Une vision prémonitoire : Marie Le Jars de Gournay…

Dès l’Egypte antique, le rôle des femmes fut crucial. Mais cette légitime aspiration à l’équité connue bien des vicissitudes.

Au XVIe siècle une femme sut prendre la parole et mettre en scène quelques vérités bien assénées…

Naturellement, elle fut largement critiquée, vilipendée et moquée à son époque, alors que son bilan est impressionnant. Il s’agit de Marie Le Jars de Gournay qui est souvent appelée la « fille d’alliance de Montaigne » car elle fut considérée par l’écrivain comme sa fille adoptive, sa fille de cœur en quelque sorte.

Après le décès de Montaigne, elle élabora une édition posthume des Essais qui parut en 1595. Puis elle publia des éditions en 1617 et en 1635, les enrichissant de notes diverses laissées par son père spirituel, ce dernier ayant laissé d’innombrables annotations en marge de l’édition de 1588. Montaigne fut toujours émerveillé par la pugnacité, l’intelligence et la capacité d’analyse et de synthèse de cette jeune femme née en 1565 et fille de Guillaume le Jars, trésorier du roi et seigneur de Gournay-sur-Aronde.

S’instruisant seule, elle apprit le latin en comparant les textes originaux et leurs traductions, Marie de Gournay découvrit par hasard le texte des Essais à l’âge de 18 ans. Subjuguée, elle mit tout en œuvre afin de rencontrer enfin l’écrivain qu’elle admirait tant. Elle y parvint en 1588 lorsque Montaigne s’attarda quelques temps à Paris. 

Ils eurent ainsi l’occasion d’échanger leurs idées et, dans les mois qui suivirent, Montaigne séjourna à plusieurs reprises au château de Gournay. La connivence spirituelle unissant Marie de Gournay et Montaigne était intense et révélée sans ambages par l’illustre écrivain car il précisa : « l’espérance que j’ai de Marie de Gournay Le Jars, ma fille d’alliance, et certes aimée de moi beaucoup plus que paternellement, comme l’une des meilleures parties de mon être. Si l’adolescence peut donner présage, cette âme sera quelque jour capable des plus belles choses ».

L’avenir confirma la prédiction de Montaigne. Après le décès de son ami, elle s’inscrit totalement dans la vie culturelle et sociale de son époque.

On la remarque dans l’entourage de Marguerite de Valois, et elle publie en 1619 ses Versions de quelques pièces de Virgile qui lui permettent de combattre les idées de Malherbe tout en défendant la langue poétique et bariolée de Ronsard. Son attachement à une langue riche et conservant toute sa profondeur lui fut reprochée.

Marie luttait déjà contre l’appauvrissement de la langue française. Que dirait-elle en 2011, découvrant avec stupeur qu’un vocabulaire de 2 000 mots suffit pour suivre et comprendre toutes les émissions retransmises à la télévision !

On remarquera avec un amusement teinté de révolte que c’est dans son salon que fut conçut l’idée même de la création de l’Académie française, projet validé, quelques années plus tard, par Richelieu. Bien qu’elle en soit l’instigatrice et la clef de voûte, Marie de Gournay ne fit jamais partie de l’Académie française. Il fallut attendre la fin du XXe siècle pour s’émerveiller enfin de la présence d’une femme au sein de cette noble Académie.

Ce constat injuste et amer fut peut être à l’origine de l’un de ses plus fameux combat : obtenir l’égalité entre les hommes et les femmes.

Argumentées, incisives et très modernes, les analyses de Marie de Gournay sont réunies dans deux ouvrages iconoclastes pour l’époque et qui parurent en 1622 et 1626 : L’Egalité des hommes et des femmes et Le Grief des dames. Ces livres incendièrent naturellement les esprits et alimentèrent de nombreuses polémiques. Dans le premier Marie rejette l’oppression exercée par les hommes sur les femmes, alors que dans le second elle critique la sournoiserie d’une démarche qui vise à écarter systématiquement les femmes de toutes les activités intellectuelles. La fille d’alliance de Montaigne propose ainsi un modèle équitable permettant aux deux moitiés de l’humanité de vivre enfin en harmonie tout en cumulant leurs compétences et richesses propres.

Presque quatre siècles avant notre merveilleuse époque -l’époque des Droits de l’Homme répète-t-on à satiété afin de s’en convaincre définitivement- où l’excision, la lapidation, les viols et l’incarcération intellectuelle et physique concernent encore plus d’un milliard de femmes, les synthèses lucides et généreuses de Marie Le Jars de Gournay sont étrangement prémonitoires.

Une espérance de plus lancée dans l’abîme des discriminations.

Et cet abîme est sombre. Et cet abîme est vaste. Et cet abîme fait honte.