sur le côté gauche) qui pourrait représenter l’écart entre les points de l’horizon où le soleil se lève, ou se couche, aux solstices d’été et d’hiver. La valeur de cet angle correspond relativement bien à la latitude du lieu de la découverte. Un autre élément intéressant du site de Nebra est qu’au solstice d’été, le soleil se couche derrière le sommet du Brocken, sommet le plus haut de la partie nord de l’Allemagne, situé à environ 80 km au Nord-Ouest de là. Cet élément permet d’imaginer un alignement possible du disque avec l’arc latéral subsistant orienté vers l’Ouest.

De l’autre côté du disque, à l’opposé, un autre arc représenterait soit une barque solaire, soit la Voie lactée.

Le disque serait en quelque sorte une encyclopédie astronomique recueillant plusieurs des savoirs de l’âge du bronze propres à cette région de l’Europe. Les astronomes de cette époque auraient donc eu des connaissances astronomiques plus avancées que ce que l’on croyait jusqu’à maintenant.

Le disque de Phaïstos (en bas dans l’image) a quant à lui été découvert en 1908 à Phaïstos, ancienne ville du sud de la Crète, par l’archéologue italien Luigi Pernierre. Son diamètre est de 16 centimètre et son épaisseur varie entre 16 et 21 millimètres.

Il est recouvert de plus de 200 symboles de 45 types différents. Son déchiffrement est rendu quasiment impossible car il est l’unique exemplaire (c’est donc un hapax archéologique) et son système d’écriture est parfaitement inconnu.

Sa principale caractéristique : les étranges symboles dont il est recouvert sont fait par des tampons et n’ont donc pas été gravés ou incisés, chose étonnante pour un disque en argile cuite.

Les chercheurs ne connaissent pas encore la signification du disque, mais ils savent que son impression a été effectuée de l’extérieur vers le centre, et qu’il a été corrigé plusieurs fois. Tous les signes ont été imprimés un à un dans de l’argile molle avec des sceaux ou des poinçons. Le disque a été façonné à la main, comme en témoignent les nombreuses empreintes digitales qui le couvraient lors de sa découverte.

Pendant le Minoen Moyen (2000 av JC, période protopalatiale) Phaïstos au sud de la Crète et Cnossos au nord sont des centres politiques, économiques et culturels. L’île regorge d’oliviers et de vignes et commercialise ses richesses dans toute la Méditerranée. Trois rois règnent alors sur les villes principales de la Crète, Cnossos, Mallia et Phaïstos. La Crète joue un rôle d’intermédiaire entre les peuples de la mer Egée.

Vers 1700 av JC, elle subit un grand tremblement de terre qui détruit ses palais. Ils seront reconstruits cinquante ans plus tard et marqueront ainsi le début d’une nouvelle ère : le Minoen Récent.

Le cadre historique étant sommairement brossé, revenons à notre énigmatique disque gravé.

Le disque de Phaïstos comporte 241 signes au total, dont 45 différents. Certains de ces signes sont facilement identifiables comme objets courants.

Les signes ont été numérotés par Arthur Evans de 01 à 45, cette numérotation étant une convention utilisée par la plupart des chercheurs.

Certains signes rappellent des caractères du Linéaire A. D’autres chercheurs  trouvent des ressemblances avec les hiéroglyphes louvites, ou égyptiens. De son côté, J. Faucounau a défendu la thèse d’une écriture particulière -et éphémère- inspirée à un peuple proto-ionien établi dans une île du sud des Cyclades, par les hiéroglyphes d’Egypte.

Établir la datation d’un tel objet n’est pas simple. L’absence de matière organique interdit le recours à la datation au carbone 14. Deux techniques sont principalement utilisées. La première consiste à le mettre en relation avec des objets similaires datés de manière sûre. Ici c’est impossible puisque l’objet est unique. La seconde se base sur l’âge de la strate où a été découvert l’objet. Cela est difficile, car celle-ci a été partiellement bouleversée au cours des ans.

D’interrogations en supputations, on considère généralement que le disque de Phaïstos date, soit du XVIIe siècle av JC, soit du XIVe siècle av JC, c’est à dire la date de l’abandon du site de Phaïstos par ses habitants.

Le nombre de signes et la taille des mots font penser à une écriture syllabique. Par ailleurs, le texte ne semble pas contenir de nombres. Une suite de trois cases est répétée sur une face et trois cases identiques, ayant la même suite de signes, apparaissent dans le texte. L’hypothèse qu’il s’agisse d’un nom propre ou de celui d’une divinité a donc été avancée.

De très nombreux essais de déchiffrement ont été proposés depuis la découverte du disque en 1908, partant de diverses hypothèses. Le disque a été ainsi supposé originaire de Crète, des Cyclades, d’Anatolie, de Chypre, de Rhodes, d’Égypte, d’Afrique, de l’Inde, de Chine et même d’une Atlantide. Il a été lu de droite à gauche, de gauche à droite, et même dans les deux sens à la fois. Les divers déchiffrements proposés ont supposé qu’il était écrit en grec, en hittite, en louvite, en basque, en ancien égyptien, en sumérien, en latin, en germanique, et dans divers dialectes sémitiques. En désespoir de cause, certains auteurs ont supposé qu’il s’agissait d’un calendrier, d’une partition de musique, d’un document astronomique, d’un objet astrologique, ou même d’un faux.

Tout ceci demeure, naturellement, totalement invérifiable.

Les spécialistes sérieux pensent qu’aucun déchiffrement ne pourra être obtenu tant que le disque restera un hapax.

Nous vous laissons face à ces deux disques qui émergent des ténèbres et nous convient à l’humilité.

Puis à la curiosité.

Et enfin à l’émerveillement.

On ne sait pas tout. On ne saura jamais tout. Et c’est très bien ainsi…

Sol Invictus

Sol Invictus...

Dans chacun de nos romans nous nous efforçons d’abolir les carcans intellectuels que nous bâtissons sans cesse autour de nous. Cette démarche transgressive surprend parfois, mais sa finalité est simple : éveiller le dormeur qui gît en nous. Cette quête implique aussi que nous soyons capables d’identifier les signes et les instants magiques qui constellent une existence.

Rainer Maria Rilke résume bien cette fugacité de l’instant lorsqu’il écrit : « Comme une fêlure elle traverse le ciel, cette hyperbole sans espoir, qui ne s’incline qu’une seule fois vers nous et s’en éloigne de nouveau, terrifiée… » (Les Cahiers de Malte Laurids Brigge).

Saisir et comprendre cette « hyperbole éphémère » qui traverse notre vie tel un météore est difficile.

Pour cela, il faut savoir aimer, il faut savoir rêver. Pas facile…

L’exemple qui suit s’inscrit au cœur des rites propres à une divinité orientale qui eut beaucoup de succès à Rome : Mithra.

Un instant particulier émerveillait chaque année les adeptes de ce dieu qui s’inscrit dans une cosmogonie originale et atypique : le solstice d’hiver. Son symbolisme est récurrent dans toutes les religions et dans tous les mythes. Le solstice d’hiver marque la nuit la plus longue, mais c’est aussi l’instant précis où les jours commencent à rallonger.

C’est en quelque sorte la victoire de la lumière sur les ténèbres.

Dans le culte de Mithra cet instant particulier justifiait un banquet où l’on célébrait la victoire de l’astre du jour. C’était l’instant du Sol invictus.

Voilà l’histoire…

Mithra est un dieu d’origine indo-iranienne. Son nom -mitra en védique, la langue religieuse ancienne de l’Inde- signifie « ami », « contrat ». C’est un dieu bienveillant qui protège et veille à l’ordre du monde ; c’est aussi le dieu du serment, de l’alliance.

Le premier texte connu mentionnant cette divinité est un traité conclu entre des rois orientaux (Asie Mineure et Mésopotamie) vers 1380 av. J. -C. Malgré le succès des conceptions de Zarathoustra, réformateur religieux iranien, qui affirme au VIème siècle avant notre ère l’existence d’un dieu souverain et suprême (Ahura Mazda) qui s’oppose à l’esprit du mal et qui bannit les « anciens » dieux, assimilés à des démons, Mithra continue à être honoré.

Lié à la lumière, il est le protecteur aussi bien des troupeaux que de ceux qui défendent leur territoire.

Au VIeme siècle avant J. -C., Mithra est vénéré chez les Perses de manière officielle, en tant que divinité tutélaire du souverain.

Après la chute de l’empire perse, d’autres royaumes, ceux d’Arménie et du Pont par exemple, pratiquent le culte de Mithra. Ainsi les rois du Pont prennent-ils le nom de Mithridate, « donné par Mithra« .

Au premier siècle avant J.- C., des éléments de la mythologie gréco-romaine se mêlent aux légendes concernant Mithra, faisant de ce dernier un dieu hellénisé : on rapproche par exemple Mithra du dieu solaire Hélios – Apollon.

Il est difficile de le dire pour quelles raisons cette croyance d’origine asiatique a pu se répandre ainsi jusque dans le monde romain. Nous avons peu de connaissances sur la transition entre le dieu iranien et la divinité gréco-romaine. On ignore en particulier comment ce culte est devenu dans le monde romain une religion à mystères, caractéristique qu’elle ne possédait pas auparavant.

Dans l’interprétation qu’en donnent les Romains, le mithriacisme repose sur une conception mythique de l’histoire de l’univers. A l’origine, un dieu, Saturne, sort du chaos. Puis il désigne un successeur, Jupiter, à qui il remet l’insigne du pouvoir absolu : la foudre. Pour combattre le mal, présenté sous la forme d’une sécheresse qui détruit la vie, naît Mithra, qui surgit d’un rocher tenant une torche et un glaive. C’est à lui de veiller sur l’ordre du monde, d’assurer sa survie en luttant contre les esprits mauvais, en le sauvant de la sécheresse, de la soif, de la mort des troupeaux.

Mithra va en effet produire de l’eau en faisant miraculeusement jaillir une source d’une paroi rocheuse.

Puis il se met à la poursuite du taureau dont le sacrifice redonnera au monde la force vitale. Il capture la bête, la maîtrise et l’égorge dans une caverne, comme il en a reçu l’ordre du Soleil, par l’intermédiaire d’un corbeau messager.

Les représentations romaines de cette scène sont très nombreuses : Mithra est vêtu d’un bonnet perse, d’un pantalon phrygien. Il est figuré en pleine action, dans une scène très dynamique, où le vent gonfle son manteau. Autour du dieu et du taureau sacrifié, on note la présence d’autres animaux, un chien, un serpent, un scorpion, mordent les parties génitales du taureau, filigranant ainsi autant de figures et d’actes symboliques.

Reprenons la légende…

Quand Mithra arrive dans la grotte, un corbeau envoyé par le Soleil lui annonce qu’il doit faire un sacrifice, et le dieu, soumettant le taureau, lui enfonce le couteau dans le flanc. Du blé sort de la colonne vertébrale du taureau, et du vin de son sang. Recueillie par la lune, sa semence produisit les animaux utiles aux hommes.

D’autres interprétations peuvent être prises en compte ici

David Ulansey, un auteur non traduit en français, propose une explication radicalement différente. Selon sa théorie, Mithra est un dieu si puissant qu’il est capable de transformer l’ordre même de l’Univers. Le taureau serait le symbole de la constellation du Taureau. Au début de l’astrologie, en Mésopotamie, entre 4000 et 2000 av. J.-C., le Soleil était au niveau du Taureau pendant l’équinoxe de printemps. À cause de la précession des équinoxes, le Soleil se place durant l’équinoxe de printemps dans une constellation différente tous les 2 160 ans à peu près, ainsi il passa dans le Bélier vers l’an 2000 av. J.-C., marquant la fin de l’ère astrologique du Taureau. Le sacrifice du taureau par Mithra symboliserait ce changement, causé, selon les croyants, par l’omniprésence de leur dieu. Cela expliquerait aussi les animaux qui figurent sur les images de la tauroctonie : le chien, le serpent, le corbeau, le scorpion, le lion, la coupe et le taureau qui s’interprètent en tant que constellations du Petit Chien, de l’Hydre, du Corbeau, du Scorpion, du Lion, Verseau et Taureau, toutes placées dans l’équateur céleste pendant l’ère du Taureau.

L’hypothèse expliquerait aussi la profusion d’images zodiacales dans l’iconographie mithraïque. La précession des équinoxes fut découverte et étudiée par l’astronome Hipparque au IIe siècle av. J.-C.

Le sang qui jaillit de la blessure, comme le sperme de l’animal, sont des principes vitaux qui vont permettre la régénération du monde.

Cette victoire est célébrée par un grand banquet où sont présents le Soleil et Mithra. Ce dernier, devenu « Sol invictus », c’est-à-dire le Soleil à la fois invaincu et invincible, monte vers le ciel en char solaire. Le mythe semble alors faire apparaître la prédominance de Mithra sur le Soleil.

Mithra est souvent accompagné, dans l’iconographie, par le Soleil et la Lune, placés de part et d’autre du dieu. Deux personnages sont également présents : Cautès, placé à gauche, sous le Soleil, porte une torche levée, et Cautopatès, à droite, sous la Lune, baisse la sienne vers le sol. L’un est le soleil levant, l’autre le soleil couchant, Mithra occupe la place intermédiaire : il tient symboliquement une position médiane.

Ces figures renvoient au déroulement du temps et rappellent l’importance des astres et du cosmos.

Une autre interprétation du mythe considère que le sacrifice du taureau représente la libération de l’énergie de la Nature. Le serpent, comme dans le symbole de l’Ouroboros, serait une allusion au cycle de la vie ; le chien représenterait l’Humanité, alimentant symboliquement le sacrifice, et le scorpion pourrait être le symbole de la victoire de la mort.

On peut affirmer en tout cas que, pour les fidèles, le sacrifice du taureau avait probablement un caractère salutaire, la participation aux mystères garantissant l’immortalité.

Le moment clef de ce rituel propre au culte de Mithra se situe donc lors du « Sol Invictus ». Cette précellence absolue du soleil et l’identification d’un moment privilégié nous remémore immédiatement un autre symbolique directement afférent : l’heure de midi.

Cette « heure sans ombre » que Nietzsche privilégia en évoquant une « demi-éternité » (Ainsi parlait Zarathoustra) symbolise, en raison de sa position centrale et axiale, l’image presque parfaite de ce qui croît et décroît, ce qui s’éclipse et ce qui accède enfin au révélé…

Dans certains textes anciens ont décrit cet instant fugace et magique à la fois en parlant de la « sagesse du Midi ». Or cette heure est équivoque car son caractère éphémère au sommet de la croissance du jour et à l’aplomb se son déclin révèle parfois des atmosphères lourdes et folles. Des atmosphères simultanément aériennes, somptueuses, ignées, mais aussi proches de la lave qui gronde. Une ode au soleil à la lisière d’un lac de soufre…

Dans un article précédent nous avons évoqué un lieu magique et parfaitement inhabitable en Ethiopie : les lacs de Dallol dans la dépression du Danakil.

La symbolique du Midi (dans sa version nietzschéenne en tout cas), s’inscrit parfaitement dans cette logique où s’aheurtent sans cesse des émotions contradictoires. Il en est de même lors du « Sol invictus » propre aux rituels de Mithra. Le soleil et Mithra s’opposent.

Avant de se réunir…

Ce simulacre de dualité se résout au final. Et le Tout représente alors bien plus que la somme de ses parties. C’est exactement le point de départ de notre démarche lorsque nous avons décidé d’écrire ensemble.

Chère à Nicolas de Cues, cette « coïncidence des opposés » annihile les différences fallacieuses que les êtres érigent toujours en eux.

L’imagination, le rêve, la sensualité et l’émotion prévalent alors.

Comme le précisait parfaitement le poète Joe Bousquet « Le monde serait l’apothéose de la discontinuité et du démembrement si nous ne l’enfermions pas dans le rêve où nos yeux se souviennent » (Mystique).

Conservons donc ce rêve en nous.

Longtemps…

Artamène ou Le Grand Cyrus

Artamène ou le Grand Cyrus : une grande histoire...

Dès le début du mois de Juillet, on voit fréquemment sur les plages des vacanciers courageux qui s’efforcent d’oublier les ardeurs du soleil en se plongeant dans la lecture de romans dont l’épaisseur impressionne : 700 pages, 900 pages. Parfois mille pages…

Nous n’avons aucune leçon a donnée, car notre premier roman étant riche de 190 000 mots, cela fait environ 750 pages dans un format traditionnel.

Toutefois, ces « pavés » sont des nains littéraires (dans une approche quantitative au moins) en comparaison des grands romans du XVIIe siècle.

Le plus connu -« L’Astrée » écrit par Honoré d’Urfé et publié entre 1607 et 1627- nous importe tout particulièrement car son héroïne a un rôle très important dans « Cathédrales de brume ».

Et ce rôle ne fera que croître dans les deux romans qui complèterons ce « triptyque de l’abîme ».

L’Astrée est un roman pastoral qui est souvent définit comme étant « le Roman des romans ». Ceci est naturellement lié à sa taille : 5 400 pages… mais aussi au fait qu’on le considère comme le premier roman-fleuve de la littérature française avec ses 40 histoires s’imbriquant en une étonnante mosaïque d’intrigues amoureuses où le séduction et la jalousie trônent sans cesse.

Mais L’Astrée ne fut pas seul.

Le XVIIe siècle symbolisa rapidement le vivier d’une littérature « héroïque et précieuse » dont les principaux artisans furent Marin Le Roy de Gomberville (1600-1674) et Gautier de Costes de La Calprenède (1614-1663).

Le premier écrivit Carithée (1621), puis Polexandre (5 volumes, 1632-1637). Le second, qui fut aussi connu pour ses tragédies et tragi-comédies, fut l’auteur prolifique de Cassandre (1642-1645) en 10 volumes, Cléopâtre, la belle Égyptienne (1646-1658) en 12 volumes et Faramond ou l’Histoire de France dédiée au Roy (1661-1670) en 7 volumes. L’œuvre demeura inachevée.

Cette volonté affichée et revendiquée de composer des intrigues sans fin trouva même sa place au théâtre.

L’exemple le plus connu est celui d’une tragédie se décomposant en huit « poèmes dramatiques » de cinq actes chacun, soit 40 actes et 12 000 vers…

Ce « monstre théâtral » fut écrit au début du XVIIe siècle par Alexandre Hardy ; son titre « Les Chastes et loyales amours de Théagène et Chariclée ». Basée sur le roman grec d’Héliodore, cette tragédie est naturellement injouable en raison de sa longueur qui rebuterait les spectateurs les plus motivés.

Toutefois, les romans les plus connus pendant cette période (hormis « L’Astrée ») sont ceux de Madeleine et Georges de Scudéry.

On attribue généralement la part la plus importante de ce colossal travail à Madeleine de Scudéry.

Ses trois plus célèbres « épopées » sont : Ibrahim ou l’Illustre Bassa (1641-1642), Clélie, histoire romaine avec sa célèbre carte du Tendre (dix volumes entre 1654 et 1660) et Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653).

Nous allons nous intéresser à ce dernier qui demeure incontestablement le plus long roman de toute la littérature française…

En effet, Artamène ou le Grand Cyrus comporte 13095 pages dans l’édition originale. Celle-ci est répartie en dix tomes (ou parties), divisés chacun en trois livres.

La narration met en scène près de quatre cents personnages, dans une intrigue complexe organisée par l’alternance d’une histoire principale (histoire cadre) et d’histoires secondaires (histoires intercalées), régulièrement réparties au fil des dix tomes. Le contenu narratif est double : l’histoire principale (celle de Cyrus et Mandane) et une impressionnante série d’histoires secondaires.

L’histoire principale narre les multiples péripéties de la longue conquête amoureuse de Cyrus -le célèbre roi de Perse vivant au VIe siècle av J.C.- auprès de la princesse Mandane. Les principaux obstacles à cette conquête sont d’ordre interne (les réticences de Mandane) et externe (l’opposition parentale, puis les actions des rivaux). Par ailleurs, en cherchant à séduire, puis à retrouver Mandane, Cyrus est amené à entreprendre une série de conquêtes militaires qui font chacune l’objet d’un récit détaillé.

La narration fait dès lors appel à un substrat de références historiques provenant d’Hérodote et de Xénophon, essentiellement les noms de lieux, de personnages, et la succession d’événements que l’histoire a généralement validée. Toutes ces données consolident un récit qui, pour le reste, ne tient pas vraiment compte de la chronologie.

La présentation de l’histoire n’est pas linéaire car le récit commence « in medias res ». Le lecteur se trouve donc directement immergé dans l’action sans connaître l’origine des conflits et passions qui parsèment l’intrigue

Le déficit d’information du lecteur est donc compensé par le biais de retours en arrière ou de développements latéraux sous la forme d’histoires narrées par l’un des personnages de l’histoire principale. Celles-ci sont présentées comme des unités autonomes et sont mises sur le même plan que les histoires secondaires. L’histoire de Cyrus et de Mandane représente donc approximativement la moitié du roman.

L’autre moitié du roman est occupée par des histoires secondaires qui impliquent des personnages de second plan de l’intrigue ou dont les apparitions sont épisodiques. Ces histoires ne contribuent guère à la progression de l’intrigue principale. Toutefois, elles ne lui font pas concurrence en raison de leur dimension restreinte et de leur caractère clos.

En dépit de son organisation gigantesque et labyrinthique, le contenu narratif correspond à une matière romanesque familière au lecteur actuel, telle que récits d’événements, scènes, dialogues des protagonistes, descriptions de lieux ou de personnages.

Toutefois la nature de ces éléments repose très souvent sur des stéréotypes du roman héroïque, baroque et précieux de l’époque : enlèvements de l’héroïne, fausses morts, duels, tempêtes, lettres, oracles, monologues des héros, etc.

Certains des lecteurs de notre blog se demandent peut-être, à cet instant, pour quelle raison nous mettons en lumière un roman écrit il y a 350 ans et qui n’a pas été réédité depuis des siècles en raison de son ahurissante longueur.

L’intérêt de cette épopée perse en forme d’uchronie (l’histoire fait ostensiblement référence à une réalité et à des événements contemporains au règne du Roi Soleil) n’est pas lié à ses qualités littéraires. Ce qui nous fascine ici se singularise essentiellement à travers une volonté de « tout raconter ».

Naturellement, tout raconter est impossible et nous en avons fait l’abrupt constat en nous efforçant de narrer une histoire s’éternisant sur trois millions d’années… Mais si cette ambition ahurissante est systématiquement vouée à l’échec, la tentative est excitante.

Narrer une très longue histoire dans le détail n’implique pas seulement un désir d’exhaustivité qui symboliserait en soi une finalité parfaitement inféconde. Le réel intérêt de la démarche se résume en une phrase toute simple : chaque réponse est une nouvelle question… Si vous faites le choix de vous approprier totalement cette expression, vous découvrirez rapidement qu’elle donne un sens congru à l’existence.

Elle justifie à elle seule tous les efforts que les êtres humains font parfois afin de « hausser le réel d’un ton » comme le synthétisait Bachelard.

Grâce aux romans labyrinthiques de Madeleine de Scudéry, toutes les réponses deviennent de nouvelles questions. La mise en abyme est totale.

Et c’est à cet instant précis que le processus littéraire devient passionnant, car il nous pousse à observer et analyser enfin la partie invisible de l’iceberg de la Vie.

Celle que l’on occulte, parfois, pendant toute notre existence. Celle qui fascine.

Celle qui fait peur…

Labyrinthes, ouroboros et fractales

Lorsque le "labyrinthe-cerveau" se substitue au "labyrinthe-utérus"

« Ce que nous appelons visible est la surface d’une profondeur, la section d’un être massif, un grain ou un corpuscule engendré par une onde de l’être ».

Merleau-Ponty – Le visible et l’invisible.

L’un des premiers chapitres de notre roman « Cathédrales de brume » se déroule sur Mars, dans les sinuosités abyssales de Noctis Labyrinthus plus exactement.

Le Labyrinthe de la nuit…

Nous ne sommes ni les premiers, ni les derniers, a être fascinés par les labyrinthes et leurs étranges structures convolutées où l’esprit se perd au sein d’innombrables embryons de pistes qui se résolvent toutes dans l’inquiétante matrice d’un symbole archaïque.

Dans le titre de cet article nous incluons aussi l’ouroboros (symbolisé par un serpent qui se mord la queue) et les fractales générées par nos ordinateurs.

Une première fractale...

Naturellement, le labyrinthe demeure la figure la plus prégnante et celle qui inspira les poètes, les peintres et les architectes.

Reprenons l’histoire du labyrinthe le plus célèbre en Occident : le labyrinthe crétois du roi Minos.

Le mythe commence lorsque le roi crétois Minos demanda à Poséidon de prouver sa puissance en faisant sortir un taureau des flots. Puis, Minos devrait sacrifier la bête.

Mais lorsque Poséidon accomplit ce prodige, Minos ne respecta pas l’accord et prit le taureau pour développer son troupeau.

Pour se venger, Poséidon généra en Pasiphaé, la conjointe de Minos, un inextinguible et déroutant amour pour le puissant taureau que le dieu des océans avait fait sortir de l’eau.

Souhaitant concrétiser cette passion dévorante, Pasiphaé alla voir Dédale pour qu’il construise une vache en bois recouverte de cuir dans laquelle elle puisse se glisser pour s’accoupler avec le taureau. Pasiphaé donna donc naissance au Minotaure, monstre pourvu d’une tête de taureau sur un corps d’homme et qui se nourrissait de chair humaine.

Jugé dangereux et infamant pour la réputation de la reine Pasiphaé, le Minotaure fut enfermé dans un labyrinthe construit par Dédale à la demande de Minos pour y cacher le monstre. Puis, pour le nourrir, Minos envoya sa flotte saccager Athènes et exigea après sa victoire sur les Athéniens que ceux-ci lui envoient tous les neuf ans quatorze jeunes de la cité c’est-à-dire sept garçons et sept jeunes filles encore vierges.

Thésée, fils d’Egée, qui était en train de voyager dans le royaume, arriva à Athènes, et voulut alors délivrer la ville du tribut annuel que la ville devait à Minos.

Thésée alla alors au palais minoen de Cnossos en Crète pour y tuer le Minotaure.

Ariane, la fille de Minos et de Pasiphaé, éprouva presque immédiatement de tendres sentiments pour le jeune homme. Elle décida donc de l’aider à tuer le fruit des amours de sa mère et du taureau.

Elle donna une épée à Thésée, ainsi qu’une pelote de laine qui lui servit à retrouver la sortie du Labyrinthe après avoir tué le Minotaure. Il lui suffit pour cela de suivre le fil qu’il avait déroulé derrière lui à l’aller.

Pour se venger de l’affront, Minos enferma Dédale et son fils Icare dans le Labyrinthe. Dédale fabriqua des ailes avec des plumes et de la cire pour s’échapper du Labyrinthe.

Pendant son vol, Icare s’approcha trop près du soleil et la cire de ses ailes fondit. Il fut précipité dans la mer qui porte désormais son nom, la mer Icarienne. 

Après avoir accompli sa promesse envers Athènes, Thésée s’enfuit pour rejoindre son père, accompagné d’Ariane. Puis il abandonna la malheureuse sur l’île de Naxos.

Etrangement distrait, Thésée oublia de hisser le drapeau blanc qui devait symboliser sa victoire et qui était un signe convenu avec son père.

Convaincu de la défaite et la mort de son fils, Egée se suicida dans la mer qui porte désormais son nom, la Mer Egée.

Après la mort de son père, Thésée prit le trône du royaume d’Athènes puis épousa Phèdre, la sœur d’Ariane…

Une deuxième fractale

Le labyrinthe est donc essentiellement connu à travers ce mythe, mais ces tracés complexes se retrouvent à l’état naturel dans les tunnels de certaines grottes préhistoriques.

Ce tracé complexe était parfaitement connu en Egypte et on retrouve de nombreux labyrinthes dans nos cathédrales.

On peut déjà préciser que le labyrinthe permet l’accès à une voie spirituelle ou symbolique grâce à un voyage initiatique. Sa complexité en interdit l’accès à ceux qui n’en ont pas les « qualités » requises. 

On a souvent rapproché les labyrinthes des mandalas qui comportent, parfois, l’aspect d’un labyrinthe. Il s’agit donc d’une figuration d’épreuves initiatiques, préalables au cheminement vers une finalité recherchée.

Le parcours se faisait fréquemment à genoux. Le labyrinthe annonce la présence de quelque chose de précieux ou de sacré. Il peut avoir une fonction militaire, pour la défense, d’un tombeau, d’un trésor. Il n’en permet l’accès qu’à ceux qui connaissent les plans, aux initiés. Le centre que protège le labyrinthe sera réservé à l’initié, à celui qui, à travers les épreuves de l’initiation (les détours du labyrinthe), se sera montré digne d’accéder à la révélation mystérieuse.

Une fois parvenu au centre, il est comme consacré; introduit dans les arcanes, il est lié par le secret.

L’aller et le retour dans le labyrinthe seraient en quelque sorte le symbole de la mort et de la résurrection spirituelle. 

Le labyrinthe conduit aussi -et surtout- à l’intérieur de soi-même. C’est là, dans cette crypte, que se retrouve l’unité perdue de l’être, qui s’était dispersé dans le monde phénoménal. On retrouve là une quête du retour à l’Un totalement en phase avec la philosophie néoplatonicienne qui nourrit nos romans…

Le labyrinthe est insaisissable. Son aura fascinante repose sur le flou symbolique qui l’entoure. Figure originelle, géométrique, sacrée ou magique, il est d’abord la représentation d’une philosophie humaine. Les civilisations le manipulent comme une incarnation de leurs conceptions du monde et de la vie. Un sens profond se cache peut-être à l’intérieur de l’homme.

Avant d’être une fantaisie architecturale, le labyrinthe est un puissant symbole.

Son existence matérielle ne constitue qu’une partie de son histoire et son pouvoir d’évocation remonte à l’origine des temps.

Pour mieux appréhender le mystère du labyrinthe, il faut comprendre que son voyage dans le temps l’a rendu polysémique. Les civilisations se le sont appropriées et l’ont chargé d’un symbolisme représentatif de leur époque et de leur philosophie.

Le labyrinthe souterrain construit par Dédale est un élément à part entière de la naissance de l’homme. Sa forme délibérée d’utérus accueillait les cultes consacrés à la Terre : la Déesse mère. Le labyrinthe est la matrice où l’homme fut conçu et vit le jour. Il se forma physiquement et spirituellement dans le ventre maternel avant de s’épanouir au soleil.

Le labyrinthe-utérus de l’antiquité grecque a progressivement été remplacé par le labyrinthe-cerveau et aérien au Moyen Âge. Le dédale concrétise alors l’essence même de la vie.

Mais le centre du labyrinthe reste mystérieux et s’enrichit d’évocations nouvelles à la Renaissance.

Léonard de Vinci l’appréhende comme étant la combinaison de la spirale et de la tresse qui exprime l’infini.

Et une dernière fractale...

La géométrie labyrinthique est donc sacrée et renvoie à des nombres irrationnels et symboliques. La transformation du nœud en labyrinthe est ainsi une vision en quête d’elle-même. C’est simultanément l’étude d’un objet, d’un cheminement de la conscience et la découverte d’une vérité intime par le biais d’un renversement.

Le labyrinthe est, en quelque sorte, la parfaite accointance de l’art et de la géométrie. Le centre du labyrinthe désigne ainsi un centre absolu où le visible et l’invisible, l’intérieur et l’extérieur, se rejoignent en une ultime étreinte.

Il existe dans l’univers un objet qui en symbolise un ahurissant écho : le trou noir

Le labyrinthe s’insinue aussi le quotidien et l’inconscient individuel. Il refait parfois surface à l’occasion d’un rêve et est généralement interprété comme l’annonce d’une révélation.

Le dédale n’a pas fini de se livrer. Son sens caché est enfoui dans l’homme et la solution se trouve alors dans une aventure intérieure.

Et c’est exactement pour cette raison que la symbolique inhérente au labyrinthe apparaît à plusieurs reprises dans « Cathédrales de brume ». Confronté à la remémoration de sa vie, puis à celles des milliards d’êtres humains ayant vécu avant lui, notre héros s’immerge dans les labyrinthes de sa propre conscience. Quitte à se damner…

Mais l’espace émotionnel et spirituel à investiguer est si colossal, si tentaculaire, si protéiforme… qu’il lui faut bien trois millions d’années pour se découvrir !

Nous évoquions à l’instant les étranges harmonies liant la symbolique du labyrinthe à l’effroyable gravitationnelle que l’on nomme « trou noir ».

Dans « Cathédrales de brume » on trouve un labyrinthe martien et un trou noir stellaire.

Est-ce un pur hasard ?

Probablement pas.

En réponse, nous laisserons la parole à Jorge Luis Borges qui, dans Abenhacan El Bokhari mort dans son labyrinthe (nouvelle extraite de L’Aleph) affirme « Il n’est pas nécessaire de construire un labyrinthe quand l’Univers déjà en est un ». Un peu plus loin il précise : « Qui a entrevu l’univers, qui a entrevu les ardents desseins de l’univers ne peut plus penser à un homme, à ses banales félicités ou à ses bonheurs médiocres, même si c’est lui cet homme ».

Tout est dit.

Hydres, Dragons, Hippogriffes et Lestrygons

Les dragons ont une place de choix dans l'un des chapitres de "Cathédrales de brume"...

Dès les premières épopées mésopotamiennes écrites aux quatrième et troisième millénaires avant J.C., l’imaginaire des peuples s’est enrichie de créatures légendaires et de peuples aux pouvoirs hallucinants.

Généralement, ces créatures mythiques sont considérées comme étant maléfiques et elles incarnent, peu ou prou, le mal et la terreur.

L’exemple le plus fascinant, le plus récurrent, est celui du dragon.

Toutefois, contrairement aux dragons des mythologies et légendes occidentales, les dragons des pays asiatiques sont généralement représentatifs des forces de la nature, mais ils ne sont pas considérés comme étant systématiquement hostiles et belliqueux. Leur apparence physique est souvent fine, presque aérienne. Associés au climat, les dragons asiatiques sont puissants et vénérés.

Il en est tout autrement en occident.

Nous laissons ici la place à une description non équivoque du philosophe Miche Onfray dans un ouvrage (« Métaphysique des ruines ») consacré au peintre Monsu Desiderio.

Celles et ceux qui ont déjà lu notre premier roman : « Cathédrales de brume », savent à quel point nous apprécions cet étrange peintre ruiniforme (ils étaient deux peintres originaires de Metz sous le même nom en fait…) qui vivait en Italie au début du XVIIe siècle.

Voilà comment Michel Onfray évoque la symbolique du dragon dans l’imaginaire occidental : « Analogon du négatif et du mal, il en est une Forme emblématique : son corps, sa gueule, les circonvolutions de son ventre, de sa queue, les références anatomiques qu’il mélange, les griffes du félin, le ventre du reptile, les pattes arquées et couvertes de plaques en kératine du saurien, les ailes en peau déployées autour de ramures qui rappellent l’envergure des vampires et des chauves-souris, les yeux du carnassier et du prédateur, les mâchoires dotées de crocs, de dents acérées, les cornes des mammifères qui déchirent : le Dragon est un collage d’oiseau, de félin, de saurien, de reptile, de mammifère, il est tout et rien, mélange et résultante d’un assemblage […] Son antre est sous les surfaces, sous l’eau ou dans la terre. Partout, il est partout ».

Partout il est partout… voilà assurément une définition qui convient bien aux dragons.

Or nous aimons les dragons. Nous les aimons tellement que nous leur avons consacré une place de choix au sein de l’un des chapitres de « Cathédrales de brume ».

Cette quête du monstrueux peut surprendre. Or elle s’inscrit totalement dans notre philosophie de la vie : ouvrir des portes et briser tous les carcans que l’on érige sans cesse autour de soi, autour des autres, autour de la Nature.

Autour de la vie…

Comme nous venons de le voir à l’instant, les dragons symbolisent une vision « en creux » de l’âme du Monde, sa face obscure se filigranant sans cesse et ressurgissant abruptement au moment où l’on s’y attend le moins.

Dans la culture asiatique, le dragon est à l’inverse un symbole de force. Une lumière orientale qui s’oppose crûment aux ténèbres dans le monde occidental. Cette opposition factice dissimule la profonde unicité du monde (thème typiquement néoplatonicien) et rejoint cette lente oscillation entre l’Un et le multiple.

Dans notre démarche littéraire, nous prônons la complicité féconde liant les opposés. Nicolas de Cuès traduit cette confluence, apparemment incongrue, en évoquant la coïncidence des opposés dans son plus célèbre ouvrage : « La docte ignorance ».

Unir nos différences afin d’en faire une force tout en s’ouvrant aux autres symbolise assez bien notre quête, et les différentes « visions » que l’Homme donne du dragon reprennent en écho le caractère factice de ces « fausses oppositions ».

C’est pour cette raison que notre premier roman se lit plutôt comme un conte prenant la forme d’une odyssée intime. Il serait donc parfaitement vain d’y rechercher les ingrédients habituels de la science-fiction traditionnelle.

Nous sommes toujours légèrement décalés par rapport à une réalité qui se satisfait uniquement des fastes du visible et qui s’inscrit dans un réductionnisme presque obsessionnel. Et nos fictions en font de même…

Mais le plaisir d’écrire à deux en balayant les barrières psychiques et les carcans moraux est à ce prix.

Surtout en s’entourant de dragons babillards, espiègles et farceurs…

Murasaki Shikibu et le Dit du Genji

Cinq siècles séparent la poétesse japonaise et le peintre italien Carlo Crivelli. Mais une singularité les rapproche : la luxuriance des détails...

« Tu es une chose rêveuse, une fièvre de toi-même : pense à la terre »

John Keats – La chute d’Hypérion : un rêve

Comment peut-on être fièvre de soi-même ?

Principalement en étant un artiste. Or l’essence même d’un artiste se transcrit à travers sa capacité à transmettre une émotion qui est fréquemment issue des arcanes de notre âme.

Emergence d’une vérité fragmentée en bribes informes, cette exigence d’absolu nous révèle, une fois encore, que le visible n’est que l’épiphanie fugace de l’invisible.

Son ombre peut-être…

Seuls les poètes parviennent -parfois- à décrire l’indicible. L’exemple qui suit est emblématique de cette recherche du Beau dans le sens définit par Plotin et ses épigones ; c’est à dire l’Un

Née probablement entre 972 et 978, la poétesse japonaise Murasaki Shikibu élabora en une dizaine d’année une fresque littéraire flamboyante : le Genji monogatari, plus connu en Occident sous l’appellation Le Dit du Genji.

En 2002, cette œuvre colossale (plus de 2 000 pages) fut classée parmi les 100 plus grands chefs-d’œuvre littéraires de tous les temps par les Cercles norvégiens du livre. Un jury prestigieux de 100 écrivains provenant de 54 pays (John Irving, VS Naipaul, Paul Auster, John le Carré et Norman Mailer entre autres) identifia les œuvres les plus remarquables qui jalonnèrent l’Histoire de la littérature. Le Dit du Genji trouva aisément, presque naturellement, sa place parmi les chefs d’œuvre absolus de la littérature mondiale : La Divine Comédie de Dante ou les œuvres majeures de Shakespeare par exemple.

Indépendamment de ses qualités intrinsèques, cette épopée dévoile dans ses moindres détails la vie de cour au Japon autour de l’an mil. Le propos était ambitieux. Le résultat fut fascinant.

Le Japon à cette époque ne représentait nullement un Jardin d’Eden pour l’immense majorité de ses habitants qui vivaient chichement en optimisant les maigres ressources du sol. Mais la singularité de cette époque se situe au niveau de la magnificence frénétique caractérisant la vie de cour que menaient quelques milliers d’aristocrates entourant l’empereur et son épouse.

On a souvent analysé et caricaturé les outrances et les fastes de la Cour de France à l’époque du Roi Soleil, Versailles constituant alors un somptueux écrin dissimulant difficilement la misère du peuple et les calamités agricoles s’accumulant sur une population trop souvent affamée. La part réservée à l’imaginaire et au subjectif est colossale dans le cas présent et génère encore des synthèses partisanes. Mais le hiatus existant entre une minorité très privilégiée et la masse des pauvres gens sans réelles ressources était sans équivoque ; et particulièrement inique.

Mais à l’époque de Murasaki Shikibu ce hiatus social était encore fantastiquement exacerbé et amplifié. La vie à la cour de l’Empereur du Japon conciliait donc élégance, raffinement, luxe et culte inné d’un esthétisme artistique et intellectuel hors norme.

De la fin du Xe siècle jusqu’à l’époque Heian, l’aristocratie nipponne constitua un fabuleux vivier d’originalités artistiques qui symbolisaient un art de vivre somptuaire, simultanément totalement incongru et parfaitement fascinant. Poussant l’esthétisme au-delà de toute limite, ces hommes et ces femmes surent cristalliser passagèrement en eux une sublimité comportementale qui nous laisse encore pantois.

Démontrant leur capacité d’innovation, les aristocrates de la Cour nipponne laissèrent souvent l’immortalisation de ces instants étonnants aux soins attentifs de femmes de lettre à la plume experte et à l’imagination fertile.

Cette démarche originale s’inscrit parfaitement dans la logique des propos de Paul Claudel lorsqu’il écrit, dans L’oiseau noir dans le soleil levant : « Pour connaître la rose, quelqu’un emploie la géométrie et un autre emploi le papillon ». Incontestablement, les poétesses japonaises des Xe et XIe siècle maîtrisaient merveilleusement l’art de l’emploi du papillon

La plus talentueuse de toutes ces descendantes nipponnes de Sappho fut incontestablement Murasaki Shikibu.

Sa vie nous est principalement connue par son Journal.

Son nom réel demeure inconnu car Shikibu désigne les fonctions exercées par son père, Fujiwara no Tamétoki, qui était fonctionnaire à la Cour de l’Empereur et travaillait au département des Rites au sein duquel il fut d’abord secrétaire, puis directeur adjoint.

Murasaki vient probablement du livre 5 du Dit du Genji qui évoque Waka Murasaki, le principal personnage féminin du roman.

Il est a remarqué que murasaki désigne une plante japonaise au puissant pouvoir tinctorial et que l’on utilisait pour renforcer la pourpre impériale. Cette appropriation singulière a probablement valeur de symbole.

Le père de Murasaki Sikibu eut trois fils et trois filles, mais Murasaki fut la seule à manifester précocement un don réel pour l’écriture.

Après un bref séjour dans la ville d’Echizen dont son père fut gouverneur, elle revint dès 998 dans la capitale. Elle devint alors l’épouse d’un cousin sensiblement plus âgé qu’elle : Fujiwara no Nobutaka. Ce dernier ayant déjà un fils âgé de vingt cinq ans, on pouvait craindre que le statut de Murasaki ne soit guère enviable. A cette époque, la femme japonaise continuait généralement à vivre chez ses propres parents afin d’élever ses enfants. Son époux venant la rejoindre occasionnellement, cette situation générait souvent une forme tolérée de polygamie.

Dans certaines circonstances, l’épouse s’installait définitivement dans la demeure de son mari. Elle est alors la Dame du Nord : kita no kata.

Selon la date de naissance admise pour Murasaki, on constate que son union fut assez tardive, entre vingt et vingt six ans, ce qui est surprenant à une époque où le mariage des femmes se situait plutôt entre quatorze et quinze ans.

En 999 elle accoucha d’une petite fille qui sera ultérieurement connue sous le nom de Daïni-no-sammi et qui sera, elle aussi, une poétesse admirée pour l’élégance de son style. Certains commentateurs lui attribuèrent même la dernière partie du Dit du Genji, sans que ces assertions soient sérieusement confortées.

Deux ans plus tard, Fujiwara no Nobutaka décéda à la suite d’une épidémie sévissant dans la région. En 1001 Murasaki Shikibu se retrouva donc veuve avec une enfant en bas âge.

Nous perdons sa trace pendant quatre ans, puis nous la retrouvons en 1005 à la Cour impériale. Elle semble être préceptrice de la jeune impératrice Akiko, celle-ci ayant récemment épousé l’empereur Ichijô.

Lorsque ce dernier meurt en 1011, l’impératrice se retira et entra en religion. Murasaki la suivit en tant que Dame d’honneur. Ce déplacement s’effectua dans un contexte de religion mondaine qui ne se différenciait guère des fastes de la Cour que par quelques détails.

Nous perdons définitivement sa trace en 1014, année qui constitue probablement la date de son décès.

Le Dit du Genji fut donc écrit entre 1005 et 1014, ce qui représente une période courte et dense en regard de l’exubérance et de la densité de l’œuvre.

Il faut souligner ici la très grande différence existant entre les grandes épopées poétiques japonaises des temps archaïques : les naga-uta et les épopées romancées.

Les premières sont concises et foisonnent de symboles éloquents, les secondes sont très longues et se complexifient à l’infini à travers d’interminables descriptions et des péripéties innombrables.

Là encore, un étrange parallèle existe avec l’époque de Louis XIV.

En effet, le XVIIe siècle se caractérisa par des poésies ambitieuses et par des tragédies qui illustrent la quintessence de la littérature française. Quel écrivain contemporain pourrait sérieusement prétendre rivaliser avec Corneille, Pascal ou Bossuet ?

Mais ces chefs d’oeuvre sont généralement assez brefs. A titre d’exemple, une tragédie classique comporte entre 1 500 et 2 000 vers.

A l’opposé, les grands romans précieux de l’époque s’éternisent parfois sur plus de 10 000 pages. Le plus célèbre d’entre eux étant  Artamène ou le Grand Cyrus de Madeleine et Georges de Scudéry : 13 000 pages !

Sans être aussi développé et labyrinthique que Le Grand Cyrus, le Dit du Genji est un long roman poétique à la structure complexe et lumineuse à la fois. Il incarne et exacerbe une qualité majeure : une effroyable lucidité quant à la complexité de l’âme humaine, ses recoins d’ombre et les quelques parcelles de lumière qu’elle exhale parfois.

Cette lucidité émeut, charme et fait peur.

Elle émeut, car notre poétesse fait surgir par moment des pans entiers d’humanité qu’une description presque chirurgicale accroît sans cesse, outrepassant ainsi les limites d’une sensibilité contenue et trop souvent normée.

Elle charme, car les descriptions presque pointillistes de telle ou telle parure, de tel ou tel arbre, s’harmonisent progressivement et créent en chacun de nous un sentiment ineffable. Délicatement ornées, ciselées par des mots soigneusement appariés, ces odes à la beauté deviennent cantiques, hymnes, symphonies. Puis elles nous laissent pantelant le long d’un chemin imaginaire qui résonne durablement encore en suaves vibrations sensuelles.

Elle effraie aussi, car la méticulosité du propos révèle brutalement, par touches successives presque anodines, des abîmes jusque là soigneusement dissimulés par les comportements affétés. Le courtisan pérore, le geste s’affine, la mimique devient révélatrice. Et le subtil glacis impavide qui recouvre les corps et les émotions s’effrite alors. Parfois somptueuse, généralement triste et veule, la vérité éclot en petites touches presque impalpables.

Et la vérité fait souvent mal.

Le poète allemand Stefan George décryptait magnifiquement l’ambiguïté fondamentale de la poésie lorsqu’elle frôle le sublime. Il précise en effet : « L’essence de la poésie comme du rêve, c’est que le Moi et le Toi, l’Ici et le Là, l’Autrefois et le Présent coexistent et deviennent Un […] La poésie a parmi les arts une situation particulière. Elle seule connaît le secret de l’éveil et le secret de la transition ». (De la poésie).

Or Murasaki Shikibu connaissait merveilleusement bien le secret de l’éveil et le secret de la transition.

Les commentateurs qui dissèquent le Dit du Genji depuis un millénaire n’hésitèrent point devant les anachronismes, les analyses idéologiques et les récupérations politiques. Porté à bout de bras sur le grand théâtre du Monde, le Dit du Genji fut récupéré par des féministes qui assuraient que ce roman dénonçait la polygamie. Jouant sur les équivoques, les marxistes y virent une critique virulente des méfaits de la classe dominante (la lutte des classes au début du XIe siècle !), alors que les bouddhistes assurèrent que le prince Genji était un bodhisattva.

On compara même Murasaki Shikibu à… Marcel Proust !

Eternel palimpseste réécrit par des épigones ou de pales imitateurs désirant s’approprier une parcelle de gloire déchue, le Dit du Genji demeure un monument de la littérature mondiale et Murasaki Shikibu parvient encore à nous émouvoir, à nous attendrir. A nous émerveiller.

Cette jubilation permanente vient pour une large part de l’opposition singulière existant entre la simplicité de l’intrigue principale, c’est-à-dire la progression d’une catharsis visant à résoudre un drame provoqué par la jalousie, et l’effarante complexité des intrigues secondaires.

On découvre progressivement et patiemment ainsi les aventures amoureuses du prince Genji, de son beau-frère et de leurs descendants. L’intérêt de ces innombrables péripéties mettant en scène, femmes, épouses, maîtresses, filles, sœurs et servantes, réside dans le fait qu’elles sont illustrées, commentées et narrées, d’un strict point de vue féminin.

Le concept est savoureux car on s’échine à suivre les aventures de ces hommes qui portent des titres guerriers, mais dont la principale activité se satisfait de jeux galants, de traits d’esprit et de morceaux de musique habilement joués afin de charmer ces dames. Presque à la même époque, on retrouve étrangement cet esprit chevaleresque et raffiné en France, avec les chansons de gestes, les cours d’amour, et l’énorme succès des troubadours et trouvères.

Murasaki Shikibu nous transmet à travers les siècles un message émouvant et grandiose qui s’apparente à une sensuelle mise en abyme, puis, dans sa complexité apparente, le Dit du Genji provoque l’extase et fige définitivement une parcelle d’éternité. Larme de cristal que l’on enchâsse cérémonieusement dans notre cœur, cette émotion perdure depuis un millénaire.

Et nous devons fraternellement remercier Murasaki pour ce don divin en citant ce commentaire de René Char extrait de Fureur et mystère : « Nous n’appartenons à personne, sinon au point d’or de cette lampe inconnue de nous, inaccessible à nous, qui tient éveillé le courage et le silence ».

La poésie envoûtante s’exhalant du Dit du Genji symbolise idéalement ce point d’or qui tient éveillé le courage et le silence. Or tenir éveillé le courage et le silence est une obligation cruciale à notre époque.

Vraiment cruciale…

Gilgamesh ou l’immortalité félonne

Roi d'Uruk, Gilgamesh chercha le secret de l'immortalité...

Ecrite probablement dès le XVIIIe siècle avant J.C., l’épopée de Gilgamesh est rédigée en akkadien et s’inspire de récits encore plus anciens (sumériens, akkadiens ou élamites) composés dès la fin du IIIe millénaire.

Elle est souvent considérée comme étant le récit littéraire le plus ancien de l’humanité, ceci excluant naturellement les textes religieux, administratifs ou à caractères scientifiques qui remontent parfois jusqu’à l’orée du IVe millénaire avant J.C.

La véracité historique de Gilgamesh fut régulièrement mise en doute car aucune trace archéologique n’attestait son existence réelle. Depuis quelques décennies cette réalité s’est partiellement concrétisée. On a en effet retrouvé des listes royales et des documents gravés attestant le règne de Lugalbanda qui -selon les interprétations que l’on donne de la chronologie de la première dynastie d’Uruk- fut le père ou le grand-père de Gilgamesh.

Loin de cette querelle de spécialiste, nous préciserons que Gilgamesh fut probablement roi d’Uruk vers 2600 avant J.C.

Pour les distraits, rappelons ici qu’Uruk symbolisa une des toutes premières « cités-états » qui jalonnèrent les rives du Tigre et de l’Euphrate à l’apogée de la civilisation mésopotamienne. Celle-ci fut l’une des trois grandes civilisations qui illuminèrent la fin de la période protohistorique avec la civilisation égyptienne et celle de la vallée de l’Indus.

En Mésopotamie, les premières cités-états qui eurent un rôle vraiment important furent Eridu, Ur et Uruk, toutes les trois étant situés dans l’actuel Irak et près de l’embouchure des deux fleuves jumeaux. A titre d’information, on peut citer aussi Kish, Larsa ou Isin.

Un peu plus à l’est, fleurissait le royaume élamite et sa somptueuse capitale : Suse.

Le cadre étant sommairement brossé, revenons à l’étonnante histoire de ce roi d’Uruk qui n’est pas sans rappeler les douze travaux d’Hercule. Ni l’histoire de Noé…

Le roi d’Uruk règnait d’une manière intransigeante. Sans être réellement tyrannique, il gouvernait d’une main de fer et son peuple souffrait sous le joug.

Compatissante, la déesse Aruru matérialisa un « double » de Gilgamesh. Hirsute, dénuée de toute élégance naturelle, cette brute au cœur d’or s’appelait Enkidu.

Un chasseur le rencontra et fut effrayé par le colosse dépenaillé. Il fit part de sa découverte au roi Gilgamesh. Celui-ci lui ordonna de retourner à la rencontre du géant en compagnie de la plus belle des servantes du palais de la ville d’Uruk.

Le chasseur partit donc avec la jeune femme. Lorsqu’ils rencontrèrent Enkidu, l’homme s’enfuit apeuré et la laissa seule auprès du géant. Elle commença à lui parler pour le convaincre d’aller vivre dans la ville. Enkidu fut charmé par la jeune servante du palais et décida de la suivre. En chemin, il apprit avec elle les coutumes des hommes, ainsi que leur langue.

Pendant ce temps, Gilgamesh fit deux rêves étranges : à chaque fois un énorme météore tombait du ciel. Il demanda à sa mère Nin-Sun d’interpréter le sens de ces rêves. Celle-ci lui révéla qu’un homme allait arriver à Uruk et que les habitants d’Uruk allaient lui vouer une admiration sans borne. Cependant, au lieu de devenir son ennemi, ce géant serait le meilleur ami de Gilgamesh.

Enkidu arriva quelques jours après à Uruk. Il apprit que le roi était un redoutable despote et que, par sa faute, le peuple d’Uruk souffrait beaucoup. Il décida d’affronter Gilgamesh.

Leur bataille fut terrible. Enkidu sortit vainqueur du combat. Mais il ne profita pas de sa victoire et déclara : « Je pensais que tu étais un tyran cruel. Je vois que tu es un roi courageux et que tu mérites de régner. Si tu le veux, je serais ton ami ».

Gilgamesh comprit que son rêve s’était réalisé. Il accepta d’être l’ami d’Enkidu et l’invita à vivre dans le palais royal. Le géant accepta, mais il fut rapidement las de cette vie monotone.

Gilgamesh conçut alors le projet d’aller dans une forêt de cèdres située bien loin du royaume, pour en couper les arbres. Lorsqu’il en parla à Enkidu, ce dernier rechigna car la forêt de cèdres était habitée par le terrible géant Humbaba, dont le souffle était aussi terrible que l’ouragan, et dont la bouche crachait du feu. Gilgamesh lui rétorqua que tous les hommes sont mortels, et qu’à leur mort, seul le souvenir de leurs actes demeure.

Enkidu fut convaincu par ces arguments.

Les deux amis marchèrent longtemps, puis ils pénétrèrent dans la forêt et ne tardèrent pas à rencontrer son terrible gardien. Celui-ci était encore plus grand que Gilgamesh et avait au milieu du visage un oeil unique qui transformait en pierres les êtres sur lesquels il posait son regard.

Gilgamesh pria Shamash -le dieu Soleil- qui lui vint en aide en faisant monter dans le ciel neuf tempêtes et neuf vents brûlants qui aveuglèrent Humbaba. Celui-ci se débattit, mais ne parvint pas à lutter contre des forces aussi puissantes. Il s’écroula sur le sol et Gilgamesh coupa la tête du monstre d’un coup d’épée.

Du haut de la montagne, la déesse Ishtar observait la scène et tomba amoureuse de Gilgamesh, qu’elle trouvait beau et courageux. Elle s’empressa de le rejoindre pour lui demander de l’épouser. Malgré la très grande beauté de la déesse et sa sensualité débridée, Gilgamesh refusa ses avances. Il savait qu’Ishtar était très capricieuse et particulièrement redoutable.

Furieuse, la déesse envoya le taureau divin à la poursuite de Gilgamesh. Enkidu entendit le galop du taureau et il parvint à s’écarter. D’un puissant coup d’épée il réussit à abattre le monstre mugissant.

Les deux géants furent accueillis en héros lorsqu’ils entrèrent dans la ville d’Uruk.

La vie pleine de faste reprit son cours au palais de la ville d’Uruk. Mais le coeur d’Enkidu était rempli d’angoisse. Il savait que les dieux étaient en colère à cause de la mort du géant Humbaba et qu’ils chercheraient à se venger.

Une nuit, il rêva qu’un lion ailé possédant des serres d’aigle fondait sur lui pour l’emporter dans les cieux. Il fit part de ce rêve à Gilgamesh. Celui-ci tenta de rassurer Enkidu, mais il savait qu’il s’agissait d’un mauvais présage.

Enkidu commença à perdre ses forces. Il mourut au bout de neuf jours.

Gilgamesh éprouva une tristesse immense et l’idée de sa propre mort commença à le tourmenter. Il décida alors d’entreprendre un voyage aux confins du monde pour trouver le vieillard Umnapishti qui connaissait le secret de l’immortalité.

Après une longue marche, il arriva au pied du mont Mashu où résidait le dieu Soleil. Cette montagne était gardée par des hommes-scorpions. Ceux-ci, surpris par l’audace de Gilgamesh, décidèrent de le laisser passer pour emprunter le long tunnel qui traversait la montagne de part en part.

Il découvrit en sortant un jardin merveilleux rempli d’arbres dont les fruits étaient des pierres précieuses. Shamash s’adressa à lui et lui conseilla de rester dans ce jardin, d’en profiter tant qu’il voudrait, et d’abandonner son projet de trouver Umnapishti.

Gilgamesh remercia le dieu Soleil mais poursuivit sa route. Il quitta la fraîcheur du jardin et dut traverser un désert brûlant. Heureusement, il passa près d’une maison où une femme, Siduri, l’accueillit, lui donna à boire et à manger. Elle aussi tenta de le dissuader de poursuivre son voyage en lui rappelant que tous les hommes sont mortels. Elle lui conseilla de profiter de chaque instant de sa vie sans rechercher l’immortalité.

Mais, Gilgamesh demeura sourd à ses conseils.

Siduri lui révéla alors qu’Umnapishti habitait sur une île et qu’un batelier pouvait l’aider à traverser l’océan.

L’homme accepta d’emmener Gilgamesh et ils débarquèrent sur l’île.

Umnapishti vint à la rencontre du roi d’Uruk. Lorsque Gilgamesh le questionna, il lui raconta comment il était devenu immortel.

Il y avait très longtemps de cela, les dieux avaient décidé d’engloutir la Terre et les hommes sous un déluge. Mais le dieu Ea avait prévenu Umnapishti, qui construisit un grand bateau dans lequel il embarqua sa famille ainsi que les animaux de sa ferme. Après sept jours de pluie, il put accoster sur une île où le dieu du vent l’avait poussé.

Les dieux décidèrent de le laisser vivre sur cette île et de lui accorder l’immortalité. Ainsi Umnapishti avait-il reçu l’immortalité en cadeau, sans pouvoir en révéler le secret.

Comme Gilgamesh semblait vouloir persévérer dans son projet, Umnapishti décida de le soumettre à une épreuve. Pour montrer qu’il était digne d’être immortel il devrait rester éveillé six jours et six nuits en priant les dieux d’exaucer son voeu.

Gilgamesh accepta. Mais au bout d’une heure, épuisé par son long voyage, ses paupières se fermèrent.

Le roi d’Uruk comprit la leçon du vieillard. Il abandonna donc son projet. Il décida de retourner à Uruk. Umnapishti lui fit cadeau d’une plante qui permettait de rester toujours jeune. Mais au cours du voyage, un serpent lui déroba la plante magique.

De retour à Uruk, Gilgamesh reprit son trône.

Il régna plus sagement et plus miséricordieusement qu’avant le jour où il avait connu son ami Enkidu.

Lorsque la mort s’approcha, il n’eut pas peur en pensant au sommeil bienfaisant qu’il avait goûté dans l’île d’Umnapishti.

Nous avons peut-être consacré beaucoup de temps à cette épopée, mais elle présente à nos yeux un triple intérêt :

–          elle constitue le plus archaïque roman de toute l’histoire de l’humanité dont nous ayons conservé le texte presque intégral (en d’innombrables versions tronquées, il est vrai),

–          certains exégètes prétendent que l’épopée de Gilgamesh est aussi le plus ancien récit de science-fiction… Cette assertion est probablement excessive. Mais il faut reconnaître que plusieurs ingrédients majeurs s’y retrouvent. Par ailleurs, l’un des plus « grands » de la SF -Robert Silverberg- a consacré deux romans distincts à notre illustre roi d’Uruk, à son ami Enkidu et à son odyssée !

–          elle résonne enfin étrangement en nous, car cette quête d’immortalité fait écho à l’intrigue de notre récit et à l’effroyable tourment enduré par le héros principal de notre premier roman « Cathédrales de brume ».

Condamné à survivre pendant plusieurs millions d’années, sans bouger ni pouvoir mettre fin à ses jours, Amaranth Heliaktor doit parcourir simultanément les labyrinthes de l’espace extragalactique et ceux de sa propre psyché. Il est contraint alors à revivre en lui toute l’Histoire du Monde ; et principalement ses moments les plus cruciaux.

Naturellement, les instants de joies intenses et de plaisirs torrides sont balayés par la souffrance et la sauvagerie.

Lorsque l’immortalité devient torture…

Hatshepsout : l’incroyable modernité d’une reine égyptienne… il y a 3 500 ans !

Parée d’une beauté singulière, Hatshepsout demeura une étoile filante dans l’Histoire de l’Antiquité.

Etoile, car elle fut l’une des rares reines à assumer la totalité du pouvoir pendant une longue période (22 ans) et à la tête de l’une des plus grandes civilisations que la Terre eut jamais portée.

Filante, car son règne ne généra nulle vocation féminine à sa suite, et les reines égyptiennes qui lui succédèrent demeurèrent dans l’ombre de Pharaon.

Après Hatshepsout, quelques reines accédèrent encore furtivement au pouvoir : Néfertari, l’épouse principale de Ramsès II, et Nefertiti, l’épouse du roi iconoclaste Aménophis IV, universellement connu sous le nom d’Akhenaton.

La pharaonne Taousert, l’inspiratrice de Théophile Gautier qui la nomma Taôser dans son très célèbre Roman de la momie, régna plus longtemps à la fin de la XIXe dynastie. On ne sait pas exactement si ce fut 8 ou 14 années en prenant en compte la période de régence. Mais il semble avéré que la veuve de Séthi II assuma ses fonctions tout à fait honorablement dans un contexte d’anarchie préludant à la fin du Nouvel Empire.

Enfin, l’Histoire a immortalisé le souvenir de Cléopâtre VII qui régna de 51 à 30 av J. C. et qui fut, indépendamment de ses liaisons tumultueuses avec César, puis avec Antoine, le symbole de l’ultime résistance égyptienne à l’envahisseur.

En se suicidant à 39 ans, Cléopâtre mettait fin à la dynastie grecque des Lagides installée sur le trône d’Egypte par Alexandre le Grand. Son tragique trépas symbolisa simultanément la fin de l’indépendance de l’Egypte et le crépuscule de l’une des plus anciennes civilisations humaines.

Il ressort des exemples ci-dessus que plusieurs femmes accédèrent réellement au pouvoir en Egypte, même si celui-ci fut relativement éphémère.

Comme le précise Christiane Desroches Noblecourt dans La femme au temps des Pharaons, l’égalité entre les hommes et les femmes ne posa jamais le moindre problème et ne fut jamais l’objet de discussions ou de malentendus : « On ne pouvait en attendre moins d’un peuple qui avait fait de la déesse Isis la « Dame du genre humain », la sœur attentive, l’épouse fidèle, l’amante prévenante devenue magicienne… ».

Dans ce contexte, le long règne d’Hatshepsout (22 ans) semble presque naturel, logique.

La réalité fut toute autre.

Les conditions préludant à la montée sur le trône d’Egypte de la jeune princesse Hatshepsout -ce nom lui vient du premier cri poussé par sa mère à sa naissance : Hat-Shépésout et qui signifie : elle est à la tête des Nobles Dames– sont complexes. Ceci est lié au principe en vigueur en Egypte et qui exigeait que la filiation dynastique s’effectue par les femmes.

Lorsque l’on prend en compte le fait que les pharaons avaient de nombreuses épouses et concubines et que les mariages entre frères et sœurs étaient fréquents, on comprend mieux les convergences étranges d’arbres généalogiques souvent labyrinthiques.

Les frères et sœurs d’Hatshepsout décédant prématurément, l’élégante et sagace jeune fille demeura la seule héritière du pouvoir royal. Conscient de cette réalité inédite et subjugué par les qualités et prouesses intellectuelles de sa fille, Thoutmosis Ier focalisa toutes ses attentions sur Hatshepsout.

La jeune princesse l’accompagna régulièrement et en toute circonstance, se formant progressivement ainsi au difficile exercice du pouvoir. 

A la mort de son père, Hatshepsout épousa son demi-frère, issu d’une concubine de Thoutmosis Ier. Elle devint ainsi la Grande Epouse Royale du pharaon qui allait entrer dans l’Histoire sous le nom de Thoutmosis II.

Mourant prématurément en 1479 av J. C. l’époux d’Hatshepsout laissa le trône d’Egypte à un neveu de la reine : Thoutmosis III, l’un des plus glorieux pharaon du Nouvel Empire.

Mais le jeune prince ayant alors quatre ans, Hatshepsout assura immédiatement la régence.

A partir de cet instant elle régna comme ses ancêtres. Assumant toutes les responsabilités inhérentes à la fonction du pharaon, elle prit le nom de Hatshepsout-Maâtkarê.

Délaissant partiellement les imposantes et coûteuses expéditions guerrières qui avaient renforcé le pouvoir des grands pharaons conquérants tels qu’Aménophis Ier et Thoutmosis Ier, elle organisa son action autour de quelques pôles cruciaux qui apportèrent à l’Egypte du Nouvel Empire une prospérité et une puissance accrues.

Au niveau architectural, elle fit restaurer de nombreux temples en ruine et entama surtout la construction de l’un des plus grands chefs-d’oeuvre de toute l’histoire de l’humanité : le temple de Deir el-Bahari qui ébahit encore chaque années plusieurs millions de touristes subjugués par la grandiose austérité du site.

Elle fut aussi à l’origine de l’élaboration de la Vallée des Rois. Fantastique accumulation de caveaux royaux et de gorges dédaléennes, ces creusements et syringes subtilement ramifiés permettraient ainsi de regrouper les tombes de ses successeurs près de sa propre sépulture. Dans une civilisation au sein de laquelle la problématique de la vie après le trépas était cruciale, cette théâtralisation de la mort symbolisait une phase essentielle.

Toutefois, l’apport le plus singulier d’Hatshepsout, le plus original aussi, se matérialisa à l’an IX de son règne. La pharaonne avait 33 ans à l’époque.

Comprenant rapidement qu’une paix durable et féconde passait obligatoirement par des relations pacifiées et pragmatiques avec les peuples du sud de l’Egypte, elle conçut une immense expédition au Pays de Pount (probablement le sud du Soudan) afin d’ouvrir des chemins commerciaux fructueux tout en consolidant sa politique de paix défensive.

Ainsi, 3 500 ans avant l’omniprésence de l’économie de marché, la reine Hatshepsout anticipa le fait que la puissance économique allait prévaloir partout et que la force d’une armée puissante n’avait de sens que dans un contexte d’échanges économiques réalistes et utiles à tous.

Cette expédition pacifique fut originale et féconde car elle monopolisa des compétences très variées : logistiques, climatologiques, médicinales, artistiques, botaniques, hydrologiques.

Nous redécouvrons ainsi avec stupeur une expédition commerciale, stratégique et scientifique, qui préfigura avec 33 siècles d’avance la fructueuse -sur le plan scientifique uniquement- Campagne d’Egypte de 1798.

Mais une expédition sans violence, sans guerre, sans souffrance.

Hatshepsout sut faire preuve de lucidité et de détermination dans l’organisation préalable, puis dans la mise en œuvre, d’une odyssée économique et culturelle qui regroupait des : géographes, médecins, botanistes, zoologues, métallurgistes, ethnologues, minéralogistes, hydrologues et dessinateurs.

En concevant cette expédition innovante et foncièrement originale, l’habile pharaonne confirma les propos de Nietzsche lorsqu’il soulignait dans Considérations inactuelles : « Un homme ne s’élève jamais aussi haut que lorsqu’il ne sait pas où son chemin peut encore le mener ».

Or Hatshepsout exerçait une fonction purement masculine et ne savait naturellement pas où son chemin allait la conduire.

Mais elle s’éleva très haut…

Conséquence logique de ses qualités propres et de sa faculté de s’entourer de collaborateurs compétents et dévoués, la prescience politique d’Hatshepsout fut impressionnante. Elle parvint ainsi à maintenir la paix dans un pays qui connaissait la guerre depuis d’innombrables années.

On peut noter aussi un détail lourd de conséquences pour l’avenir : le mot Pharaon apparut dans le protocole égyptien sous le règne d’Hatshepsout.

Symbole absolu de la prépotence royale, ce vocable est directement lié à l’exemplaire corégence unissant la reine et son neveu qui régna seul ensuite sous le nom de Thoutmosis III. En effet, Pharaon, Per-âa en égyptien antique, c’est-à-dire la Haute Maison, a d’abord été employé afin de nommer les deux corégents réunis. Ensuite ce terme fut employé afin de définir Hatshepsout, qui fut donc le premier Pharaon à être nommé isolément ainsi, puis Thoutmosis III et tous les pharaons qui leur succédèrent jusqu’à l’invasion romaine.

Indépendamment de ce hasard historique en forme de clin d’œil, on peut affirmer désormais qu’Hatshepsout fut une remarquable reine et la première femme chef d’Etat d’envergure. Elle sut en effet veiller à la sécurité de l’Egypte et maintenir une paix féconde pour un pays dont les frontières, démesurément allongées du nord au sud, constituaient une menace perpétuelle.

Reine démiurge et architecte inspiré du temple de millions d’années (Deir el-Bahari fut appelé « la Merveille des Merveilles » et ce sentiment est encore partagé par tous les touristes qui le visitent), Hatshepsout parvint à maintenir la stabilité et la prospérité dans son pays.

Cette qualité se suffit à elle-même.

Mais elle sut aussi innover et l’Histoire retiendra l’extraordinaire expédition au Pays de Pount qui nous laisse un foisonnement d’informations scientifiques concernant des contrées ignorées.

En rejoignant le royaume d’Osiris, la pharaonne put enfin cristalliser ses songes afin de monter à bord de la nef qui l’entraînera aux frontières d’une Eternité bien méritée et chèrement acquise.

« Nous sommes de la même étoffe que les songes » clama Shakespeare dans La tempête.

Repose donc en paix dans l’étoffe de tes songes, divine Hatshepsout.

Immersion dans les eaux du Léthé

Dans la mythologie grecque, les Enfers (au pluriel) désignent le royaume des morts. C’est un lieu souterrain où règne le dieu Hadès. Dans le cadre de la mythologie grecque, les Enfers désignent le royaume des morts tout entier, et non simplement la partie où les ‘mauvais’ purgent leur peine, contrairement à l’Enfer chrétien.

L’Hadès est séparé du royaume des vivants par plusieurs fleuves : le Styx et l’Achéron par exemple. Lorsque les défunts ont été enterrés selon les règles, Charon leur fait traverser les fleuves infernaux dans sa barque, moyennant une obole symbolique.

Ce mythe explique la coutume mortuaire qui voulait que l’on glisse une pièce dans la bouche des morts.

Indépendamment du Styx et de l’Achéron, trois autres fleuves coulent dans les Enfers : le Phlégéthon, le Cocyte et le Léthé.

À l’entrée des Enfers se tient le chien de garde Cerbère, qui empêche tout mort d’en ressortir. Seuls Héraclès, Psyché, Thésée, Orphée et Énée, ont réussi à en sortir et à revenir parmi les vivants.

Hadès dispose de trois juges : Minos, Rhadamanthe et Éaque, qui reçoivent les morts et leur assignent leur lieu de séjour.

Traditionnellement, les Enfers sont situés à une extrême profondeur sous la Grèce et l’Italie, s’étendant jusqu’aux extrêmes confins du monde. Ils sont limités par le Royaume de la Nuit. Pendant l’Antiquité, Grecs et Romains s’accordaient sur le fait que toute anfractuosité ou caverne insondable devait mener aux Enfers.

Ceci alimenta naturellement tous les mythes et rites chthoniens.

Les descriptions de l’Hadès sont variables, on peut toutefois relever plusieurs endroits remarquables.

Commençons par une carte s’inspirant des descriptions réalisées par les poètes grecs :

 

L’’Érèbe est la région la plus proche de la surface. C’est ici que doivent attendre les âmes dont les corps n’ont pas été enterrés selon les rites pour une période de cent ans. On y trouve également le palais de la nuit, Cerbère, les Furies et la Mort.

Le Pré de l’Asphodèle (parfois décrit comme la Plaine des Asphodèles) est l’endroit où séjournent la plupart des fantômes des morts, qui y mènent une existence triste et sans objet.

Le Tartare symbolise la prison des dieux.

À l’intérieur de sa triple enceinte d’airain, il renferme le palais de Hadès -le maître des Enfers- mais aussi les Géants, Titans, et tous les anciens dieux qui s’étaient opposés aux Olympiens. Il s’agit du lieu où l’on expie ses fautes, où toutes les formes de torture physique ou psychologique sont représentées. C’est une région aride, sans vie et monotone avec parfois des étangs glacés, des lacs de soufre ou de poix bouillante où baignent les âmes malhonnêtes. L’endroit est entouré par des fleuves aux eaux boueuses, des marécages à l’odeur nauséabonde, qui forment un rempart pour que nulle âme n’échappe à sa peine.

La distance du Tartare jusqu’à la surface est égale à celle qui sépare les cieux de la surface. Il soutient en outre les fondements des terres et des mers.

Les Champs Elysées sont, quant à eux, le lieu des Enfers où les héros et les gens vertueux goûtent le repos après leur mort.

Dans l’Odyssée, Protée les décrit ainsi à Ménélas (IV, 563-568) :

« Les Immortels t’emmèneront chez le blond Rhadamanthe,

Aux champs Élyséens, qui sont tout au bout de la terre.

C’est là que la plus douce vie est offerte aux humains ;

Jamais neige ni grands froids ni averses non plus ;

On ne sent partout que zéphyrs dont les brises sifflantes

Montent de l’Océan pour donner la fraîcheur aux hommes. »

Arrivent enfin les cinq fleuves infernaux

Le Styx est le fleuve le plus connu des Enfers.

Styx était une nymphe, fille de Téthys et d’Océan. Pallas, fils de Crios en tomba amoureux. Elle lui donna pour enfants Zélos (le Zèle), Cratos (la Puissance), Bia (la Force) et Niké (la Victoire). À l’époque où Zeus dut affronter les Titans, c’est elle qui, la première, répondit à son appel. Pour la récompenser, le maître de l’Olympe en fit le lien sacré des promesses des dieux : les peines les plus importantes étaient infligées aux personnes qui violaient les serments faits en son nom, et quand Zeus lui-même jure par elle, sa décision est irrévocable.

Cette nymphe était par ailleurs la maîtresse d’une fontaine d’Arcadie dont les eaux s’écoulaient pour former un petit ruisseau qui s’engouffrait un peu plus loin dans une faille qui menait aux Enfers où son cours ralentissait au point d’en devenir un fleuve infernal. La légende veut qu’Achille, héros mythique de la guerre de Troie ait été trempé à sa naissance dans le fleuve par sa mère Thétis. Ceci l’aurait alors rendu invincible, sauf au niveau du talon, avec lequel sa mère le tint quand elle le trempa dans l’eau du Styx.

Ce fleuve est aussi le fleuve des morts. Leurs âmes y errent éternellement.

Le second est l’Achéron

Achéron était le fils du Soleil et de la Terre. Il fut changé en fleuve en guise de punition car il avait fourni de l’eau aux Titans durant la guerre qui opposa ces derniers aux Olympiens. Il prend sa source en Laconie et disparait dans les environs du cap Ténare, ce dernier étant réputé pour être l’une des entrées infernales. On devait le traverser, sur la barque de Charon, afin d’accéder aux Enfers, et après être passé sur l’autre rive, le retour n’était plus possible.

Il est représenté sous la forme d’un vieillard portant un vêtement trempé dont l’un des attributs est le hibou. L’Achéron, dont les eaux coulent en partie à la surface, empoisonne les mortels qui voudraient boire son eau.

Dangereux et fougueux, le Cocyte est un affluent de l’Achéron. C’est sur ses rives que doivent attendre les âmes privées de sépulture avant de comparaître devant les juges qui statueront sur leur sort définitif. C’est un fleuve impétueux qui entoure le Tartare de ses eaux. On prétend que son cours est formé par les abondantes larmes versées par les âmes mauvaises en repentir.

Non loin du Cocyte, on trouve la Porte des Enfers, faite d’airain et maintenue en place par des gonds du même métal.

Tout comme le Cocyte, le Phlégéthon est un des affluents de l’Achéron. Ce fleuve auquel on attribue les qualités les plus nuisibles est constitué de flammes et entoure la Prison des Méchants. Il est très long et coule dans le sens inverse à celui du Cocyte.

Dernier de la série, le Léthé est un fleuve infernal très particulier. Quand elles jugeaient bon de quitter les Champs-Élysées, les âmes des Justes devaient en boire les eaux qui avaient la faculté d’effacer presque entièrement la mémoire de celui qui s’en abreuvait. Après cela, elles pouvaient repartir à la surface et intégrer un nouveau corps pour recommencer une vie humaine, vierge de tout souvenir. Quelques-uns de ces souvenirs, cependant, subsistaient.

C’est pour cette raison que le Léthé est aussi appelé « Fleuve de l’Oubli« .

Quittant les atmosphères enténébrées des Enfers de la mythologie grecque, nous parvenons brutalement ainsi à cette notion intrigante, dérangeant, mystérieuse : l’oubli…

Nul n’est à l’abri de l’oubli.

Mais quelles sont ses incidences sur notre vie, sur nos sentiments, sur nos connaissances ? Jusqu’où les exigences de la morale et du droit nous permettent-elles d’oublier ?

Dans notre société d’information située à l’orée d’une ère noétique toute nouvelle où la mémoire électronique soutient et menace à la fois la mémoire humaine, où le rêve d’un savoir universel est en train de tourner au cauchemar, la sagesse ne consiste-t-elle pas précisément à savoir abandonner ce qui est superflu ?

Comme nous venons de le voir, les Grecs se représentaient l’oubli sous la forme d’un fleuve sinuant au sein des Enfers : le Léthé.

C’est eux qui inventèrent un art de l’oubli tout en élaborant un art de la mémoire. Depuis Homère, le thème de l’oubli a nourri la culture de l’Occident, inspirant poètes, romanciers, philosophes.

A travers leurs écrits se dessinent, plus ou moins explicitement, différentes conceptions de l’oubli : source de péché pour saint Augustin qui se reprochait son criminel oubli de Dieu , règle d’hygiène mentale pour Rabelais comme pour Montaigne, règle de vie amoureuse selon Casanova, condition de l’intelligence pour les hommes des Lumières…

« Laissons le passé être passé » implore le Faust de Goethe, tandis que Nietzsche s’écrie : bienheureux les oublieux !

Les psychanalystes se sont à leur tour intéressés aux dispositions secrètes de celui qui oublie et qui mêle ainsi une lâcheté coutumière et une légitime aspiration à l’exhaussement au-delà de soi.

Cruel dilemme….

A côté de sa dimension privée, l’oubli comporte une dimension publique ; politique. L’amnistie et l’oubli miséricordieux que les chrétiens associent au pardon peuvent apporter la paix. Mais l’homme doit se battre contre le danger d’amnésie des génocides. Tous les génocides.

Comme Baudelaire nous le rappelle, l’oubli est une mort symbolique, une purification :

«Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde,

Tigre adoré, monstre aux airs indolents ;

Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants

Dans l’épaisseur de ta crinière lourde ;

Dans tes jupons remplis de ton parfum

Ensevelir ma tête endolorie,

Et respirer, comme une fleur flétrie,

Le doux relent de mon amour défunt.

Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre !

Dans un sommeil aussi doux que la mort,

J’étalerai mes baisers sans remord

Sur ton beau corps poli comme le cuivre.

Pour engloutir mes sanglots apaisés

Rien ne me vaut l’abîme de ta couche ;

L’oubli puissant habite sur ta bouche,

Et le Léthé coule dans tes baisers.

A mon destin, désormais mon délice,

J’obéirai comme un prédestiné ;

Martyr docile, innocent condamné,

Dont la ferveur attise le supplice,

Je sucerai, pour noyer ma rancœur,

Le népenthès et la bonne ciguë

Aux bouts charmants de cette gorge aiguë

Qui n’a jamais emprisonné de cœur. »

Le Léthé (Les fleurs du mal)

L’oubli est donc aussi une avancée vers de nouveaux désirs, de nouvelles réalités, une voie vers la connaissance et la création. Avec lui tout peut recommencer. Il prépare l’avenir, rend possible de nouveaux choix, il peut même être salvateur.

Pour Nietzsche  (Considérations inactuelles, 1874) c’est une des conditions du bonheur : « L’homme qui est incapable de s’asseoir au seuil de l’instant en oubliant tous les événements du passé, celui qui ne peut pas, sans vertige et sans peur, se dresser un instant tout debout, comme une victoire, ne saura jamais ce qu’est un bonheur et, ce qui est pire, il ne fera jamais rien pour donner du bonheur aux autres. »

L’oubli n’empêche pas le devoir de mémoire, la culture, l’attention, l’imagination, la vigilance, la curiosité, la réparation. Mais il symbolise aussi la capacité de l’esprit de se sublimer en annihilant les scories de l’âme afin de n’en conserver que la quintessence.

Gardons en nous cette étincelle de l’âme comme la décrivait Maître Eckhart. Puis, par une subtile alchimie intime, nous parviendrons à… l’oublier !