Odyssée dans un univers à cinq dimensions…

 

Comme vous le savez, l’une des deux grandes théories de la gravitation : la Théorie des cordes (ou plutôt « les » théories des cordes car on estime que leur nombre est incalculable : 10500 !!!) implique un univers en onze dimensions, soit dix dimensions spatiales et une dimension temporelle.

Dans notre premier roman : « Cathédrales de brume », nous avons largement utilisé le potentiel onirique de cette théorie.

Vous trouverez ci-dessous un chapitre du roman (le chapitre 12) qui illustre assez bien les « métamorphoses « liées à un environnement de ce type.

Ce chapitre se situe dans la première partie de l’odyssée car le naufrage a eut lieu il y a « seulement » un demi-millénaire. Rappelons, pour mémoire, que l’intrigue se prolonge sur trois millions d’années…

Le héros principal : Amaranth Heliaktor (le naufragé unique d’une catastrophe stellaire qui fit 35 000 victimes) est à cet instant accompagné de la sentinelle électronique qui l’accompagnera pendant 5 000 ans : Emmïgraphys et de deux « Cathédrales de brume », c’est-à-dire des émanations virtuelles qui prennent forme grâce au « musc du rêve » : le philosophe présocratique Héraclite d’Ephèse et une courtisane minoenne.

Ils viennent de découvrir le monde des Daëdalus. Ces créatures extrêmement plates et extrêmement pacifiques vivent dans un univers à cinq dimensions spatiales et deux dimensions temporelles.

Lors de ce chapitre qui commence par trois songes oniriques, ils découvriront très fugacement le « trouble » occasionné par la confrontation avec cet étrange univers cavernicole…

« Année après année je perdis les autres couleurs et leurs beautés, et maintenant me reste seul, avec la clarté vague et l’ombre inextricable, l’or du commencement »

Jorge Luis Borges – L’or des tigres

 3035 – 264eme jour

L’aube du premier jour est embrumée de soies arachnéennes oscillant sous la caresse d’un vent inconnu. La lumière se tisse délicatement en volutes semées de perles cristallines. L’atmosphère s’ébroue, vibre sans cesse, puis se pare de tendres tonalités incarnates. Répondant en écho dissonant, l’infinie palette des verts se mêle inextricablement.

L’évanescence s’anime soudain. Des masses olivâtres jonchent l’espace. Gemmes prodigieuses s’irisant de facettes réfléchissant chaque photon égaré, ces vortex de lumière pulsent doucement tel un cœur minéral. L’horizon se courbe étrangement. Incurvant délicatement ses bords, il esquisse une silhouette marmoréenne, sourire géant vu de l’intérieur du gosier d’un saurien s’éveillant aux prémices de l’aurore.

Brutalité apaisée, la sauvagerie se dissipe, simulant alors une tendresse océane s’ornant de l’écume souple et divine de la sensualité et de l’amour sans fin. Jaspures insensées voletant au gré d’un zéphyr triomphant, les cieux s’organisent peu à peu.

L’être qui ondule vers un nadir invisible n’a pas de tête. Presque pas de corps non plus, juste une bruine ténue, une ombre hallucinée se spiralant à l’infini. L’aiguail d’un matin givré de mille arborescences pétrifie son ombre. Puis l’ombre de son ombre.

Un fantôme peut-être ? Qu’importe. Il avance sereinement, portant ancré en lui les stigmates douloureux d’un plaisir indicible. Il frissonne, se redresse lentement.

L’astre du jour accélère sa course et s’échine à rattraper une nuit trop prompte. La créature acéphale se repaît d’un firmament dévoilant des archipels de lumière que les ors du crépuscule naissant ne parviennent point à endiguer encore. La clarté fuit. Puis elle revient, décuplant un périple inusité afin de défier l’être alangui et doucement lové.

L’éther perd insensiblement sa limpidité. Il s’enroule sur lui-même, se nacrant des reflets d’un abîme impalpable. La couleur est miel. La structure de l’air aussi, souple, pénétrante. Le goût est melliflu, l’être impalpable s’en délecte, se l’approprie, se dissout en lui.

Il acquiert la sapidité du miel. Il est miel.

Ses sensations se troublent alors.

La profondeur des cieux se dissocie en une double vasque opaline inversée, singulière offrande révélant ainsi des gouffres insondables, des pics vertigineux, des lacs d’airain parsemés d’ocelles violettes vibrant à l’unisson.

Diaphanes désormais, les deux conques géantes s’interpellent, bruissent, hurlent. Puis se taisent. Sirènes de l’infini aux mélodies complexes, courtisanes aux yeux pers dont les rhapsodes concélèbrent les charmes depuis des millénaires, anges du néant invitant à l’ultime voyage, elles implorent un geste, un mot, une caresse.

Ou un livide oubli.

L’être sent brutalement monter en lui une colonne de lave explosive. Un monolithe igné ronge son cœur, émulsionne son sang, explose la structure intime de ses os. ‘L’éruption lacère ses sens, exacerbe ses nerfs, fustige sa volonté, marbrant sa peau d’une lueur fantomatique.

Il respire, puis meurt d’un plaisir inouï, monstrueux, dévastateur.

Son corps s’étiole et retombe doucement, telle une feuille harcelée par les froidures automnales. Son esprit est en paix. Il observe l’horizon désormais brisé en cent endroits. La paix le recouvre, tissant ses rets d’or et de lumière. Il repose. 

Le Temps s’est arrêté.

L’éternité s’ouvre en lui, rehaussant ses espoirs défunts, stimulant ses désirs. Mais il n’en a plus besoin. Il est au-delà des émotions, des pulsions, de la vie. Il glisse désormais au sein d’un environnement parfaitement plat, clivé, apaisé.

Feuille parmi les feuilles, il sent croître en lui des extensions infinies zodiaquant ses contours, le transformant en hérisson fractal. Telle une plante désertique privée de ses racines, il roule sur lui-même, se dilate. Il respire.

Et meurt encore…

Dardé de longs piquants aux couleurs acidulées, il courbe ses arêtes acérées. Il ploie, s’abreuve bruyamment aux sources de l’amour, ploie encore et s’enroule à nouveau. En une patiente glissade vers d’infinies vallées verdoyantes et moussues, il dodeline doucement. Au loin, tintinnabulent quelques millions de cloches qui l’appellent, cohortes métalliques aux accents inconnus.

–           « J’arrive… » murmure-t-il avant de mourir, et de renaître encore.

 

…..

 

L’espace encerclant étroitement l’autre silhouette est totalement incongru, la créature aussi.

Une coquille presque totalement translucide.

L’esprit qui l’anime peut à la fois regarder vers l’extérieur, mais aussi vers lui-même. Il voit palpiter en lui des organes étranges à la structure convolutée, fragmentée, aux coloris tissés de rose et de gris se mêlant en une étreinte chaotique. L’espace l’encapuchonnant est lui aussi une coquille. Conque opaline s’étendant sur des milliards de kilomètres, grande comme un système stellaire, elle se prolonge aussi loin que les sens permettent de discerner le réel du néant.

Qu’est-ce donc que le réel ici ?

Brutalement éveillé, l’être se pose cette question insolite. Mais l’environnement qui le porte, l’écrase et le nourrit, ne peut apporter nulle réponse crédible.

Pourquoi cette coque géante au sein de laquelle se mirent des milliards d’autres, toutes semblables ?

Toutes semblables ?

Non. Elles ne sont pas toutes similaires.

 D’infimes différences apparaissent à l’observation. L’éblouissante juxtaposition des différences crée le trouble. L’examen de ces océans de carapaces nacrées s’emmantelant en orbes concentriques jusqu’au firmament ne provoque pas le vertige. Cette observation hallucinée conduit à une mise en abîme spiralée juxtaposant l’effroi d’une vision effervescente à la courbure d’une spatialisation démente.

L’être tente de bouger. Les parois de sa coquille vibrent doucement, s’insinuant au sein de cet univers cristallin et glacé. Fortement bleutée, l’atmosphère se pare progressivement de flammèches colombine et cinabre.

Sarabande incessante, elle texture ses fils graciles sans animer réellement l’horizon qui s’arc-boute sauvagement sur la créature tapie. Armure de lumière rigidifiée par la terreur, celle-ci inhale insensiblement de longs aiguillons de givre. Elle regarde en soi, puis scrute attentivement la horde des structures l’encerclant. Concentrée, elle focalise cette énergie vers des instants heureux : des champs de fleurs ployant sous l’ardente caresse d’un astre cramoisi, un regard échangé avec une compagne énamourée, un lac de cristal paré de vaguelettes pétrifiées, un flot d’icebergs miroitant sous une lumière azurale.

Fusionnent alors deux mots échangés, quelques sentiments partagés, une émotion torrentielle. La conque luminescente aspire profondément les effluves soufrés embuant progressivement chaque cellule de son corps jaspé d’or et de lumière. Puis elle meurt.

Elle renaît aussitôt et peut à cet instant déployer enfin l’ensemble de sa structure spiralée.

Le sentiment oppressant d’un univers de glace figée n’est plus qu’un lointain souvenir. L’espace est en paix. De majestueuses collines mamelonnées s’estompent à l’horizon, illuminées par les rayons obliques d’un soleil orangé au disque monstrueusement dilaté.

Le crépuscule est ambre, le crépuscule est braise.

Silhouettes altières, les ombres de plusieurs ptérodactyles déchirent le cercle grenat d’un astre agonisant. Les oiseaux monstrueux aux ailes membraneuses volètent doucement et tournent élégamment autour de la créature. Progressivement leurs cercles se resserrent, l’espace aussi. La nuit tombe encore. Le crépuscule a déjà été suivi de dix aubes furtives. Mais la nuit revient.

Les ptérodactyles tournent. Ils s’approchent.

Lorsque le plus grand de la meute n’est plus qu’à une dizaine de mètres de la coquille, ouverte et dévoilant impudiquement ainsi la structure cristée de ses organes vitaux, il contourne encore une fois la monstrueuse silhouette.

Puis il jaillit.

Déchirant de son long bec osseux la mince paroi vibrante de lumière, il en extrait un peu de sève. Le liquide sacré coule et inonde l’être effondré au sol. La lumière revient. Le crépuscule s’inverse alors. L’animal géant se pose délicatement à côté de lui. Repliant ses ailes membraneuses, il tend son cou gigantesque pour un baiser.

Un baiser innommable et glorieux avant l’union insensée de deux âmes guéries.

La créature respire amplement, voluptueusement. Et meurt encore.

Dépouillée de son ancienne carapace dont il ne reste plus que la triste exuvie douloureusement froissée, la créature renaît. Elle est duale. L’esprit du grand oiseau archaïque s’insinue en elle, calmement, avec la tendresse de deux amants s’inondant de quelques larmes d’éternité partagée.

L’air est d’une pureté absolue. De longues balafres rougeoyantes déchirent l’horizon crénelé de satellites virevoltant autour d’une planète géante.

Oeil colossal scrutant l’être bicéphale, l’astre se dilate un peu plus encore.

Puis il soupire : « viens ! ». Dociles, les deux êtres désormais étroitement emmêlés se relèvent. Ils virevoltent un instant, révélant aux civilisations passées et futures l’incroyable spectacle d’une longue carapace semi translucide s’envolant vers l’azur, emportée par de puissantes ailes reliées par une membrane brune et gris lavandé.

La planète sourit, l’être hybride aussi. Un long voyage commence. Une errance d’une seconde s’éternisant bien au-delà du raisonnable. L’incroyable sensation de vivre dix vies en une seule étreint alors la créature qui, brûlant ses ailes aux ardeurs des balafres enfiévrées, tombe lentement vers le sol.

Elle soupire. Et meurt enfin.

Ressuscitant immédiatement, elle rampe vers un bosquet d’arbustes transparents élégamment ployés vers le sol, tels des papyrus gorgés d’eau féconde. Perdant ses ailes devenues inutiles, elle se métamorphose encore, puis se pénètre de l’humus fertile. Argenté, immaculé, le terreau divin texture sa vie en l’emportant vers une destination lointaine où des cavernes ombreuses et quiètes parsèment un firmament infiniment joyeux.

Plaisir de l’humidité perlant les rives d’estuaires interdits, absorbant ainsi les derniers vestiges d’une carapace fossilisée.

Plaisir.

Plaisir encore…

 

…..

 

L’âme humaine est une gigantesque croix.

Massive, haute d’une cinquantaine de mètres, large de trente, elle trône. Façonnée dans la matière lisse, dure et sombre, de l’une des plus ancienne roche terrestre, elle dresse son arrogante silhouette écartelée. Ciselée de longues arabesques elle sublime l’élégance de sa forme en s’adossant à un pic orné d’entrelacs végétaux. L’ensemble concilie la grâce naturelle d’une forme épurée à l’extravagance baroque d’un monde mi-humain, mi-végétal.

Positionnée au sommet d’une montagne pentue aux flancs émaciés, elle observe la caravane sinuant en contrebas.

Déambulant au rythme lent d’un cloporte éreinté par les embûches successives de sa trop longue existence, le long cortège n’en finit pas. Il est impossible d’en jauger précisément la longueur, car personne ne sait à quelle période a commencé ce défilé ensommeillé. Ni quand il s’achèvera.

Ni s’il s’achèvera un jour.

Toutes les créatures de la Création mosaïquent cette cohorte. Et même un peu plus.

La croix de diorite pure scrute l’ensemble. Du fond de la vallée s’exhale un tonnerre immobile. L’inconcevable babillage né de plusieurs millions de races focalisant leur destin vers des contrées ignorées monte doucement, régulièrement, vibrant sans cesse. Ce chant étrange aux tonalités parfois harmonieuses, souvent cacophoniques, toujours animées d’une vie protéiforme, mime un singulier oratorio cosmique.

Chant colossal aux accents ténébreux dans sa grandiloquence, cet hymne cristallise toutes les confusions, toutes les amnésies.

Le vallon en contrebas se comble tour à tour d’angoisse, puis d’une tranquille sérénité retrouvée qu’outrepasse l’azur constellé de nuages plumassés dessinant leur insouciance. La lenteur calculée de l’errance générale dissimule des agitations locales, parfois extrêmes, parfois purement ludiques. Mais la horde baroque et turbulente continue à sinuer au creux d’une faille gigantesque.

Partant de nulle part, elle poursuit sa course au-delà des cimes effrangées de glaces qui cerclent l’arène bouillonnante où les espèces galactiques défilent, sans but apparent. Interloquée par cette réunion carnavalesque, la croix observe attentivement les participants à cette cérémonie perdurant immuablement ainsi depuis des millions de siècles.

Un pâle soleil dilate sans succès son œil morose et blême. Exubérante, une folle sphère coralline l’accompagne. Orbitant précipitamment autour de l’astre tutélaire, elle opiniâtre sa course. Plus petite que la première, cette innocente étoile brille infiniment plus. Dardant ses rayons vermillonnés par la puissance des réactions nucléaires exacerbant sa surface, elle diapre les plaines environnantes d’une atmosphère d’apocalypse. Deux lumières se juxtaposent ainsi, deux ombres aussi.

Deux ombres terribles. 

La fusion contre-nature de deux sources de lumière disposées tangentiellement à la caravane provoque le titanesque combat de deux armées monstrueusement déformées, luttant sans cesse avant de s’éloigner, puis se rejoignant encore en une étreinte aux ellipses illogiques. Captives aux pieds de chaque créature, les deux ombres ennemies ploient régulièrement, étirant parfois un grêle appendice que l’atmosphère ténue lacère aussitôt avant de recommencer, encore et encore.

Brutalement, les échos dissonants et lointains de la meute assoupie s’estompent.

Dans la gloire hallucinée des deux astres munificents, une longue stridulation s’élève. Faible au début, elle prend rapidement une ampleur déchirante. Un cri d’amour. C’est un cri d’amour ! Nullement les halètements rauques d’un amour physique obnubilant les sens tout en claquemurant provisoirement les âmes.

Non. S’élevant en colonnes de lumières translucides, en geysers de sons cristallins, une véritable musique des sphères envahit désormais par vagues une ancienne cathédrale de haine.

Le combat est inégal.

Flamboyant, l’amour séraphique n’éprouve aucune difficulté à vaincre la torpeur, la peur, l’indifférence. Surgissant du creux de toutes les vallées, se répondant en échos multiples à travers les crêts déchiquetés, s’exsudant continûment de tous les êtres constituant la troupe bariolée, l’amour enveloppe chaque atome circonscrit à l’intérieur de l’horizon. Des fragrances inconnues déferlent. Engloutissant les vallées, elles montent enfin jusqu’à la croix perchée en position sommitale. Liens arachnéens et sensuels, ces senteurs apaisantes renforcent encore l’invraisemblable force de l’amour, si pur, si glorieusement déparé de ses habituels attributs infamants, qu’il n’en exprime plus alors que la forme virginale, la quintessence.

Ornée de jaspures sombres, la croix gigantesque fait alors quelque chose d’insensé.

Vibrant sourdement, elle se décroche brutalement de son assise rocheuse. Telle une javeline de diorite propulsée par une déité antique, elle plonge vers le sol, illustrant crûment ainsi le spectacle dément d’un lourd gibet à la rigidité compassée se propulsant vers la terre nourricière.

Evitant l’essaim bruissant encore de mille exhalaisons amoureuses, la sculpture écartelée s’enfouit dans un sol spongieux gorgé d’un liquide ressemblant à s’y méprendre à un lac d’or en fusion.

Mais la lagune paludéenne dans laquelle elle s’effondre n’est point constituée d’or liquide, ni d’électrum ou de tout autre métal précieux et liquéfié. Non, elle vient de s’immerger dans un océan glauque et miroitant à la fois, tiède et glacé, superbe et honteux, objet de fierté et source d’opprobre.

Elle s’immisce dans un marécage fangeux : l’âme d’un homme.

N’importe lequel, ceci est sans importance, car lorsqu’on sauve un homme on sauve toute l’humanité.

Dès que les flots évanescents l’eurent totalement engloutie, elle rougeoya doucement. Passant tranquillement par toutes les tonalités de rouge et de rose, du carmin le plus foncé au fushia, elle explosa. Un milliard de fragments de diorite pure s’éparpillèrent tumultueusement dans toutes les directions. Aiguisée comme une courte lame de silex longuement polie par un habile artisan, chacune de ces aiguilles transperça le cœur d’un démon sommeillant.

Guerrière et rédemptrice, chaque flèche accomplit son horrible besogne.

Déchiquetant les lambeaux ensanglantés d’un passé corrompu, haineux, envieux ou vil, elles souillèrent la lagune des remugles écœurants d’une vie vouée à l’abjection coutumière, aux vaines ambitions, aux mensonges calmes, presque sereins.

Brutalement les dards nigrescents devinrent lumière.

Lorsque chaque démon grimaçant fut éventré, lorsque les pestilentielles entrailles jonchèrent le palus aux relents innommables, les javelines se mirent à briller, étincelant d’une luminosité si pure, si intense, que même les étoiles les plus flamboyantes durent se détourner.

S’exhaussant enfin de la boue universelle, la croix rejaillit en majesté.

Leviathan lacustre aux ailes de géant, elle s’éleva placidement au-dessus des flots ridés par l’accumulation des vestiges indécents d’une humanité dévoyée et désormais absoute. Accélérant son ascension, elle se positionna au zénith de la caravane aux dimensions insensées, puis prononça trois mots si simples :

–           « Je vous aime »

Elle disparut alors dans un fleuve de lumière dont la largeur outrepassa les dimensions usuelles d’une galaxie toute entière.

La nuit retomba.

 

…..

 

Prostrées, lovées sur elles-mêmes telle des anémones de mer repliant délicatement leurs tentacules afin de se protéger de la sournoiserie d’un prédateur efflanqué, quatre silhouettes s’alanguissaient, reposant calmement, presque angéliquement.

Nul bruit ne vint les déranger pendant de longues minutes. Soucieux de leur tranquillité, le temps s’assoupit un instant, fossilisant les frêles ombres volutées recroquevillées sur un sol empierré.

Emmïgraphys fut la première à s’éveiller.

–           « Heliaktor ! Hiérophellyä ! Héraclite ! Réveillez-vous ! »

–           « Doucement… grommela le naufragé en massant ses épaules nouées. Je viens de vivre une aventure tellement incroyable que je ne parviendrai jamais à vous la conter »

–           « C’est la même chose pour moi, souffla la courtisane d’une voix entrecoupée de sanglots. Jamais. Jamais je n’aurais pu croire tout ceci possible »

–           « Nos nouveaux amis vivent dans un univers tellement baroque, si riche de visions nouvelles, que je comprends vraiment pour quelle raison ils n’ont jamais jugé utile de s’encombrer de l’embonpoint d’une technologie tatillonne »

–           « Et c’est une créature électronique qui conclut ainsi… » s’étonna Héraclite, tout en réalisant au même instant l’absurdité de sa remarque.

–           « Quoi qu’il en soit, s’émerveilla l’arcturien, ce premier voyage au pays des Daëdalus fut éreintant, magique, et d’une effarante saugrenuité »

–           « Tu étais une croix, toi aussi ? » s’enquit le philosophe.

–           « Pas du tout, je vivais au sein d’une coquille géante. Je mourrais et ressuscitais sans cesse ! »

–           « Moi aussi ! s’écria Hiérophellyä. Et je partageais cette coquille avec un oiseau géant qui me fécondait sans cesse. C’était merveilleux… »

–           « C’est étrange car dans mon cas il n’y avait ni mort, ni résurrection, reprit l’éphésien. Erreur ! Il y avait énormément de morts. J’étais même un massacreur de démons dont la férocité inapaisée était sans limite. Ma vie se vouait à l’extermination des replis obscurs et vils de l’âme humaine, puis à la sauvegarde bienveillante de toutes les espèces vivantes de la Galaxie. Quelle caravane exubérante ! Des milliards et des milliards d’êtres. Tous différents physiquement, tous unis en une volonté de rédemption, de quiétude et de sérénité retrouvées après les pièges d’une vie dédiée à la plus veule abjection »

–           « Tu étais une sorte d’ange ? »

–           « D’archange plutôt ! plastronna Héraclite. Puis il poursuivit. Et vous Emmïgraphys ? Qu’étiez-vous lors de ce premier voyage initiatique ? »

–           « Je me suis métamorphosée en une créature diaphane et rampante. Moi aussi je disparaissais, puis renaissais. L’accélération démente de ces réincarnations presque instantanées me déroute. J’en conçois difficilement le sens »

–           « Précisez vos émotions »

–           « Je me transformais parfois en feuille lancéolée ondoyante sous la caresse d’un vent invisible, en créature hérissonnée de piquants souples et rigides à la fois, mais… »

–           « Mais ? »

–           « Dans tous les cas un volcan grondait en moi. Une éruption maîtrisée brisait mes sens, me laissant alanguie, heureuse, profondément apaisée »

–           « J’y devine une connotation sexuelle très claire ! » intervint Heliaktor, totalement ravi de pouvoir investiguer en profondeur l’âme de la nymphe électronique.

Sans l’expliciter clairement, cette démarche inédite abondait dans le sens du philosophe qui, depuis leur première rencontre, affirmait qu’Emmïgraphys avait une âme, une sensibilité, une personnalité affirmée et une réelle sensualité.

–           « Cette approche est peut-être un peu superficielle, reprit Héraclite. Car si cette description matérialise clairement la montée irrépressible d’un désir tangible, l’origine de ce dessein demeure abscons pour nous. N’y décerner qu’une envie de satisfaire une pulsion sexuelle est hâtif »

–           « Tu as une meilleure analyse ? » maugréa le naufragé.

–           « Pas pour l’instant. Mais nous n’en sommes qu’aux balbutiements de nos échanges conceptuels avec les Daëdalus. Et je pense que les jours à venir seront édifiants »

–           « Il y a une chose que je ne comprends pas » reprit en écho la sentinelle.

–           « Laquelle ? »

–           « Nous n’avons nullement découvert l’univers des Daëdalus lors de ces voyages. Nous avons sombré au cœur de nous-même avec une évidente volonté de rédemption. Mais nous n’avons pas vu nos hôtes à carapace plate dans leur environnement, ni découvert leur façon de vivre, d’échanger, de communiquer »

–           « C’est exact reconnu le philosophe. Mais cette première exploration avait probablement pour simple fonction de nous présenter le canevas de ce qu’ils peuvent mettre en œuvre afin de dessiller les esprits. La suite sera probablement encore plus passionnante. Même si cette première expérience est déjà terrifiante »

–           « Pour compléter ce que vous dites, renchérit l’arcturien, nos voyages eurent lieu au sein d’un espace-temps traditionnel. Or les Daëdalus vivent dans cinq dimensions physiques et deux dimensions temporelles »

–           « Là encore, commença la sentinelle, je crois qu’ils tenaient à nous faire effleurer leur univers. Nous imposer immédiatement le capharnaüm de leurs dimensions excédentaires ne pouvait que nous conduire à la folie »

–           « Et à d’effroyables maux de tête » conclut son compagnon.

–           « Nous allons bientôt être fixés, surenchérit la courtisane tout en remettant un peu d’ordre dans sa toilette. Nos amis nous rejoignent »

Se dandinant comiquement, les deux Daëdalus se rapprochaient effectivement du petit groupe des rescapés des ténèbres. Ils n’étaient plus deux par ailleurs, mais une dizaine. Et leur aspect physique avait considérablement changé. C’était un euphémisme…

S’ils avaient toujours la même apparence superficielle, la même taille, la même pratique assurée de l’ondoiement au-dessus du sol, leur couleur s’était métamorphosée. Ou plutôt leurs couleurs, car les reflets uniformément ocre et rouille provoquant lors du premier contact un sentiment de terne monochromie, n’étaient plus qu’un souvenir diffus.

Les Daëdalus scintillaient désormais !

Leurs corps larges, aplatis, flamboyaient d’opales iridescentes sans cesse mouvantes semblant glisser doucement sous une peau de miel et de soie mêlés. La dominante était pastel, mais quelques foyers intenses, très foncés, apportaient force et vigueur à leur parure. Un marécage aux tons mercuriels et soigneusement semés de paillettes d’or s’offusquait brutalement au passage impérieux d’un torrent d’émeraudes virevoltantes. L’immodestie affichée d’une résille carminée aux motifs arachnéens le disputait à la sérénité d’un voile indigo parsemé d’argent.

Mais si l’infinie palette des couleurs se moirant dans les eaux d’un lac aux proportions insensées défiait partiellement les capacités d’observation humaine, l’éruption fulgurante des deux dimensions supplémentaires avivait la peur, créant au cœur de chacun un ouragan de sensations voluptueuses et nauséeuses. Le regard se noyait, la perception se sublimait. L’attention ne pouvait être maintenue plus de deux ou trois secondes.

Les corps des Daëdalus se dilataient, s’enflant titanesquement avant de se réduire à l’épaisseur d’une feuille impalpable sous la caresse d’une lumière diffuse. Le sol lui-même bougeait sans cesse. Respiration cyclopéenne d’un géant aux mains moussues, le chemin oscillait au rythme lent d’un cœur stellaire.

Les humains ne pouvaient guère faire autre chose que fermer les yeux, les rouvrir, les clore encore. Positionner les doigts devant des iris dilatés par une souffrance délicieuse et perverse ne servait à rien. Sous les effets conjugués des deux dimensions supplémentaires, la lumière se courbait, pénétrant derrière les doigts humides de sueur, déchiquetant la peau, s’insinuant nonchalamment par chaque terminaison nerveuse avant d’exploser enfin au centre du cerveau. Aigretté de nimbes citrins et pétrifié d’angoisse, le quatuor s’effondra au sol, se dissimulant la tête entre les bras tout en espérant que le cataclysme des formes et des lumières s’estomperait promptement, calmant ainsi les égarements convulsifs d’une raison défaillante.

Lorsqu’ils rouvrirent enfin les yeux, les Daëdalus avaient conservé leurs somptueuses parures colorées, mais le brouhaha dimensionnel avait disparu. L’environnement avait beaucoup changé aussi.

Terrassée par les visions cauchemardesques du début, leur attention s’était focalisée sur leurs nouveaux amis moirés de lumière, et non sur le site. L’immense cavité n’était plus sombre, rugueuse et sobrement taillée en son sommet de millions de petits opercules laissant chichement passer la lumière.

Désormais elle irradiait.

Haute d’environ cinq mètres, elle s’ornait de délicates ciselures émaillant une paroi faite d’un matériau inconnu, mais qui pouvait s’assimiler à certaines pierres dures terrestres, quartz et sardonyx plus particulièrement. Brillantes et soyeuses à la fois, les parois donnaient l’impression de respirer, d’espérer. On ne pouvait douter qu’une simple caresse, aussi légère soit-elle, occasionnerait un frissonnement ou un soupir amusé. Quant aux orifices de lumière constellant la voûte, ils conservaient leur fonction première, mais seuls quelques oculus continuaient à diffuser la triste lumière de l’astre poussif trônant au centre du système solaire d’Olzzyvar. Les autres déversaient une douce luminosité incarnadine conférant à l’ensemble de la caverne une quiétude avenante.

Un lieu de paix et de sérénité.

–           « Nos amis me prient de les excuser pour le traumatisme subi, commença Emmïgraphys. Ils se doutaient bien que l’apparition brutale de cinq dimensions spatiales pour des esprits seulement rompus à trois serait épuisante. Mais, apparemment, ils n’imaginaient pas à quel point cela serait dévastateur »

–           « Ce n’est pas grave, balbutia Hiérophellyä, tout en se tenant toujours la tête. Ils ne pouvaient pas deviner »

–           « Bien sûr. Mais ils insistent vraiment pour que je traduise leur désolation »

–           « Vous pouvez les remercier pour leur compassion » souffla doucement Héraclite.

Amaranth conservait les paupières hermétiquement closes, paraissant redouter le moment où il devrait enfin rouvrir les yeux.

–           « Vous pouvez desserrer les paupières, le rassura la sentinelle. Nous ne sommes pas aveugles »

–           « J’espère, soupira-t-il. Mais cette expérience était bien plus douloureuse que celle vécue à l’intérieur du vaisseau des Tonaxares »

–           « C’est normal, reprit la jeune femme. Dans le Thörhionnh vous aviez appréhendé une perception aseptisée d’un univers à six dimensions »

–           « Ici c’était la réalité dans toute son outrance ? Les dimensions additionnelles avaient totalement pris leur essor ? »

–           « Totalement »

–           « Je comprends mieux pourquoi mon cerveau pulse lentement telle une méduse remontant vers la surface. J’ai la désagréable impression que l’on m’a instillé une éponge dans le cerveau et que cette dernière ne trouve rien de mieux que de se vider tranquillement dans mon crâne »

–           « Moi aussi, acquiesça Héraclite. Mais cette expérience, pour désagréable qu’elle soit, demeurera un souvenir exceptionnel »

–           « Un peu masochiste quand même » grommela Heliaktor, tout en se décidant enfin à ouvrir les yeux sur le monde des Daëdalus.

Le silence s’imposa de lui même.

Avec quelques difficultés, Emmïgraphys se concentra sur les pensées tumultueuses de la horde de Daëdalus qui les entourait en orbes concentriques.

L’exercice était difficile, mais la sylphide avait déjà amplement démontré sa pugnacité et sa facilité, presque légendaire désormais, à se fondre dans les environnements psychiques les plus complexes. Toutefois l’approche était ardue car les Daëdalus n’avaient pas de langage, du moins dans le sens humain du terme. Par ailleurs, ils avaient développé une civilisation sophistiquée susceptible de se stratifier simultanément sur des plans très différents. Enfin, ils avaient délibérément exclu toute technologie, privilégiant en quelque sorte le fond au détriment de la forme.

La fée électronique étant issue d’une civilisation ayant mis en œuvre une démarche exactement inverse, les liens potentiels étaient ténus et les points d’ancrages bien difficiles à identifier.

Elle y parvint toutefois pour la seconde fois.

–           « Nos nouveaux amis sont enchantés de nous recevoir. Ils nous proposent de visiter une petite partie de l’immense cavité qu’ils occupent ici et qu’ils nomment : Liih. Pour autant, naturellement, que je transcrive correctement ainsi le flot d’images mentales que ceci représente »

–           « Liih nous convient bien, rassura le philosophe. Mais ne craignent-ils pas que nous ne puissions réellement voir leur environnement ? Nos sens paraissent incapables d’absorber sereinement le choc lié à la découverte de leur univers »

–           « Pour tout dire, argumenta le naufragé, je ne tiens pas à subir perpétuellement des céphalées dévorantes et sentir sous mes paupières des myriades de grains de sable m’écorchant les yeux »

–           « Ils vont prendre toutes les précautions nécessaires. Le voyage que nous allons effectuer avec eux s’organisera dans trois dimensions. La pression des deux autres dimensions que nous ne pouvons pas supporter, ni réellement appréhender par ailleurs, sera maintenue dans des proportions anecdotiques. Ceci restera donc du domaine du supportable, s’apparentant probablement à l’environnement du vaisseau des Tonaxares lorsque vous avez pénétré à l’intérieur d’un Alphaëon » conclut-elle en observant Heliaktor à la dérobée.

–           « Bon, soupira ce dernier. Allons-y. Mais… »

–           « Oui ? »

–           « Pourquoi sont-ils aussi nombreux désormais ? Sommes-nous considérés comme des bêtes frustes et curieuses ? »

–           « Absolument pas. Les Daëdalus ont un très grand respect pour les autres races vivantes, intelligentes ou non. Leur démarche est innée : la curiosité, tout simplement »

–           « C’est probablement l’une des rares qualités que nous avons en commun avec ces êtres si différents » souligna l’hétaïre minoenne à voix haute.

–           « Probablement admit l’arcturien. Mais chez les humains cette qualité, véritablement indispensable au progrès spirituel, peut rapidement devenir un défaut »

–           « L’ouverture de la fameuse boite de Pandore, renchérit l’éphésien. Mais si la curiosité peut devenir chez l’Homme un cruel défaut, ce n’est pas l’acte de curiosité intellectuelle ou la transgression qui s’ensuit qui est en cause »

–           « Non. C’est l’usage insidieux, inquisiteur et manipulateur, que l’humain peut être amené à en faire » admit l’errant d’éternité, à l’évidence totalement remit désormais.

–           « Nos civilisations surent faire beaucoup et détruire aussi vite » conclut la sentinelle en forme d’épitaphe.

Puis, après un bref moment :

–           « Suivons-les ! »

La cohorte s’ébranla doucement, formant un somptueux équipage.

Sans avoir l’importance et la magnificence gothique de l’immense caravane vue par Héraclite lors de l’angoissante immersion au sein de son moi profond, le cortège était étrange, bariolée. En tête, une dizaine de Daëdalus aux carapaces bigarrées se dandinait en rythme. Puis, après un petit espace vide, suivait l’une des deux premières créatures plates accompagnant les humains du Chrysaör depuis le début. Ponctuant chaque méandre d’un signal lumineux violacé parcourant la délicate arête centrale partageant la dorsale de sa carapace, elle paraissait vibrer de plaisir. Héraclite se positionnait à la suite, dressant sa haute stature au-dessus de la mêlée tout en tournant la tête dans tous les sens afin de se repaître au mieux des visions qui ne tarderaient point à enivrer son regard sombre et scrutateur.

Emmïgraphys arrivait ensuite. Ayant définitivement renoncé à remettre de l’ordre dans l’apocalypse de sa chevelure ébouriffée, elle tirait énergiquement sur les pans de sa robe un peu trop échancrée et diaphane, car elle ne souhaitait nullement provoquer leurs hôtes en s’affublant de tenues trop exubérantes. L’améthyste de ses yeux se focalisait sur dix endroits en même temps afin de ne rien oublier.

Le second Daëdalus la suivait, glissant par moment les voiles virevoltants de l’extrémité située en amont de son corps très près des talons de la jeune femme. On pouvait éventuellement déceler dans cette attitude quelques sentiments humains, la curiosité, le besoin d’une présence, la démonstration fulgurante et hâtive d’une étrange amitié extraterrestre. Ou tout autre sentiment….

Toute comparaison ou interprétation ne pouvait être qu’anthropomorphique et sans fondement.

Le colosse et sa maîtresse fermaient la marche en se tenant par la main, comme si ce frêle lien charnel pouvait les protéger de l’indicible. Un peu plus loin en arrière, une meute ondoyante d’une trentaine de créatures plates suivait doucement. Amaranth eut parfois le sentiment qu’elles pouffaient. Absurde bien sûr.

Après quelques minutes, ils s’engagèrent enfin dans une partie à la fois très haute et considérablement plus étroite. Etrangement, l’espace semblait emprisonné entre les doigts délicats d’un géant invisible. Engoncés dans une luminosité verte, ils pénétrèrent dans un sillon évoquant irrésistiblement la partie inférieure d’un losange très en hauteur. Ils avançaient désormais au milieu d’une figure géométrique à la symbolique absconse, une abstraction en forme de paysage. L’impression première était saisissante. Cette ouverture se prolongeait très loin à travers la chair irisée du satellite. Elle découpait l’espace de lignes acérées tout en se parant de filaments multicolores ondoyant sans cesse. On pouvait assimiler ces excroissances longilignes à des algues gigantesques se laissant délicatement porter par un courant marin.

La voûte s’effondra brusquement.

Le losange, étiré en hauteur jusqu’à présent, se transforma rapidement en figure écrasée mimant pathétiquement un sourire de mort.

Les dimensions excédentaires étaient parfaitement maîtrisées par les Daëdalus, mais leurs déroutants contrastes se faisaient cruellement sentir ici. Le quatuor eut soudain l’impression d’avancer à l’intérieur d’une énorme masse de glu parme et légèrement luminescente. La progression devint aussi difficile qu’à l’intérieur d’un marécage. Chaque pas devenait lourd, informe. Chaque effort demandait un temps infini.

Le plafond bascula. Mû par une pulsion suicidaire, ils continuèrent, plièrent les genoux, puis durent s’allonger, ramper. Une substance douce, écœurante, s’immisça insidieusement le long de leur peau, éloignant l’étoffe de leurs vêtements vers l’arrière du corps. Puis la glu pénétra leurs yeux, la bouche, les narines, jusqu’au terrifiant moment où l’étrange matériau opalescent envahit enfin leurs poumons.

La panique à l’état pur ! La terreur indicible. L’atroce sensation d’une fin imméritée, d’une mort prochaine, atroce, longue. Très longue.

Le piège se referma.

La traversée dura un an. La traversée dura quelques interminables secondes.

Puis, avec soudaineté, l’azur reprit ses droits.

Décontenancés, les quatre occupants du Chrysaör se retrouvèrent, pantelants, les vêtements outragés, l’air hagard.

–           « Que c’est-il passé pendant toute cette année d’horreurs visqueuses ? » s’étrangla Heliaktor.

–           « Mais quelle année ? hurla l’éphésien en exorbitant les yeux. Cette horreur n’a duré qu’une seconde ! Mais quelle seconde… »

Emmïgraphys et la courtisane se regardèrent quelques instants, essayant sans succès de remettre un peu d’ordre dans leurs toilettes. Celles-ci s’ornaient tristement d’un gris ardoisé recouvrant uniformément les robes partiellement déchirées après l’interminable passage dans le maelström.

Après deux brefs échanges télépathiques avec l’un des deux Daëdalus qui les accompagnait depuis le début, la sylphide expliqua.

–           « Nous venons d’appréhender, ô certes très fugacement, très imparfaitement, leur double positionnement temporel »

–           « Mais pourquoi cette expérience abjecte au sein d’une boue insidieuse ? »

–           « Afin que l’intensité dramatique du moment nous permette de mieux comprendre la dualité du temps. Selon l’expérience personnelle de chacun et sa configuration psychique du moment, ou simplement sa place dans le défilé, nous avons pu juxtaposer deux temps différents. Allant fort heureusement dans le même sens, mais à des rythmes infiniment différents »

–           « Je comprends mieux… s’émerveilla le philosophe. Le même phénomène peut être ressenti ou vécu comme un souffle ou comme une longue épreuve. Tout dépend de l’individu, d’un choix personnel ou d’un environnement spatial »

–           « Exactement »

–           « Cela permet ainsi, avec beaucoup d’entraînement et plusieurs expérimentations préalables, de vivre certaines périodes de la vie à des rythmes incomparablement décalés par rapport à notre temps sagittal ronronnant toujours à la même vitesse de perception »

–           « Si j’ai bien compris, sourcilla Heliaktor, en domestiquant les arcanes de ce temps dédoublé on peut vivre à toute allure des moments douloureux, ou simplement ternes, mais aussi éterniser les moments les plus agréables, les plus émouvants, les plus langoureux ? »

–           « Les plus voluptueux aussi ? » s’informa Hiérophellyä en frissonnant à cette idée.

–           « Absolument. Vous pouvez immortaliser la joie et le plaisir tout en minimisant la peine et la douleur »

–           « Un orgasme de mille ans… » songea le colosse à voix basse tout en envoyant une œillade non équivoque à la pulpeuse minoenne.

–           « Que dites-vous ? » s’informa la fée électronique.

–           « Rien, rien » balbutia-t-il en rougissant.

La caravane reprit son placide périple à travers un paysage apaisé. Le corridor géométrique aux arêtes mouvantes avait laissé la place à un long tube translucide.

Ce dernier enchaînait d’innombrables circonvolutions au milieu d’un vallon ombragé où paissaient des animaux assez massifs. Prolongeant leur corps en forme de tonneau par un long cou annelé que poursuivait une tête plate hérissée de dizaines de petites cornes à l’aspect feutré, ils s’agglutinaient en troupeaux clairsemés, folâtrant au sein de grasses prairies ondoyantes.

–           « Ce sont des animaux de compagnie » précisa la jeune femme.

–           « Mais ils ne se nourrissent pas de leur chair ? » s’étonna le naufragé.

–           « J’ai dit des animaux de compagnie insista-t-elle. Pas des animaux de consommation. Les Daëdalus sont totalement au-delà de ces contingences matérielles »

–           « Comment peuvent-ils communiquer avec ces êtres balourds ? »

–           « Ces êtres ne sont pas balourds ! reprit-elle sur un ton professoral et légèrement agacé. Bien que dénués de l’intelligence finement inquisitrice de nos nouveaux amis, ces animaux -qu’ils nomment Zylacanthes- les comprennent. Ils sont tout à fait en mesure d’échanger avec eux des idées conceptualisées selon leurs critères »

–           « Fascinant ! s’extasia Héraclite. Pouvez-vous dialoguer avec ces Zylacanthes ? Ce serait probablement très intéressant »

–           « Je vais essayer »

Son front se perla rapidement de gouttelettes de sueur illustrant l’intensité de sa concentration.

Elle ferma les yeux. Les rouvrit. Recommença.

–           « Impossible ! » reconnut-elle, un peu déconfite après ce premier échec.

–           « Demande à nos amis les raisons de cette impossibilité » s’impatienta l’arcturien.

Le conciliabule silencieux dura quelques minutes.

Vu de l’extérieur, les mimiques affectant le visage d’Emmïgraphys étaient comiques. Experte en communication télépathique, elle ne parvenait point encore à rigidifier ses attitudes. Ne pouvant demeurer impassible, elle donnait l’impression saugrenue de soliloquer éternellement face à une créature totalement silencieuse et parfaitement immobile.

–           « Ils m’ont expliqué les raisons de cet échec »

–           « Alors ? »

–           « Dialoguer télépathiquement avec des créatures d’un niveau intellectuel plus rustique nécessite un protocole d’échange rigoureux. Protocole que les Daëdalus maîtrisent parfaitement, mais dont je n’ai naturellement nulle connaissance. Sans cette indispensable clef, il est totalement impossible de communiquer avec eux »

–           « Dommage ! soupira la courtisane. Nous n’aurons pas l’occasion de discuter avec les Zylacanthes. Mais les informations glanées auprès de nos nouveaux amis à la carapace plate seront suffisamment passionnantes, fructueuses même, pour enrichir de nombreuses semaines de partage d’expériences »

–           « Certainement, rebondit Emmïgraphys. Nos hôtes sont naturellement curieux. Et notre odyssée les fascine »

–           « Tant mieux, reprit Amaranth. Leur sagesse paraissant sans limite, leurs avis, conseils et remarques, nous serons très utiles aussi. Mais… »

–           « Mais quoi ? »

–           « Je réalise soudain une chose très curieuse qui ne m’avait guère effleuré l’esprit jusque là »

–           « Précisez » murmura la sylphide.

–           « Cette rencontre passionnante, même si certains éléments furent troublants, voire désagréables, est bien née d’une nouvelle architecture conçue par nous ? »

–           « Oui. Et alors ? »

–           « Jusqu’à présent, lorsque nous construisions une cathédrale de brume, et ceci quels qu’en fussent les acteurs, nous étions maîtres du jeu ? »

–           « Ce qui n’est nullement le cas ici ! avoua Héraclite en réalisant brutalement pour la première fois que leur construction mentale leur échappait singulièrement. Nous conservons notre libre arbitre : ils proposent et nous acceptons ou nous dénions. Mais ils conduisent le débat et nous découvrons chaque détail à leur suite. Nous ne précédons pas, nous suivons »

–           « Où se situe le problème ? » s’étonna Hiérophellyä.

–           « Mais, mais… nous devrions rester maître de notre création ! » s’étrangla Heliaktor.

–           « Ceci n’est pas essentiel, reprit Emmïgraphys. C’est même plutôt rassurant. Cela démontre deux choses. Nos cathédrales de brume sont de plus en plus réalistes. La frontière existant entre le réel et le virtuel, dans le cas présent en tout cas, se résume désormais à une lisière ténue, presque impalpable »

–           « Et la deuxième démonstration ? » s’enquit l’hétaïre, toujours friande des synthèses et analyses de la jeune femme.

–           « La seconde réside dans le fait que l’impact des civilisations intelligentes, mais non impliquées dans un processus technologique, est probablement plus déterminant que nous ne l’imaginions jusque là »

–           « Tu veux dire que les espèces intelligentes et non prédatrices sont supérieures aux autres ? »

–           « Je n’en sais rien. Mais ces civilisations ont développé des investigations pertinentes dans des voies dont nous ne connaissions même pas l’existence. En ce sens elles nous sont supérieures »

–           « Ceci est très vrai, parfaitement logique même, reprit Héraclite en s’enflammant. N’ayant nullement comme objectif la quête désespérée de satisfactions et de pouvoirs qu’ils ont déjà en eux, ils purent au fil des millénaires défricher des territoires inédits. La précellence d’une technologie outrancière n’existe que pour pallier une insuffisance structurelle. Elle remplace simplement ce que l’on ne possède pas de façon innée. Elle ne peut être une fin en soi. Quel fantastique espoir pour nous ! À leur contact nous pourrons développer des potentialités inconnues, parcourant ainsi avec eux quelques marches du grand escalier cosmique dont nous piétinons toujours les mêmes fondations depuis des millénaires »

–           « N’exagérons pas » tempéra le naufragé qui n’était point adepte de l’auto flagellation.

–           « J’affirme et je maintiens ! s’empourpra Héraclite. L’humanité a fait d’innombrables progrès matériels, ces mêmes avancées cardinales qui ont fini par la détruire partiellement et l’aveulir totalement. Mais ces évolutions demeurent limitées, cantonnées à des sphères spéculatives restreintes. Nous le voyons bien lorsque nous comparons nos moyens et notre aire de liberté par rapport aux Alphaëons ou aux Unulphodyamanthës. Qu’en est-il de nos avancées significatives quant à la découverte de notre être intime ? De cette impalpable lumière qui sommeille en nous depuis des millénaires et que nous n’éveillons, parfois, que pendant quelques courts instants tout au long d’une vie ? »

–           « Euh… hésita le colosse. Il est vrai que dans ce domaine, nous tournons en rond depuis quelques siècles »

–           « Nous tournons en rond depuis des millénaires ! tonna l’éphésien. L’accomplissement de soi par des moyens autres que matériels, se cantonne toujours stérilement à quelques démarches contraignantes et frustrantes qui satisfont, au mieux, 1% de l’humanité. Vous aimeriez être un anachorète perdu au milieu du désert ? »

–           « Non. Pas vraiment »

–           « Pas vraiment… Or nos solutions spirituelles sont généralement compliquées, évasives ou fallacieuses, faisant couramment référence à des introspections dont l’issue est décevante, parfois fatale. Dans les autres cas elles sont inféodées à des croyances religieuses ou morales dont l’éthique est rarement critiquable, mais dont les concrétisations sont généralement excessives et cruelles. L’Inquisition et les fanatismes idéologiques, sectaires ou religieux, en illustrent tragiquement quelques exemples flagrants. Nos champs d’application sont étriqués dès que l’on travaille sur soi. Les Daëdalus peuvent nous permettre de découvrir de nouvelles pistes de réflexion, une nouvelle orientation à notre vie »

–           « Le travail à accomplir est effectivement colossal » admit Amaranth en se frottant dubitativement le menton.

–           « D’autant plus, surenchérit la sentinelle, que nous ne parlons ici que des créatures habitant notre Galaxie »

–           « Que veux-tu dire ? » s’étouffa la courtisane en tirant distraitement sur les pans de sa courte tunique.

–           « Nous avons la chance de naviguer à une vitesse proche de celle de la lumière et dans une direction diamétralement opposée au centre de la Galaxie, tout en nous éloignant simultanément du plan de celle-ci »

–           « C’est à dire ? »

–           « Nous nous isolons donc des contrées à forte densité stellaire. Grâce à notre vitesse subluminique nous serons rapidement en dehors du bras d’Orion dans lequel se situe les anciens territoires de la Ligue, des Tonaxares et l’Empire naissant des Alphaëons. Nous quitterons donc insensiblement la Galaxie et le halo qui la nimbe »

–           « Que se passera-t-il après ? »

–           « Nous frôlerons quelques amas globulaires, dont le colossal amas d’Hercule, et nous plongerons enfin au cœur de la galaxie d’Andromède, notre gigantesque univers île jumeau »

–           « Dans trois millions d’années » soupira le voyageur immobile en haussant les sourcils.

–           « Deux millions huit cent mille ans, compléta la gardienne électronique. Au sein de ces contrées totalement vierges, d’autres civilisations nous attendent, et d’autres encore. Jusqu’à la combustion des siècles ! »

–           « Cette perspective donne le vertige » condescendit Héraclite tout en se massant les globes oculaires, comme si ce geste anodin pouvait dissiper l’incertitude, l’angoisse ; et une terrifiante espérance.

Pendant ce temps, totalement indifférents à l’âpre discussion agitant les humains, les Zylacanthes échangeaient placidement quelques images télépathiques avec la troupe des Daëdalus regroupés.

Le cortège s’ébranla doucement.

Emmïgraphys se retourna une fois encore, tentant infructueusement de recueillir dans les yeux plats de ces créatures candides quelques bribes d’émotion. Au moment où elle détournait la tête afin de reprendre son chemin avec le groupe, une fantastique bouffée d’images disparates, sensitives et gourmandes, l’envahit. Indescriptible avec des mots, cet échange furtif la combla.

Un large sourire illumina son visage. Elle décida de conserver précieusement pour elle cette émotion exotique et totalement étrangère dans l’acceptation la plus forte et la plus noble du mot. Comme un trésor secret que l’on enchâsse dans le terreau de nos rêves les plus inavouables.

Le voyage se prolongea huit heures, à moins que cela ne soit mille ans.

Harassé par un si long périple, frustré par la brièveté de cette première découverte de l’univers des Daëdalus, le quatuor découvrit certaines spécificités de ces créatures si désespérément plates qu’ils redoutaient toujours d’en écraser une.

Taraudé par cette interrogation un peu triviale, Amaranth demanda à la sentinelle de s’informer quant à leur réaction par rapport à la douleur physique. Avec quelques difficultés, Emmïgraphys s’enquit donc de savoir ce qui se passerait si l’on marchait ou si l’on tombait sur une partie de l’immense tapis ondoyant constituant le corps de leurs hôtes.

Contrairement à la question, embarrassée et sinueuse, la réponse fut claire et laconique :

–           « Essayez ! »

Ils discutèrent longuement afin de savoir si cela était bien courtois et prudent. Puis, qui le ferait. Après maintes tergiversations, l’ondine électronique se décida. D’un pas mal assuré, elle posa délicatement son pied sur la partie arrière de l’un de leurs deux premiers compagnons de route.

Le Daëdalus étant très plat, son pied ne put vraiment s’enfoncer. En fait il pénétra exactement de la moitié de l’épaisseur totale de la créature rampante.

Rien ne se passa.

Puis, avec une mine hallucinée et un peu déconfite, ses compagnons virent la jeune femme s’allonger totalement sur le dos du Daëdalus.

–           « Mais… mais que fais-tu ? » s’étrangla l’arcturien écarlate.

–           « Emmïgraphys est devenue folle ! » s’insurgea Hiérophellyä, effarée en songeant aux conséquences éventuelles.

–           « Rien de grave, rassurez-vous. Il m’a demandé de me coucher sur lui »

–           « Et tu l’as fait ? » s’horrifia le naufragé, doutant brutalement de la santé mentale de sa compagne d’éternité.

–           « Bien sûr »

–           « Mais… mais cela ne se fait pas ! »

Elle pouffa franchement, faisant délicatement tressauter ainsi la texture soyeuse et mouvante du Daëdalus servant actuellement de couche moelleuse.

–           « Restez calme. Il ne faut y voir ni une injure, car il me l’a demandé lui-même, ni je ne sais quelle connotation xéno érotique. Nous n’allons pas faire l’amour ensemble ! » s’esclaffa-t-elle bruyamment.

–           « Faites attention quand même » suggéra Héraclite, s’inquiétant à la vue de leur amie mollement allongée sur une créature intelligente, accueillante pour le moment, mais dont les irisations sans cesse changeantes de la carapace souple démontraient un partage d’émotions assez intense.

La démonstration parut rapidement concluante à tous. Emmïgraphys se releva, riant encore, en faisant bien attention de ne point appuyer fortement sur son partenaire en se redressant.

–           « C’est très étonnant, conclut-elle, mais leur derme est très doux, soyeux. La texture de leur caparaçon de lumière est incroyablement souple et résistante. Lorsque je me suis allongée sur lui, mon corps s’est enfoncé de suite. Puis il s’est bloqué à mi-hauteur, donnant le sentiment confus que la créature était beaucoup plus épaisse que dans la réalité »

–           « Les deux dimensions supplémentaires qui texturent leur organisme doivent avoir un rôle dans cette résistance élastique » supputa Héraclite.

–           « Probablement. Quoiqu’il en soit, c’est une sensation étrange et très sensuelle »

Elle sourit encore en observant à la dérobée la mine renfrognée d’Amaranth.

Le premier voyage au sein des arcanes d’Olzzyvar prit fin après d’innombrables détours mettant en lumière quelques aspects de l’environnement des Daëdalus. Ils scrutèrent avidement des collines arasées chevauchées par d’étranges sculptures mimant des cavaliers de l’apocalypse figés pour l’éternité en une pathétique virevolte. Ils admirèrent des mers intérieures dont le miroitement acidulé brûlait les yeux tout en apaisant l’âme et au sein desquelles se lovaient des archipels ignorés, des cités lacustres flamboyantes, des radeaux ciselés de coraux s’enamourant d’édicules de calcédoine pure.

Plus loin, d’incroyables syringes aux ramifications labyrinthiques affolaient l’œil en exaltant l’esprit.

D’autres souvenirs encore : des semis de fleurs mauves congestionnant le firmament en nuages épars, l’arête dorsale d’un poisson gigantesque s’exhaussant d’un désert de sable roux, les fumerolles enserrant le tronc tortueux d’un arbre large de trente mètres et moins haut qu’un être humain.

Au-delà, des structures finement spiralées se prolongeaient sur des kilomètres, roulant doucement sur elles-mêmes tout en murmurant des sonorités iconoclastes, envoûtantes et d’une beauté vénéneuse. Côtoyant l’horizon, des chemins de pierre mêlés de mousse humide bruissaient doucement.

La juxtaposition de deux temps à la sournoiserie singulière déroutait totalement, confondant sans vergogne un instant de plaisir volé avec une longue attente stérile et muette. Une confusion des sentiments que relayait parfois la confusion visuelle issue d’une effervescence des formes, lignes et points de repère, dans un univers dans lequel chaque objet, chaque matériau, chaque atome, était à sa place tout en pouvant être… ailleurs !

Soucieux du confort de leurs invités, les Daëdalus n’abusèrent point des propriétés hallucinantes de ce kaléidoscope planétaire.

Mais le vertige venait vite aux humains déstabilisés par une vérité multiple, une réalité protéiforme et la perte définitive de toutes leurs certitudes, même les mieux chevillées au corps.

Après l’étonnant exercice de gymnastique effectué par Emmïgraphys sur une créature plate particulièrement patiente, ils échangèrent encore quelques synthèses.

–           « Ils sont ravis par notre détermination à mieux les connaître, analysa la jeune femme. Conscient de l’effort mental que tout ceci a pu représenter pour nous, ils nous proposent de quitter le Chrysaör afin que l’on se repose un peu. Ils reviendront nous voir la semaine prochaine »

–           « Très bien ! acquiesça la courtisane. Je ne serais pas hostile à une bonne nuit de sommeil »

–           « Moi non plus, reconnut Héraclite. Mais assurez-vous qu’ils reviendront bien. Nous avons tant de choses à apprendre à leur contact »

–           « Je m’en occupe » rassura la créature électronique, tout en démêlant méticuleusement sa soyeuse chevelure violine.

En quelques échanges télépathiques désormais soigneusement orchestrés, elle se fit parfaitement comprendre.

Tellement bien, qu’ils se revirent régulièrement pendant plusieurs siècles.

Extrait de « Cathédrales de brume » – Oksana & Gil Prou – Publié aux Editions Rivière blanche : http://www.riviereblanche.com/cathedrales.htm

Disponible sur Fnac.com http://livre.fnac.com/a2714268/Oksana-Cathedrales-de-brume

Inflation éternelle et multivers

La fin de notre premier roman : « Cathédrales de brume », met en lumière l’une des plus extraordinaire théorie née au cœur de la gravitation quantique : l’inflation éternelle et l’existence d’un multivers dont notre propre univers n’est qu’une parcelle ; un brimborion.

Se situant à la frontière imprécise séparant science et métaphysique, cette théorie nous fascine et nous en développons certains prolongements dans notre conte onirique.

Afin d’apporter d’utiles précisions, nous citons intégralement un article publié dans www.larecherche.fr qui reprend une interview du concepteur de cette théorie : Andreï Linde (Stanford University). Cette « inflation éternelle » est présentée aussi par d’illustres astrophysiciens et spécialistes de la gravitation quantique. On peut citer : Alan Guth, Paul Steinhardt et Alexander Vilenkin.

Voilà cet article paru il y a déjà quelques années :

Quelques instants après le Big Bang, l’Univers aurait connu une phase d’expansion exponentielle, l’inflation. Après vingt-cinq années de controverses, ce concept est aujourd’hui accepté par de nombreux cosmologistes. Andrei Linde, un des pères de cette théorie, va plus loin. Il inclut cet épisode dans l’histoire d’un univers éternel et sans doute infini.

La Recherche : Les cosmologistes viennent de célébrer les 25 ans de la théorie de l’inflation. Revenons en arrière. Quel était son fondement ?

Andrei Linde : À la fin des années 1970, la plupart des cosmologistes acceptaient la théorie du Big Bang dans son modèle standard. L’Univers avait été, dans le passé, incroyablement chaud et dense. Il s’était progressivement étendu et refroidi, les galaxies s’étaient formées, puis, quelques milliards d’années après, nous étions apparus. Plusieurs preuves étayaient ce scénario : les galaxies se fuient les unes les autres d’autant plus vite qu’elles sont éloignées comme dans un Univers en expansion ; le rayonnement de fond cosmologique émis 380 000 ans après le Big Bang avait été observé en 1965 par Arno Penzias et Robert Wilson ; les proportions prédites des différents éléments légers dans l’Univers correspondaient aux observations. Pourtant il y avait plusieurs questions sur lesquelles la théorie restait muette.

La Recherche : Quels étaient ces problèmes ?

Andrei Linde : Le premier était l’existence même de ce moment de Big Bang. C’est une singularité, un point impossible à atteindre, car certains termes des équations deviennent infinis. Et au cas où ce moment aurait existé, qu’y avait-il donc avant ? Comment quelque chose pouvait-il se former à partir de rien ? Un point d’autant plus crucial que la quantité d’énergie nécessaire à cette explosion était étonnamment très grande, puisque c’est celle de 1085 grammes de matière. Sa densité était vraiment énorme puisque cette énergie était comprimée dans un volume de moins d’un centimètre cube.

Une autre difficulté était liée à la géométrie de l’Univers. Elle apparaissait plate, à l’instar de celle d’un espace dans lequel les parallèles ne se coupent jamais. Il s’agit là d’un cas particulier entre un espace à courbure positive, où les parallèles se rencontrent tels les méridiens sur le Globe terrestre, et un espace à courbure négative que l’on peut visualiser comme une selle de cheval où les parallèles divergent. Or, les scientifiques n’aiment pas les cas particuliers…

Ce n’est pas tout. Si le Big Bang a eu lieu, pourquoi les différentes parties de l’Univers se sont-elles étendues au même moment ? Comment ont-elles communiqué si elles étaient séparées par une distance supérieure à celle que la lumière avait pu parcourir ? Et d’une façon si homogène ! Cette homogénéité, étrange, était même devenue un principe cosmologique. L’Univers se devait d’être homogène. Tous ces problèmes faisaient, en définitive, vaciller l’édifice entier du Big Bang. Quelque chose n’allait pas.

La Recherche : Qui a répondu à ces questions ?

Andrei Linde : Toute une communauté de cosmologistes et de physiciens des particules se penche aujourd’hui sur le sujet. Tout a commencé à la fin des années 1970, alors que l’Américain Alan Guth, du Massachusetts Institute of Technology, travaillait sur les monopoles magnétiques. Ce sont des particules, 1016 fois plus lourdes que le proton, qui auraient émergé très tôt après le Big Bang. Elles devraient être aussi abondantes que les protons. Dans ce cas, la densité moyenne de la matière dans l’Univers devrait être 1015 fois plus importante que les 10-29 gramme par centimètre cube observés en moyenne. Alan Guth imagina alors la survenue d’une phase d’accélération foudroyante de l’expansion de l’Univers, qui aurait dilué ces monopoles avant que les protons n’existent [1] . J’ai montré que cela résolvait la question de l’homogénéité à grande échelle, la platitude de la structure de l’espace-temps et la raison pour laquelle deux particules, séparées aujourd’hui de plus de 13,7 milliards d’années-lumière (soit la distance parcourue par la lumière durant l’âge de l’Univers), pouvaient avoir été en contact lors des premiers instants [2] .

La Recherche : Sur quels éléments mathématiques repose la théorie ?

Andrei Linde : L’inflation repose sur l’existence d’une très étrange forme de matière, un champ scalaire comme il y en a dans de nombreuses théories de physique des particules. Ce n’est pas un champ de vecteurs, tels un champ magnétique ou une carte des vents, mais un champ de nombres comme une carte des températures. Ce champ scalaire a une énergie que l’on peut associer à l’énergie du vide quantique. Il faut la prendre en compte dans les équations au même titre que le rayonnement électromagnétique et l’énergie de la matière. Dans les premières phases de l’expansion de l’Univers, la force de ce champ scalaire a diminué beaucoup moins vite que le champ de gravitation. Plus le temps passait, plus la différence était grande. Alors que l’Univers s’étendait, la force de ce champ scalaire total a augmenté exponentiellement puisque l’énergie totale est conservée en chaque point.

Dans la théorie standard du Big Bang, l’énergie de la matière diminue au cours de l’expansion, et l’énergie de la gravitation, qui est négative, augmente. L’expansion décélère progressivement. En revanche, avec le champ scalaire qui est toujours présent et prend même de plus en plus d’importance, l’expansion accélère exponentiellement. C’est l’inflation.

La Recherche : Quand s’est-elle produite ?

Andrei Linde : Il y a de nombreux modèles d’inflation. Tous situent ce moment vers 10-35 seconde après le Big Bang. Cette phase ne peut pas durer longtemps. Elle s’arrête, car le champ scalaire ne peut pas diminuer indéfiniment. Il se stabilise lorsqu’il atteint un minimum d’énergie qui n’est pas nul et se transforme en champ de particules. L’expansion reprend ensuite un rythme normal comme dans la théorie standard du Big Bang. Mais l’Univers n’a alors plus du tout la même taille. Dans les modèles d’inflation les plus simples, cette taille dépasse 10100 000 centimètres. C’est énorme quand on la compare à la partie observable de l’Univers, qui est de 1028 centimètres. C’est pourquoi la structure de l’espace visible nous paraît plate et pourquoi l’Univers visible est homogène et isotrope, c’est-à-dire le même dans toutes les directions. L’Univers est tellement grand que notre vision ressemble à celle que possède un observateur terrestre fixe. Il voit un horizon plat, pense que la Terre est plate, car il ne voit qu’une infime partie du Globe. Ses sens le trompent.

La Recherche : En fait, l’Univers n’est pas si homogène que cela, puisqu’il y a des galaxies, des étoiles, et même des gens comme nous qui réfléchissons à l’histoire de l’Univers !

Andrei Linde : Oui, heureusement. Les équations décrivant le champ scalaire qui a engendré l’inflation sont sensibles à un terme apparenté à une friction, une viscosité. À la fin de la phase d’inflation, le champ scalaire était tellement visqueux que les petites fluctuations quantiques qui le parcouraient se sont gelées. Elles se retrouvent dans le rayonnement de fond cosmologique émis 380 000 ans après le Big Bang. Ces inhomogénéités ont formé les grandes structures que nous observons actuellement.

Mais vous avez raison, l’Univers dans son ensemble n’est pas du tout homogène ! Notre modèle d’inflation éternelle implique que d’autres fluctuations du vide quantique ont continué à produire d’autres univers inflationnaires, d’autres bulles d’univers. Dans son ensemble, l’Univers est une énorme fractale en expansion. Chaque bulle est née d’une valeur différente du minimum du champ scalaire, car comme dans une chaîne de montagnes où les massifs sont séparés par des cols de différentes altitudes, les minima ne sont pas identiques. Loin de là. Selon les modèles de la théorie des cordes, il y aurait plus 101 000 possibilités de minima d’énergie. Et ainsi 101 000 univers différents et 101 000 possibilités de lois physiques !

La recherche : Des bulles naîtraient encore aujourd’hui ?

Andrei Linde : Bien sûr, l’Univers-bulles est en perpétuelle création. Il ne faut pas considérer le début de notre Univers au moment de la singularité du Big Bang, ce qui gêne tous les physiciens, mais au moment de l’inflation elle-même. L’Univers, dans son ensemble, n’a pas de début ni de fin, et sa taille est infinie car des bulles se créent sans cesse. C’est cela l’inflation éternelle.

La Recherche : Pourrions-nous voir des univers se former à l’intérieur du nôtre ? 

Andrei Linde : Rien n’interdit qu’en n’importe quel endroit, même ici dans cette pièce, un nouvel univers se matérialise d’un coup et commence à s’étendre. Mais en relativité générale l’Univers a un contenu fixe d’énergie. Il s’étend à partir de ses propres ressources. De l’extérieur, il ne serait toujours qu’un point immatériel. Nous ne le verrions pas. Donc, rien ne nous dira jamais si c’est vrai. C’est évidemment très spéculatif

La Recherche : C’est aussi le cas de votre théorie des univers-bulles. Vos détracteurs vous accusent d’évoquer des hypothèses invérifiables et qualifient votre travail de métaphysique. Que leur répondez-vous ?

Andrei Linde : Qu’ils se trompent. C’est de la science très sérieuse. Elle s’appuie sur la théorie des cordes, qui est très compliquée. De ce point de vue, vingt-cinq ans de travail n’y ont rien changé. Mais grâce à elle on peut calculer quelle est la probabilité de passer d’un minimum d’énergie à un autre. Et donc quelles sont les caractéristiques des univers possibles. Ce n’est pas de la métaphysique, mais un ensemble d’équations qu’il nous faut résoudre. Cela ressemble à la question : pourquoi suis-je né à Moscou ? Je n’ai évidemment pas la réponse. En revanche, je sais que je suis né quelque part. C’est un fait et une condition initiale. Toutes les réflexions qui en découlent auront à prendre en compte cette donnée. Par exemple, si je regarde autour de moi et m’aperçois que tout le monde parle américain, je vais essayer de comprendre ce qui s’est passé. L’américain est-il la langue universelle ? Les Américains ont-ils envahi la Russie ? Suis-je exilé aux États-Unis ? Les options sont diverses. C’est le même raisonnement qu’il faut mener à propos des lois de la physique.

Le débat sur leur unicité n’a pas lieu d’être. On se pose la mauvaise question. Notre bulle d’Univers a des caractéristiques bien précises, comme le rapport des masses des différentes particules, celui des différentes forces ou les valeurs des constantes universelles. Pourquoi ? Mystère. Ce sont des données qu’il faut prendre en compte. On peut d’un autre côté se demander comment la bulle est apparue, ce qui l’a fait émerger. C’est ce que nous faisons. Nos travaux nous conduisent à l’existence d’un champ scalaire, générateur d’une phase d’inflation de notre bulle d’Univers et à l’origine d’autres bulles aux propriétés différentes. Il n’y a donc unicité des lois de la physique que dans chaque bulle. Ailleurs, les lois sont différentes, le nombre de dimensions diffère.

La Recherche : Si l’on vous suit bien, il ne sert donc à rien de se demander pourquoi notre Univers possède 3 + 1 dimensions et non 8 ou 10 ?

Andrei Linde : Exactement. Le fait est qu’il possède trois dimensions d’espace et une de temps. Ce qui permet l’existence des planètes et des êtres vivants. Mais les possibilités de minima d’énergie du champ scalaire sont tellement nombreuses que beaucoup de bulles d’univers ont plus de dimensions et n’ont sûrement pas vu se créer d’atomes. Il suffit de modifier à peine la valeur de la force nucléaire pour que les atomes de carbone ou d’oxygène ne puissent pas se former.

De nombreux physiciens refusent cette vision du monde, car ils sont, selon moi, comme la plupart des gens sur cette planète : ils veulent absolument une réponse et une seule, une raison à leur existence. Mais la réalité n’est pas si simple. Nous sommes là où les conditions l’ont permis. Notre théorie tient la route et doit continuer à être testée. Cela ne veut pas dire que nous ayons raison, mais elle est aujourd’hui la seule réponse valable aux problèmes que connaît la théorie standard du Big Bang.

La Recherche : La théorie de l’inflation est-elle prédictive ?

Andrei Linde : C’était le reproche le plus courant au début des années 1980. Pourtant, dès 1981, les Russes Viatcheslav Mukhanov, aujourd’hui professeur à Munich, en Allemagne, et G. V. Chibisov ont prédit que les traces de l’inflation seraient visibles dans les fluctuations thermiques du rayonnement de fond cosmologique. Cela se traduisait par une courbe qui trace la taille de ces fluctuations, ce que nous appelons le spectre de puissance. Il a fallu attendre les résultats du satellite Cobe en 1992, et surtout ceux de WMAP en 2003 pour se rendre compte de la force de la théorie. La courbe observée colle presque point par point à celle prédite par mes deux collègues russes.

La Recherche : Cette seule prédiction est-elle suffisante, sachant qu’il y a encore des problèmes dans les grands angles ?

Andrei Linde : C’est que la théorie n’est pas encore complète. Les données que récupérera le satellite Planck à partir de 2007 nous forceront à affiner nos modèles. Pour moi, il y a deux façons de faire avancer la science, de prouver une théorie. D’un côté, l’explication, de l’autre la prédiction.

Quand vous enquêtez sur un meurtre, vous avez deux solutions pour convaincre. Soit vous apportez des preuves tangibles, soit vous proposez des scénarios qui expliquent tous les points du drame. L’un d’entre eux est meilleur que les autres. Une prédiction qui se réalise est un argument beaucoup plus fort, mais une reconstitution est aussi souvent une preuve à charge. Nous autres, physiciens, sommes des gens pragmatiques. À partir des données que nous avons, nous construisons un ensemble de modèles qui fonctionnent. Quand de nouvelles données arrivent, nous affinons nos modèles afin de sélectionner le meilleur ou en construire un qui explique encore mieux les données. L’inflation est la seule théorie qui explique la platitude de l’Univers, son homogénéité et son isotropie.

Propos recueillis par Jacques-Olivier Baruch

Onirisme…

Un étonnant voyage au sein des "cathédrales de brume"

En évoquant notre premier roman : « Cathédrales de brume », certains chroniqueurs précisèrent que notre récit était une sorte d’ « Odyssée intérieure » onirique et baroque se situant à mi-chemin entre l’épopée spatiale et le conte philosophique. Cette définition ne nous déplaît pas.

Afin que vous puissiez vous faire une opinion en connaissance de cause, nous vous proposons aujourd’hui un chapitre entier de « Cathédrales de brume » (le chapitre XII).

Après avoir quitté le vaisseau des Tonaxares qui refusèrent d’interrompre leur longue errance, Amaranth Heliaktor (le naufragé) et Emmïgraphys (la sentinelle électronique qui l’accompagne) sont accompagnés à cet instant par deux « cathédrales de brume » : le philosophe Héraclite d’Ephèse et une courtisane minoenne.

Les quatre compères découvrent l’étrange monde des « Daëdalus ». L’un d’entre eux accompagnera par ailleurs Heliaktor pendant toute sa quête abyssale : trois millions d’années…

Longs, très plats et presque éternels, les Daëdalus vivent dans un univers à cinq dimensions physiques (les deux dimensions supplémentaires étant directement issues de la « Théorie des cordes » et de ses 10 dimensions spatiales…) et… deux dimensions temporelles !

Le chapitre commence par trois songes que les compagnons du naufragé partagent avant de se retrouver avec leurs nouveaux « amis ».

« L’aube du premier jour est embrumée de soies arachnéennes oscillant sous la caresse d’un vent inconnu. La lumière se tisse délicatement en volutes semées de perles cristallines. L’atmosphère s’ébroue, vibre sans cesse, puis se pare de tendres tonalités incarnates. Répondant en écho dissonant, l’infinie palette des verts se mêle inextricablement.

L’évanescence s’anime soudain. Des masses olivâtres jonchent l’espace. Gemmes prodigieuses s’irisant de facettes réfléchissant chaque photon égaré, ces vortex de lumière pulsent doucement tel un cœur minéral. L’horizon se courbe étrangement. Incurvant délicatement ses bords, il esquisse une silhouette marmoréenne, sourire géant vu de l’intérieur du gosier d’un saurien s’éveillant aux prémices de l’aurore.

Brutalité apaisée, la sauvagerie se dissipe, simulant alors une tendresse océane s’ornant de l’écume souple et divine de la sensualité et de l’amour sans fin. Jaspures insensées voletant au gré d’un zéphyr triomphant, les cieux s’organisent peu à peu.

L’être qui ondule vers un nadir invisible n’a pas de tête. Presque pas de corps non plus, juste une bruine ténue, une ombre hallucinée se spiralant à l’infini. L’aiguail d’un matin givré de mille arborescences pétrifie son ombre. Puis l’ombre de son ombre.

Un fantôme peut-être ? Qu’importe. Il avance sereinement, portant ancré en lui les stigmates douloureux d’un plaisir indicible. Il frissonne, se redresse lentement.

L’astre du jour accélère sa course et s’échine à rattraper une nuit trop prompte. La créature acéphale se repaît d’un firmament dévoilant des archipels de lumière que les ors du crépuscule naissant ne parviennent point à endiguer encore. La clarté fuit. Puis elle revient, décuplant un périple inusité afin de défier l’être alangui et doucement lové.

L’éther perd insensiblement sa limpidité. Il s’enroule sur lui-même, se nacrant des reflets d’un abîme impalpable. La couleur est miel. La structure de l’air aussi, souple, pénétrante. Le goût est melliflu, l’être impalpable s’en délecte, se l’approprie, se dissout en lui.

Il acquiert la sapidité du miel. Il est miel.

Ses sensations se troublent alors.

La profondeur des cieux se dissocie en une double vasque opaline inversée, singulière offrande révélant ainsi des gouffres insondables, des pics vertigineux, des lacs d’airain parsemés d’ocelles violets vibrant à l’unisson.

Diaphanes désormais, les deux conques géantes s’interpellent, bruissent, hurlent. Puis se taisent. Sirènes de l’infini aux mélodies complexes, courtisanes aux yeux pers dont les rhapsodes concélèbrent les charmes depuis des millénaires, anges du néant invitant à l’ultime voyage, elles implorent un geste, un mot, une caresse.

Ou un livide oubli.

L’être sent brutalement monter en lui une colonne de lave explosive. Un monolithe igné ronge son cœur, émulsionne son sang, explose la structure intime de ses os. ‘L’éruption lacère ses sens, exacerbe ses nerfs, fustige sa volonté, marbrant sa peau d’une lueur fantomatique.

Il respire, puis meurt d’un plaisir inouï, monstrueux, dévastateur.

Son corps s’étiole et retombe doucement, telle une feuille harcelée par les froidures automnales. Son esprit est en paix. Il observe l’horizon désormais brisé en cent endroits. La paix le recouvre, tissant ses rets d’or et de lumière. Il repose. 

Le Temps s’est arrêté.

L’éternité s’ouvre en lui, rehaussant ses espoirs défunts, stimulant ses désirs. Mais il n’en a plus besoin. Il est au-delà des émotions, des pulsions, de la vie. Il glisse désormais au sein d’un environnement parfaitement plat, clivé, apaisé.

Feuille parmi les feuilles, il sent croître en lui des extensions infinies zodiaquant ses contours, le transformant en hérisson fractal. Telle une plante désertique privée de ses racines, il roule sur lui-même, se dilate. Il respire.

Et meurt encore…

Dardé de longs piquants aux couleurs acidulées, il courbe ses arêtes acérées. Il ploie, s’abreuve bruyamment aux sources de l’amour, ploie encore et s’enroule à nouveau. En une patiente glissade vers d’infinies vallées verdoyantes et moussues, il dodeline doucement. Au loin, tintinnabulent quelques millions de cloches qui l’appellent, cohortes métalliques aux accents inconnus.

–           « J’arrive… » murmure-t-il avant de mourir, et de renaître encore. »

…..

 

« L’espace encerclant étroitement l’autre silhouette est totalement incongru, la créature aussi.

Une coquille presque totalement translucide.

L’esprit qui l’anime peut à la fois regarder vers l’extérieur, mais aussi vers lui-même. Il voit palpiter en lui des organes étranges à la structure convolutée, fragmentée, aux coloris tissés de rose et de gris se mêlant en une étreinte chaotique. L’espace l’encapuchonnant est lui aussi une coquille. Conque opaline s’étendant sur des milliards de kilomètres, grande comme un système stellaire, elle se prolonge aussi loin que les sens permettent de discerner le réel du néant.

Qu’est-ce donc que le réel ici ?

Brutalement éveillé, l’être se pose cette question insolite. Mais l’environnement qui le porte, l’écrase et le nourrit, ne peut apporter nulle réponse crédible.

Pourquoi cette coque géante au sein de laquelle se mirent des milliards d’autres, toutes semblables ?

Toutes semblables ?

Non. Elles ne sont pas toutes similaires.

 D’infimes différences apparaissent à l’observation. L’éblouissante juxtaposition des différences crée le trouble. L’examen de ces océans de carapaces nacrées s’emmantelant en orbes concentriques jusqu’au firmament ne provoque pas le vertige. Cette observation hallucinée conduit à une mise en abîme spiralée juxtaposant l’effroi d’une vision effervescente à la courbure d’une spatialisation démente.

L’être tente de bouger. Les parois de sa coquille vibrent doucement, s’insinuant au sein de cet univers cristallin et glacé. Fortement bleutée, l’atmosphère se pare progressivement de flammèches colombine et cinabre.

Sarabande incessante, elle texture ses fils graciles sans animer réellement l’horizon qui s’arc-boute sauvagement sur la créature tapie. Armure de lumière rigidifiée par la terreur, celle-ci inhale insensiblement de longs aiguillons de givre. Elle regarde en soi, puis scrute attentivement la horde des structures l’encerclant. Concentrée, elle focalise cette énergie vers des instants heureux : des champs de fleurs ployant sous l’ardente caresse d’un astre cramoisi, un regard échangé avec une compagne énamourée, un lac de cristal paré de vaguelettes pétrifiées, un flot d’icebergs miroitant sous une lumière azurale.

Fusionnent alors deux mots échangés, quelques sentiments partagés, une émotion torrentielle. La conque luminescente aspire profondément les effluves soufrés embuant progressivement chaque cellule de son corps jaspé d’or et de lumière. Puis elle meurt.

Elle renaît aussitôt et peut à cet instant déployer enfin l’ensemble de sa structure spiralée.

Le sentiment oppressant d’un univers de glace figée n’est plus qu’un lointain souvenir. L’espace est en paix. De majestueuses collines mamelonnées s’estompent à l’horizon, illuminées par les rayons obliques d’un soleil orangé au disque monstrueusement dilaté.

Le crépuscule est ambre, le crépuscule est braise.

Silhouettes altières, les ombres de plusieurs ptérodactyles déchirent le cercle grenat d’un astre agonisant. Les oiseaux monstrueux aux ailes membraneuses volètent doucement et tournent élégamment autour de la créature. Progressivement leurs cercles se resserrent, l’espace aussi. La nuit tombe encore. Le crépuscule a déjà été suivi de dix aubes furtives. Mais la nuit revient.

Les ptérodactyles tournent. Ils s’approchent.

Lorsque le plus grand de la meute n’est plus qu’à une dizaine de mètres de la coquille, ouverte et dévoilant impudiquement ainsi la structure cristée de ses organes vitaux, il contourne encore une fois la monstrueuse silhouette.

Puis il jaillit.

Déchirant de son long bec osseux la mince paroi vibrante de lumière, il en extrait un peu de sève. Le liquide sacré coule et inonde l’être effondré au sol. La lumière revient. Le crépuscule s’inverse alors. L’animal géant se pose délicatement à côté de lui. Repliant ses ailes membraneuses, il tend son cou gigantesque pour un baiser.

Un baiser innommable et glorieux avant l’union insensée de deux âmes guéries.

La créature respire amplement, voluptueusement. Et meurt encore.

Dépouillée de son ancienne carapace dont il ne reste plus que la triste exuvie douloureusement froissée, la créature renaît. Elle est duale. L’esprit du grand oiseau archaïque s’insinue en elle, calmement, avec la tendresse de deux amants s’inondant de quelques larmes d’éternité partagée.

L’air est d’une pureté absolue. De longues balafres rougeoyantes déchirent l’horizon crénelé de satellites virevoltant autour d’une planète géante.

Œil colossal scrutant l’être bicéphale, l’astre se dilate un peu plus encore.

Puis il soupire : « viens ! ». Dociles, les deux êtres désormais étroitement emmêlés se relèvent. Ils virevoltent un instant, révélant aux civilisations passées et futures l’incroyable spectacle d’une longue carapace semi translucide s’envolant vers l’azur, emportée par de puissantes ailes reliées par une membrane brune et gris lavandé.

La planète sourit, l’être hybride aussi. Un long voyage commence. Une errance d’une seconde s’éternisant bien au-delà du raisonnable. L’incroyable sensation de vivre dix vies en une seule étreint alors la créature qui, brûlant ses ailes aux ardeurs des balafres enfiévrées, tombe lentement vers le sol.

Elle soupire. Et meurt enfin.

Ressuscitant immédiatement, elle rampe vers un bosquet d’arbustes transparents élégamment ployés vers le sol, tels des papyrus gorgés d’eau féconde. Perdant ses ailes devenues inutiles, elle se métamorphose encore, puis se pénètre de l’humus fertile. Argenté, immaculé, le terreau divin texture sa vie en l’emportant vers une destination lointaine où des cavernes ombreuses et quiètes parsèment un firmament infiniment joyeux.

Plaisir de l’humidité perlant les rives d’estuaires interdits, absorbant ainsi les derniers vestiges d’une carapace fossilisée.

Plaisir.

Plaisir encore… »

…..

 

« L’âme humaine est une gigantesque croix.

Massive, haute d’une cinquantaine de mètres, large de trente, elle trône. Façonnée dans la matière lisse, dure et sombre, de l’une des plus ancienne roche terrestre, elle dresse son arrogante silhouette écartelée. Ciselée de longues arabesques elle sublime l’élégance de sa forme en s’adossant à un pic orné d’entrelacs végétaux. L’ensemble concilie la grâce naturelle d’une forme épurée à l’extravagance baroque d’un monde mi-humain, mi-végétal.

Positionnée au sommet d’une montagne pentue aux flancs émaciés, elle observe la caravane sinuant en contrebas.

Déambulant au rythme lent d’un cloporte éreinté par les embûches successives de sa trop longue existence, le long cortège n’en finit pas. Il est impossible d’en jauger précisément la longueur, car personne ne sait à quelle période a commencé ce défilé ensommeillé. Ni quand il s’achèvera.

Ni s’il s’achèvera un jour.

Toutes les créatures de la Création mosaïquent cette cohorte. Et même un peu plus.

La croix de diorite pure scrute l’ensemble. Du fond de la vallée s’exhale un tonnerre immobile. L’inconcevable babillage né de plusieurs millions de races focalisant leur destin vers des contrées ignorées monte doucement, régulièrement, vibrant sans cesse. Ce chant étrange aux tonalités parfois harmonieuses, souvent cacophoniques, toujours animées d’une vie protéiforme, mime un singulier oratorio cosmique.

Chant colossal aux accents ténébreux dans sa grandiloquence, cet hymne cristallise toutes les confusions, toutes les amnésies.

Le vallon en contrebas se comble tour à tour d’angoisse, puis d’une tranquille sérénité retrouvée qu’outrepasse l’azur constellé de nuages plumassés dessinant leur insouciance. La lenteur calculée de l’errance générale dissimule des agitations locales, parfois extrêmes, parfois purement ludiques. Mais la horde baroque et turbulente continue à sinuer au creux d’une faille gigantesque.

Partant de nulle part, elle poursuit sa course au-delà des cimes effrangées de glaces qui cerclent l’arène bouillonnante où les espèces galactiques défilent, sans but apparent. Interloquée par cette réunion carnavalesque, la croix observe attentivement les participants à cette cérémonie perdurant immuablement ainsi depuis des millions de siècles.

Un pâle soleil dilate sans succès son œil morose et blême. Exubérante, une folle sphère coralline l’accompagne. Orbitant précipitamment autour de l’astre tutélaire, elle opiniâtre sa course. Plus petite que la première, cette innocente étoile brille infiniment plus. Dardant ses rayons vermillonnés par la puissance des réactions nucléaires exacerbant sa surface, elle diapre les plaines environnantes d’une atmosphère d’apocalypse. Deux lumières se juxtaposent ainsi, deux ombres aussi.

Deux ombres terribles. 

La fusion contre-nature de deux sources de lumière disposées tangentiellement à la caravane provoque le titanesque combat de deux armées monstrueusement déformées, luttant sans cesse avant de s’éloigner, puis se rejoignant encore en une étreinte aux ellipses illogiques. Captives aux pieds de chaque créature, les deux ombres ennemies ploient régulièrement, étirant parfois un grêle appendice que l’atmosphère ténue lacère aussitôt avant de recommencer, encore et encore.

Brutalement, les échos dissonants et lointains de la meute assoupie s’estompent.

Dans la gloire hallucinée des deux astres munificents, une longue stridulation s’élève. Faible au début, elle prend rapidement une ampleur déchirante. Un cri d’amour. C’est un cri d’amour ! Nullement les halètements rauques d’un amour physique obnubilant les sens tout en claquemurant provisoirement les âmes.

Non. S’élevant en colonnes de lumières translucides, en geysers de sons cristallins, une véritable musique des sphères envahit désormais par vagues une ancienne cathédrale de haine.

Le combat est inégal.

Flamboyant, l’amour séraphique n’éprouve aucune difficulté à vaincre la torpeur, la peur, l’indifférence. Surgissant du creux de toutes les vallées, se répondant en échos multiples à travers les crêts déchiquetés, s’exsudant continûment de tous les êtres constituant la troupe bariolée, l’amour enveloppe chaque atome circonscrit à l’intérieur de l’horizon. Des fragrances inconnues déferlent. Engloutissant les vallées, elles montent enfin jusqu’à la croix perchée en position sommitale. Liens arachnéens et sensuels, ces senteurs apaisantes renforcent encore l’invraisemblable force de l’amour, si pur, si glorieusement déparé de ses habituels attributs infamants, qu’il n’en exprime plus alors que la forme virginale, la quintessence.

Ornée de jaspures sombres, la croix gigantesque fait alors quelque chose d’insensé.

Vibrant sourdement, elle se décroche brutalement de son assise rocheuse. Telle une javeline de diorite propulsée par une déité antique, elle plonge vers le sol, illustrant crûment ainsi le spectacle dément d’un lourd gibet à la rigidité compassée se propulsant vers la terre nourricière.

Evitant l’essaim bruissant encore de mille exhalaisons amoureuses, la sculpture écartelée s’enfouit dans un sol spongieux gorgé d’un liquide ressemblant à s’y méprendre à un lac d’or en fusion.

Mais la lagune paludéenne dans laquelle elle s’effondre n’est point constituée d’or liquide, ni d’électrum ou de tout autre métal précieux et liquéfié. Non, elle vient de s’immerger dans un océan glauque et miroitant à la fois, tiède et glacé, superbe et honteux, objet de fierté et source d’opprobre.

Elle s’immisce dans un marécage fangeux : l’âme d’un homme.

N’importe lequel, ceci est sans importance, car lorsqu’on sauve un homme on sauve toute l’humanité.

Dès que les flots évanescents l’eurent totalement engloutie, elle rougeoya doucement. Passant tranquillement par toutes les tonalités de rouge et de rose, du carmin le plus foncé au fushia, elle explosa. Un milliard de fragments de diorite pure s’éparpillèrent tumultueusement dans toutes les directions. Aiguisée comme une courte lame de silex longuement polie par un habile artisan, chacune de ces aiguilles transperça le cœur d’un démon sommeillant.

Guerrière et rédemptrice, chaque flèche accomplit son horrible besogne.

Déchiquetant les lambeaux ensanglantés d’un passé corrompu, haineux, envieux ou vil, elles souillèrent la lagune des remugles écœurants d’une vie vouée à l’abjection coutumière, aux vaines ambitions, aux mensonges calmes, presque sereins.

Brutalement les dards nigrescents devinrent lumière.

Lorsque chaque démon grimaçant fut éventré, lorsque les pestilentielles entrailles jonchèrent le palus aux relents innommables, les javelines se mirent à briller, étincelant d’une luminosité si pure, si intense, que même les étoiles les plus flamboyantes durent se détourner.

S’exhaussant enfin de la boue universelle, la croix rejaillit en majesté.

Leviathan lacustre aux ailes de géant, elle s’éleva placidement au-dessus des flots ridés par l’accumulation des vestiges indécents d’une humanité dévoyée et désormais absoute. Accélérant son ascension, elle se positionna au zénith de la caravane aux dimensions insensées, puis prononça trois mots si simples :

–           « Je vous aime »

Elle disparut alors dans un fleuve de lumière dont la largeur outrepassa les dimensions usuelles d’une galaxie toute entière.

La nuit retomba. »

…..

 

Prostrées, lovées sur elles-mêmes telle des anémones de mer repliant délicatement leurs tentacules afin de se protéger de la sournoiserie d’un prédateur efflanqué, quatre silhouettes s’alanguissaient, reposant calmement, presque angéliquement.

Nul bruit ne vint les déranger pendant de longues minutes. Soucieux de leur tranquillité, le temps s’assoupit un instant, fossilisant les frêles ombres recroquevillées sur un sol empierré.

Emmïgraphys fut la première à s’éveiller.

–           « Heliaktor ! Hiérophellyä ! Héraclite ! Réveillez-vous ! »

–           « Doucement… grommela le naufragé en massant ses épaules nouées. Je viens de vivre une aventure tellement incroyable que je ne parviendrai jamais à vous la conter »

–           « C’est la même chose pour moi, souffla la courtisane d’une voix entrecoupée de sanglots. Jamais. Jamais je n’aurais pu croire tout ceci possible »

–           « Nos nouveaux amis vivent dans un univers tellement baroque, si riche de visions nouvelles, que je comprends vraiment pour quelle raison ils n’ont jamais jugé utile de s’encombrer de l’embonpoint d’une technologie tatillonne »

–           « Et c’est une créature électronique qui conclut ainsi… » s’étonna Héraclite, tout en réalisant au même instant l’absurdité de sa remarque.

–           « Quoi qu’il en soit, s’émerveilla l’arcturien, ce premier voyage au pays des Daëdalus fut éreintant, magique, et d’une effarante saugrenuité »

–           « Tu étais une croix, toi aussi ? » s’enquit le philosophe.

–           « Pas du tout, je vivais au sein d’une coquille géante. Je mourrais et ressuscitais sans cesse ! »

–           « Moi aussi ! s’écria Hiérophellyä. Et je partageais cette coquille avec un oiseau géant qui me fécondait sans cesse. C’était merveilleux… »

–           « C’est étrange car dans mon cas il n’y avait ni mort, ni résurrection, reprit l’éphésien. Erreur ! Il y avait énormément de morts. J’étais même un massacreur de démons dont la férocité inapaisée était sans limite. Ma vie se vouait à l’extermination des replis obscurs et vils de l’âme humaine, puis à la sauvegarde bienveillante de toutes les espèces vivantes de la Galaxie. Quelle caravane exubérante ! Des milliards et des milliards d’êtres. Tous différents physiquement, tous unis en une volonté de rédemption, de quiétude et de sérénité retrouvées après les pièges d’une vie dédiée à la plus veule abjection »

–           « Tu étais une sorte d’ange ? »

–           « D’archange plutôt ! plastronna Héraclite. Puis il poursuivit. Et vous Emmïgraphys ? Qu’étiez-vous lors de ce premier voyage initiatique ? »

–           « Je me suis métamorphosée en une créature diaphane et rampante. Moi aussi je disparaissais, puis renaissais. L’accélération démente de ces réincarnations presque instantanées me déroute. J’en conçois difficilement le sens »

–           « Précisez vos émotions »

–           « Je me transformais parfois en feuille lancéolée ondoyante sous la caresse d’un vent invisible, en créature hérissonnée de piquants souples et rigides à la fois, mais… »

–           « Mais ? »

–           « Dans tous les cas un volcan grondait en moi. Une éruption maîtrisée brisait mes sens, me laissant alanguie, heureuse, profondément apaisée »

–           « J’y devine une connotation sexuelle très claire ! » intervint Heliaktor, totalement ravi de pouvoir investiguer en profondeur l’âme de la nymphe électronique.

Sans l’expliciter clairement, cette démarche inédite abondait dans le sens du philosophe qui, depuis leur première rencontre, affirmait qu’Emmïgraphys avait une âme, une sensibilité, une personnalité affirmée et une réelle sensualité.

–           « Cette approche est peut-être un peu superficielle, reprit Héraclite. Car si cette description matérialise clairement la montée irrépressible d’un désir tangible, l’origine de ce dessein demeure abscons pour nous. N’y décerner qu’une envie de satisfaire une pulsion sexuelle est hâtif »

–           « Tu as une meilleure analyse ? » maugréa le naufragé.

–           « Pas pour l’instant. Mais nous n’en sommes qu’aux balbutiements de nos échanges conceptuels avec les Daëdalus. Et je pense que les jours à venir seront édifiants »

–           « Il y a une chose que je ne comprends pas » reprit en écho la sentinelle.

–           « Laquelle ? »

–           « Nous n’avons nullement découvert l’univers des Daëdalus lors de ces voyages. Nous avons sombré au cœur de nous-mêmes avec une évidente volonté de rédemption. Mais nous n’avons pas vu nos hôtes à carapace plate dans leur environnement, ni découvert leur façon de vivre, d’échanger, de communiquer »

–           « C’est exact reconnu le philosophe. Mais cette première exploration avait probablement pour simple fonction de nous présenter le canevas de ce qu’ils peuvent mettre en œuvre afin de dessiller les esprits. La suite sera probablement encore plus passionnante. Même si cette première expérience est déjà terrifiante »

–           « Pour compléter ce que vous dites, renchérit l’arcturien, nos voyages eurent lieu au sein d’un espace-temps traditionnel. Or les Daëdalus vivent dans cinq dimensions physiques et deux dimensions temporelles »

–           « Là encore, commença la sentinelle, je crois qu’ils tenaient à nous faire effleurer leur univers. Nous imposer immédiatement le capharnaüm de leurs dimensions excédentaires ne pouvait que nous conduire à la folie »

–           « Et à d’effroyables maux de tête » conclut son compagnon.

–           « Nous allons bientôt être fixés, surenchérit la courtisane tout en remettant un peu d’ordre dans sa toilette. Nos amis nous rejoignent »

Se dandinant comiquement, les deux Daëdalus se rapprochaient effectivement du petit groupe des rescapés des ténèbres. Ils n’étaient plus deux par ailleurs, mais une dizaine. Et leur aspect physique avait considérablement changé.

C’était un euphémisme…

S’ils avaient toujours la même apparence superficielle, la même taille, la même pratique assurée de l’ondoiement au-dessus du sol, leur couleur s’était métamorphosée. Ou plutôt leurs couleurs, car les reflets uniformément ocre et rouille provoquant lors du premier contact un sentiment de terne monochromie, n’étaient plus qu’un souvenir diffus.

Les Daëdalus scintillaient désormais !

Leurs corps larges, aplatis, flamboyaient d’opales iridescentes sans cesse mouvantes semblant glisser doucement sous une peau de miel et de soie mêlés. La dominante était pastel, mais quelques foyers intenses, très foncés, apportaient force et vigueur à leur parure.

Un marécage aux tons mercuriels et soigneusement semés de paillettes d’or s’offusquait brutalement au passage impérieux d’un torrent d’émeraudes virevoltantes. L’immodestie affichée d’une résille carminée aux motifs arachnéens le disputait à la sérénité d’un voile indigo parsemé d’argent.

Mais si l’infinie palette des couleurs se moirant dans les eaux d’un lac aux proportions insensées défiait partiellement les capacités d’observation humaine, l’éruption fulgurante des deux dimensions supplémentaires avivait la peur, créant au cœur de chacun un ouragan de sensations voluptueuses et nauséeuses. Le regard se noyait, la perception se sublimait. L’attention ne pouvait être maintenue plus de deux ou trois secondes.

Les corps des Daëdalus se dilataient, s’enflant titanesquement avant de se réduire à l’épaisseur d’une feuille impalpable sous la caresse d’une lumière diffuse. Le sol lui-même bougeait sans cesse. Respiration cyclopéenne d’un géant aux mains moussues, le chemin oscillait au rythme lent d’un cœur stellaire.

Les humains ne pouvaient guère faire autre chose que fermer les yeux, les rouvrir, les clore encore. Positionner les doigts devant des iris dilatés par une souffrance délicieuse et perverse ne servait à rien. Sous les effets conjugués des deux dimensions supplémentaires, la lumière se courbait, pénétrant derrière les doigts humides de sueur, déchiquetant la peau, s’insinuant nonchalamment par chaque terminaison nerveuse avant d’exploser enfin au centre du cerveau. Aigretté de nimbes citrins et pétrifié d’angoisse, le quatuor s’effondra au sol, se dissimulant la tête entre les bras tout en espérant que le cataclysme des formes et des lumières s’estomperait promptement, calmant ainsi les égarements convulsifs d’une raison défaillante.

Lorsqu’ils rouvrirent enfin les yeux, les Daëdalus avaient conservé leurs somptueuses parures colorées, mais le brouhaha dimensionnel avait disparu.

L’environnement avait beaucoup changé aussi.

Terrassée par les visions cauchemardesques du début, leur attention s’était focalisée sur leurs nouveaux amis moirés de lumière, et non sur le site. L’immense cavité n’était plus sombre, rugueuse et sobrement taillée en son sommet de millions de petits opercules laissant chichement passer la lumière.

Désormais elle irradiait.

Haute d’environ cinq mètres, elle s’ornait de délicates ciselures émaillant une paroi faite d’un matériau inconnu, mais qui pouvait s’assimiler à certaines pierres dures terrestres, quartz et sardonyx plus particulièrement. Brillantes et soyeuses à la fois, les parois donnaient l’impression de respirer, d’espérer. On ne pouvait douter qu’une simple caresse, aussi légère soit-elle, occasionnerait un frissonnement ou un soupir amusé. Quant aux orifices de lumière constellant la voûte, ils conservaient leur fonction première, mais seuls quelques oculus continuaient à diffuser la triste lumière de l’astre poussif trônant au centre du système solaire d’Olzzyvar. Les autres déversaient une douce luminosité incarnadine conférant à l’ensemble de la caverne une quiétude avenante.

Un lieu de paix et de sérénité.

–           « Nos amis me prient de les excuser pour le traumatisme subi, commença Emmïgraphys. Ils se doutaient bien que l’apparition brutale de cinq dimensions spatiales pour des esprits seulement rompus à trois serait épuisante. Mais, apparemment, ils n’imaginaient pas à quel point cela serait dévastateur »

–           « Ce n’est pas grave, balbutia Hiérophellyä, tout en se tenant toujours la tête. Ils ne pouvaient pas deviner »

–           « Bien sûr. Mais ils insistent vraiment pour que je traduise leur désolation »

–           « Vous pouvez les remercier pour leur compassion » souffla doucement Héraclite.

Amaranth conservait les paupières hermétiquement closes, paraissant redouter le moment où il devrait enfin rouvrir les yeux.

–           « Vous pouvez desserrer les paupières, le rassura la sentinelle. Nous ne sommes pas aveugles »

–           « J’espère, soupira-t-il. Mais cette expérience était bien plus douloureuse que celle vécue à l’intérieur du vaisseau des Tonaxares »

–           « C’est normal, reprit la jeune femme. Dans le Thörhionnh vous aviez appréhendé une perception aseptisée d’un univers à six dimensions »

–           « Ici c’était la réalité dans toute son outrance ? Les dimensions additionnelles avaient totalement pris leur essor ? »

–           « Totalement »

–           « Je comprends mieux pourquoi mon cerveau pulse lentement telle une méduse remontant vers la surface. J’ai la désagréable impression que l’on m’a instillé une éponge dans le cerveau et que cette dernière ne trouve rien de mieux que de se vider tranquillement dans mon crâne »

–           « Moi aussi, acquiesça Héraclite. Mais cette expérience, pour désagréable qu’elle soit, demeurera un souvenir exceptionnel »

–           « Un peu masochiste quand même » grommela Heliaktor, tout en se décidant enfin à ouvrir les yeux sur le monde des Daëdalus.

Le silence s’imposa de lui même.

Avec quelques difficultés, Emmïgraphys se concentra sur les pensées tumultueuses de la horde de Daëdalus qui les entourait en orbes concentriques.

L’exercice était difficile, mais la sylphide avait déjà amplement démontré sa pugnacité et sa facilité, presque légendaire désormais, à se fondre dans les environnements psychiques les plus complexes. Toutefois l’approche était ardue car les Daëdalus n’avaient pas de langage, du moins dans le sens humain du terme. Par ailleurs, ils avaient développé une civilisation sophistiquée susceptible de se stratifier simultanément sur des plans très différents. Enfin, ils avaient délibérément exclu toute technologie, privilégiant en quelque sorte le fond au détriment de la forme.

La fée électronique étant issue d’une civilisation ayant mis en œuvre une démarche exactement inverse, les liens potentiels étaient ténus et les points d’ancrages bien difficiles à identifier.

Elle y parvint toutefois pour la seconde fois.

–           « Nos nouveaux amis sont enchantés de nous recevoir. Ils nous proposent de visiter une petite partie de l’immense cavité qu’ils occupent ici et qu’ils nomment : Liih. Pour autant, naturellement, que je transcrive correctement ainsi le flot d’images mentales que ceci représente »

–           « Liih nous convient bien, rassura le philosophe. Mais ne craignent-ils pas que nous ne puissions réellement voir leur environnement ? Nos sens paraissent incapables d’absorber sereinement le choc lié à la découverte de leur univers »

–           « Pour tout dire, argumenta le naufragé, je ne tiens pas à subir perpétuellement des céphalées dévorantes et sentir sous mes paupières des myriades de grains de sable m’écorchant les yeux »

–           « Ils vont prendre toutes les précautions nécessaires. Le voyage que nous allons effectuer avec eux s’organisera dans trois dimensions. La pression des deux autres dimensions que nous ne pouvons pas supporter, ni réellement appréhender par ailleurs, sera maintenue dans des proportions anecdotiques. Ceci restera donc du domaine du supportable, s’apparentant probablement à l’environnement du vaisseau des Tonaxares lorsque vous avez pénétré à l’intérieur d’un Alphaëon » conclut-elle en observant Heliaktor à la dérobée.

–           « Bon, soupira ce dernier. Allons-y. Mais… »

–           « Oui ? »

–           « Pourquoi sont-ils aussi nombreux désormais ? Sommes-nous considérés comme des bêtes frustes et curieuses ? »

–           « Absolument pas. Les Daëdalus ont un très grand respect pour les autres races vivantes, intelligentes ou non. Leur démarche est innée : la curiosité, tout simplement »

–           « C’est probablement l’une des rares qualités que nous avons en commun avec ces êtres si différents » souligna l’hétaïre minoenne à voix haute.

–           « Probablement admit l’arcturien. Mais chez les humains cette qualité, véritablement indispensable au progrès spirituel, peut rapidement devenir un défaut »

–           « L’ouverture de la fameuse boite de Pandore, renchérit l’éphésien. Mais si la curiosité peut devenir chez l’Homme un cruel défaut, ce n’est pas l’acte de curiosité intellectuelle ou la transgression qui s’ensuit qui est en cause »

–           « Non. C’est l’usage insidieux, inquisiteur et manipulateur, que l’humain peut être amené à en faire » admit l’errant d’éternité, à l’évidence totalement remit désormais.

–           « Nos civilisations surent faire beaucoup et détruire aussi vite » conclut la sentinelle en forme d’épitaphe.

Puis, après un bref moment :

–           « Suivons-les ! »

La cohorte s’ébranla doucement, formant un somptueux équipage.

Sans avoir l’importance et la magnificence gothique de l’immense caravane vue par Héraclite lors de l’angoissante immersion au sein de son moi profond, le cortège était étrange, bariolée. En tête, une dizaine de Daëdalus aux carapaces bigarrées se dandinait en rythme. Puis, après un petit espace vide, suivait l’une des deux premières créatures plates accompagnant les humains du Chrysaör depuis le début. Ponctuant chaque méandre d’un signal lumineux violacé parcourant la délicate arête centrale partageant la dorsale de sa carapace, elle paraissait vibrer de plaisir. Héraclite se positionnait à la suite, dressant sa haute stature au-dessus de la mêlée tout en tournant la tête dans tous les sens afin de se repaître au mieux des visions qui ne tarderaient point à enivrer son regard sombre et scrutateur.

Emmïgraphys arrivait ensuite. Ayant définitivement renoncé à remettre de l’ordre dans l’apocalypse de sa chevelure ébouriffée, elle tirait énergiquement sur les pans de sa robe un peu trop échancrée et diaphane, car elle ne souhaitait nullement provoquer leurs hôtes en s’affublant de tenues trop exubérantes. L’améthyste de ses yeux se focalisait sur dix endroits en même temps afin de ne rien oublier.

Le second Daëdalus la suivait, glissant par moment les voiles virevoltants de l’extrémité située en amont de son corps très près des talons de la jeune femme. On pouvait éventuellement déceler dans cette attitude quelques sentiments humains, la curiosité, le besoin d’une présence, la démonstration fulgurante et hâtive d’une étrange amitié extraterrestre. Ou tout autre sentiment….

Toute comparaison ou interprétation ne pouvait être qu’anthropomorphique et sans fondement.

Le colosse et sa maîtresse fermaient la marche en se tenant par la main, comme si ce frêle lien charnel pouvait les protéger de l’indicible. Un peu plus loin en arrière, une meute ondoyante d’une trentaine de créatures plates suivait doucement. Amaranth eut parfois le sentiment qu’elles pouffaient.

Absurde bien sûr.

Après quelques minutes, ils s’engagèrent enfin dans une partie à la fois très haute et considérablement plus étroite. Etrangement, l’espace semblait emprisonné entre les doigts délicats d’un géant invisible. Engoncés dans une luminosité verte, ils pénétrèrent dans un sillon évoquant irrésistiblement la partie inférieure d’un losange très en hauteur. Ils avançaient désormais au milieu d’une figure géométrique à la symbolique absconse, une abstraction en forme de paysage. L’impression première était saisissante. Cette ouverture se prolongeait très loin à travers la chair irisée du satellite. Elle découpait l’espace de lignes acérées tout en se parant de filaments multicolores ondoyant sans cesse. On pouvait assimiler ces excroissances longilignes à des algues gigantesques se laissant délicatement porter par un courant marin.

La voûte s’effondra brusquement.

Le losange, étiré en hauteur jusqu’à présent, se transforma rapidement en figure écrasée mimant pathétiquement un sourire de mort.

Les dimensions excédentaires étaient parfaitement maîtrisées par les Daëdalus, mais leurs déroutants contrastes se faisaient cruellement sentir ici. Le quatuor eut soudain l’impression d’avancer à l’intérieur d’une énorme masse de glu parme et légèrement luminescente. La progression devint aussi difficile qu’à l’intérieur d’un marécage. Chaque pas devenait lourd, informe. Chaque effort demandait un temps infini.

Le plafond bascula. Mû par une pulsion suicidaire, ils continuèrent, plièrent les genoux, puis durent s’allonger, ramper. Une substance douce, écœurante, s’immisça insidieusement le long de leur peau, éloignant l’étoffe de leurs vêtements vers l’arrière du corps. Puis la glu pénétra leurs yeux, la bouche, les narines, jusqu’au terrifiant moment où l’étrange matériau opalescent envahit enfin leurs poumons.

La panique à l’état pur ! La terreur indicible. L’atroce sensation d’une fin imméritée, d’une mort prochaine, atroce, longue. Très longue.

Le piège se referma.

La traversée dura un an. La traversée dura quelques interminables secondes.

Puis, avec soudaineté, l’azur reprit ses droits.

Décontenancés, les quatre occupants du Chrysaör se retrouvèrent, pantelants, les vêtements outragés, l’air hagard.

–           « Que c’est-il passé pendant toute cette année d’horreurs visqueuses ? » s’étrangla Heliaktor.

–           « Mais quelle année ? hurla l’éphésien en exorbitant les yeux. Cette horreur n’a duré qu’une seconde ! Mais quelle seconde… »

Emmïgraphys et la courtisane se regardèrent quelques instants, essayant sans succès de remettre un peu d’ordre dans leurs toilettes. Celles-ci s’ornaient tristement d’un gris ardoisé recouvrant uniformément les robes partiellement déchirées après l’interminable passage dans le maelström.

Après deux brefs échanges télépathiques avec l’un des deux Daëdalus qui les accompagnait depuis le début, la sylphide expliqua.

–           « Nous venons d’appréhender, ô certes très fugacement, très imparfaitement, leur double positionnement temporel »

–           « Mais pourquoi cette expérience abjecte au sein d’une boue insidieuse ? »

–           « Afin que l’intensité dramatique du moment nous permette de mieux comprendre la dualité du temps. Selon l’expérience personnelle de chacun et sa configuration psychique du moment, ou simplement sa place dans le défilé, nous avons pu juxtaposer deux temps différents. Allant fort heureusement dans le même sens, mais à des rythmes infiniment différents »

–           « Je comprends mieux… s’émerveilla le philosophe. Le même phénomène peut être ressenti ou vécu comme un souffle ou comme une longue épreuve. Tout dépend de l’individu, d’un choix personnel ou d’un environnement spatial »

–           « Exactement »

–           « Cela permet ainsi, avec beaucoup d’entraînement et plusieurs expérimentations préalables, de vivre certaines périodes de la vie à des rythmes incomparablement décalés par rapport à notre temps sagittal ronronnant toujours à la même vitesse de perception »

–           « Si j’ai bien compris, sourcilla Heliaktor, en domestiquant les arcanes de ce temps dédoublé on peut vivre à toute allure des moments douloureux, ou simplement ternes, mais aussi éterniser les moments les plus agréables, les plus émouvants, les plus langoureux ? »

–           « Les plus voluptueux aussi ? » s’informa Hiérophellyä en frissonnant à cette idée.

–           « Absolument. Vous pouvez immortaliser la joie et le plaisir tout en minimisant la peine et la douleur »

–           « Un orgasme de mille ans… » songea le colosse à voix basse tout en envoyant une œillade non équivoque à la pulpeuse minoenne.

–           « Que dites-vous ? » s’informa la fée électronique.

–           « Rien, rien » balbutia-t-il en rougissant.

La caravane reprit son placide périple à travers un paysage apaisé. Le corridor géométrique aux arêtes mouvantes avait laissé la place à un long tube translucide.

Ce dernier enchaînait d’innombrables circonvolutions au milieu d’un vallon ombragé où paissaient des animaux assez massifs. Prolongeant leur corps en forme de tonneau par un long cou annelé que poursuivait une tête plate hérissée de dizaines de petites cornes à l’aspect feutré, ils s’agglutinaient en troupeaux clairsemés, folâtrant au sein de grasses prairies ondoyantes.

–           « Ce sont des animaux de compagnie » précisa la jeune femme.

–           « Mais ils ne se nourrissent pas de leur chair ? » s’étonna le naufragé.

–           « J’ai dit des animaux de compagnie insista-t-elle. Pas des animaux de consommation. Les Daëdalus sont totalement au-delà de ces contingences matérielles »

–           « Comment peuvent-ils communiquer avec ces êtres balourds ? »

–           « Ces êtres ne sont pas balourds ! reprit-elle sur un ton professoral et légèrement agacé. Bien que dénués de l’intelligence finement inquisitrice de nos nouveaux amis, ces animaux -qu’ils nomment Zylacanthes- les comprennent. Ils sont tout à fait en mesure d’échanger avec eux des idées conceptualisées selon leurs critères »

–           « Fascinant ! s’extasia Héraclite. Pouvez-vous dialoguer avec ces Zylacanthes ? Ce serait probablement très intéressant »

–           « Je vais essayer »

Son front se perla rapidement de gouttelettes de sueur illustrant l’intensité de sa concentration.

Elle ferma les yeux. Les rouvrit.

Recommença.

–           « Impossible ! » reconnut-elle, un peu déconfite après ce premier échec.

–           « Demande à nos amis les raisons de cette impossibilité » s’impatienta l’arcturien.

Le conciliabule silencieux dura quelques minutes.

Vu de l’extérieur, les mimiques affectant le visage d’Emmïgraphys étaient comiques. Experte en communication télépathique, elle ne parvenait point encore à rigidifier ses attitudes. Ne pouvant demeurer impassible, elle donnait l’impression saugrenue de soliloquer éternellement face à une créature totalement silencieuse et parfaitement immobile.

–           « Ils m’ont expliqué les raisons de cet échec »

–           « Alors ? »

–           « Dialoguer télépathiquement avec des créatures d’un niveau intellectuel plus rustique nécessite un protocole d’échange rigoureux. Protocole que les Daëdalus maîtrisent parfaitement, mais dont je n’ai naturellement nulle connaissance. Sans cette indispensable clef, il est totalement impossible de communiquer avec eux »

–           « Dommage ! soupira la courtisane. Nous n’aurons pas l’occasion de discuter avec les Zylacanthes. Mais les informations glanées auprès de nos nouveaux amis à la carapace plate seront suffisamment passionnantes, fructueuses même, pour enrichir de nombreuses semaines de partage d’expériences »

–           « Certainement, rebondit Emmïgraphys. Nos hôtes sont naturellement curieux. Et notre odyssée les fascine »

–           « Tant mieux, reprit Amaranth. Leur sagesse paraissant sans limite, leurs avis, conseils et remarques, nous serons très utiles aussi. Mais… »

–           « Mais quoi ? »

–           « Je réalise soudain une chose très curieuse qui ne m’avait guère effleuré l’esprit jusque là »

–           « Précisez » murmura la sylphide.

–           « Cette rencontre passionnante, même si certains éléments furent troublants, voire désagréables, est bien née d’une nouvelle architecture conçue par nous ? »

–           « Oui. Et alors ? »

–           « Jusqu’à présent, lorsque nous construisions une cathédrale de brume, et ceci quels qu’en fussent les acteurs, nous étions maîtres du jeu ? »

–           « Ce qui n’est nullement le cas ici ! avoua Héraclite en réalisant brutalement pour la première fois que leur construction mentale leur échappait singulièrement. Nous conservons notre libre arbitre : ils proposent et nous acceptons ou nous dénions. Mais ils conduisent le débat et nous découvrons chaque détail à leur suite. Nous ne précédons pas, nous suivons »

–           « Où se situe le problème ? » s’étonna Hiérophellyä.

–           « Mais, mais… nous devrions rester maître de notre création ! » s’étrangla Heliaktor.

–           « Ceci n’est pas essentiel, reprit Emmïgraphys. C’est même plutôt rassurant. Cela démontre deux choses. Nos cathédrales de brume sont de plus en plus réalistes. La frontière existant entre le réel et le virtuel, dans le cas présent en tout cas, se résume désormais à une lisière ténue, presque impalpable »

–           « Et la deuxième démonstration ? » s’enquit l’hétaïre, toujours friande des synthèses et analyses de la jeune femme.

–           « La seconde réside dans le fait que l’impact des civilisations intelligentes, mais non impliquées dans un processus technologique, est probablement plus déterminant que nous ne l’imaginions jusque là »

–           « Tu veux dire que les espèces intelligentes et non prédatrices sont supérieures aux autres ? »

–           « Je n’en sais rien. Mais ces civilisations ont développé des investigations pertinentes dans des voies dont nous ne connaissions même pas l’existence. En ce sens elles nous sont supérieures »

–           « Ceci est très vrai, parfaitement logique même, reprit Héraclite en s’enflammant. N’ayant nullement comme objectif la quête désespérée de satisfactions et de pouvoirs qu’ils ont déjà en eux, ils purent au fil des millénaires défricher des territoires inédits. La précellence d’une technologie outrancière n’existe que pour pallier une insuffisance structurelle. Elle remplace simplement ce que l’on ne possède pas de façon innée. Elle ne peut être une fin en soi. Quel fantastique espoir pour nous ! À leur contact nous pourrons développer des potentialités inconnues, parcourant ainsi avec eux quelques marches du grand escalier cosmique dont nous piétinons toujours les mêmes fondations depuis des millénaires »

–           « N’exagérons pas » tempéra le naufragé qui n’était point adepte de l’auto flagellation.

–           « J’affirme et je maintiens ! s’empourpra Héraclite. L’humanité a fait d’innombrables progrès matériels, ces mêmes avancées cardinales qui ont fini par la détruire partiellement et l’aveulir totalement. Mais ces évolutions demeurent limitées, cantonnées à des sphères spéculatives restreintes. Nous le voyons bien lorsque nous comparons nos moyens et notre aire de liberté par rapport aux Alphaëons ou aux Unulphodyamanthës. Qu’en est-il de nos avancées significatives quant à la découverte de notre être intime ? De cette impalpable lumière qui sommeille en nous depuis des millénaires et que nous n’éveillons, parfois, que pendant quelques courts instants tout au long d’une vie ? »

–           « Euh… hésita le colosse. Il est vrai que dans ce domaine, nous tournons en rond depuis quelques siècles »

–           « Nous tournons en rond depuis des millénaires ! tonna l’éphésien. L’accomplissement de soi par des moyens autres que matériels, se cantonne toujours stérilement à quelques démarches contraignantes et frustrantes qui satisfont, au mieux, 1% de l’humanité. Vous aimeriez être un anachorète perdu au milieu du désert ? »

–           « Non. Pas vraiment »

–           « Pas vraiment… Or nos solutions spirituelles sont généralement compliquées, évasives ou fallacieuses, faisant couramment référence à des introspections dont l’issue est décevante, parfois fatale. Dans les autres cas elles sont inféodées à des croyances religieuses ou morales dont l’éthique est rarement critiquable, mais dont les concrétisations sont généralement excessives et cruelles. L’Inquisition et les fanatismes idéologiques, sectaires ou religieux, en illustrent tragiquement quelques exemples flagrants. Nos champs d’application sont étriqués dès que l’on travaille sur soi. Les Daëdalus peuvent nous permettre de découvrir de nouvelles pistes de réflexion, une nouvelle orientation à notre vie »

–           « Le travail à accomplir est effectivement colossal » admit Amaranth en se frottant dubitativement le menton.

–           « D’autant plus, surenchérit la sentinelle, que nous ne parlons ici que des créatures habitant notre Galaxie »

–           « Que veux-tu dire ? » s’étouffa la courtisane en tirant distraitement sur les pans de sa courte tunique.

–           « Nous avons la chance de naviguer à une vitesse proche de celle de la lumière et dans une direction diamétralement opposée au centre de la Galaxie, tout en nous éloignant simultanément du plan de celle-ci »

–           « C’est à dire ? »

–           « Nous nous isolons donc des contrées à forte densité stellaire. Grâce à notre vitesse subluminique nous serons rapidement en dehors du bras d’Orion dans lequel se situe les anciens territoires de la Ligue, des Tonaxares et l’Empire naissant des Alphaëons. Nous quitterons donc insensiblement la Galaxie et le halo qui la nimbe »

–           « Que se passera-t-il après ? »

–           « Nous frôlerons quelques amas globulaires, dont le colossal amas d’Hercule, et nous plongerons enfin au cœur de la galaxie d’Andromède, notre gigantesque univers île jumeau »

–           « Dans trois millions d’années » soupira le voyageur immobile en haussant les sourcils.

–           « Deux millions huit cent mille ans, compléta la gardienne électronique. Au sein de ces contrées totalement vierges, d’autres civilisations nous attendent, et d’autres encore. Jusqu’à la combustion des siècles ! »

–           « Cette perspective donne le vertige » condescendit Héraclite tout en se massant les globes oculaires, comme si ce geste anodin pouvait dissiper l’incertitude, l’angoisse ; et une terrifiante espérance.

Pendant ce temps, totalement indifférents à l’âpre discussion agitant les humains, les Zylacanthes échangeaient placidement quelques images télépathiques avec la troupe des Daëdalus regroupés.

Le cortège s’ébranla doucement.

Emmïgraphys se retourna une fois encore, tentant infructueusement de recueillir dans les yeux plats de ces créatures candides quelques bribes d’émotion. Au moment où elle détournait la tête afin de reprendre son chemin avec le groupe, une fantastique bouffée d’images disparates, sensitives et gourmandes, l’envahit. Indescriptible avec des mots, cet échange furtif la combla. Un large sourire illumina son visage.

Elle décida de conserver précieusement pour elle cette émotion exotique et totalement étrangère dans l’acceptation la plus forte et la plus noble du mot. Comme un trésor secret que l’on enchâsse dans le terreau de nos rêves les plus inavouables.

Le voyage se prolongea huit heures, à moins que cela ne soit mille ans.

Harassé par un si long périple, frustré par la brièveté de cette première découverte de l’univers des Daëdalus, le quatuor découvrit certaines spécificités de ces créatures si désespérément plates qu’ils redoutaient toujours d’en écraser une.

Taraudé par cette interrogation un peu triviale, Amaranth demanda à la sentinelle de s’informer quant à leur réaction par rapport à la douleur physique. Avec quelques difficultés, Emmïgraphys s’enquit donc de savoir ce qui se passerait si l’on marchait ou si l’on tombait sur une partie de l’immense tapis ondoyant constituant le corps de leurs hôtes.

Contrairement à la question, embarrassée et sinueuse, la réponse fut claire et laconique :

–           « Essayez ! »

Ils discutèrent longuement afin de savoir si cela était bien courtois et prudent. Puis, qui le ferait. Après maintes tergiversations, l’ondine électronique se décida. D’un pas mal assuré, elle posa délicatement son pied sur la partie arrière de l’un de leurs deux premiers compagnons de route.

Le Daëdalus étant très plat, son pied ne put vraiment s’enfoncer. En fait il pénétra exactement de la moitié de l’épaisseur totale de la créature rampante.

Rien ne se passa.

Puis, avec une mine hallucinée et un peu déconfite, ses compagnons virent la jeune femme s’allonger totalement sur le dos du Daëdalus.

–           « Mais… mais que fais-tu ? » s’étrangla l’arcturien écarlate.

–           « Emmïgraphys est devenue folle ! » s’insurgea Hiérophellyä, effarée en songeant aux conséquences éventuelles.

–           « Rien de grave, rassurez-vous. Il m’a demandé de me coucher sur lui »

–           « Et tu l’as fait ? » s’horrifia le naufragé, doutant brutalement de la santé mentale de sa compagne d’éternité.

–           « Bien sûr »

–           « Mais… mais cela ne se fait pas ! »

Elle pouffa franchement, faisant délicatement tressauter ainsi la texture soyeuse et mouvante du Daëdalus servant actuellement de couche moelleuse.

–           « Restez calme. Il ne faut y voir ni une injure, car il me l’a demandé lui-même, ni je ne sais quelle connotation xéno-érotique. Nous n’allons pas faire l’amour ensemble ! » s’esclaffa-t-elle bruyamment.

–           « Faites attention quand même » suggéra Héraclite, s’inquiétant à la vue de leur amie mollement allongée sur une créature intelligente, accueillante pour le moment, mais dont les irisations sans cesse changeantes de la carapace souple démontraient un partage d’émotions assez intense.

La démonstration parut rapidement concluante à tous. Emmïgraphys se releva, riant encore, en faisant bien attention de ne point appuyer fortement sur son partenaire en se redressant.

–           « C’est très étonnant, conclut-elle, mais leur derme est très doux, soyeux. La texture de leur caparaçon de lumière est incroyablement souple et résistante. Lorsque je me suis allongée sur lui, mon corps s’est enfoncé de suite. Puis il s’est bloqué à mi-hauteur, donnant le sentiment confus que la créature était beaucoup plus épaisse que dans la réalité »

–           « Les deux dimensions supplémentaires qui texturent leur organisme doivent avoir un rôle dans cette résistance élastique » supputa Héraclite.

–           « Probablement. Quoiqu’il en soit, c’est une sensation étrange et très sensuelle »

Elle sourit encore en observant à la dérobée la mine renfrognée d’Amaranth.

Le premier voyage au sein des arcanes d’Olzzyvar prit fin après d’innombrables détours mettant en lumière quelques aspects de l’environnement des Daëdalus. Ils scrutèrent avidement des collines arasées chevauchées par d’étranges sculptures mimant des cavaliers de l’apocalypse figés pour l’éternité en une pathétique virevolte. Ils admirèrent des mers intérieures dont le miroitement acidulé brûlait les yeux tout en apaisant l’âme et au sein desquelles se lovaient des archipels ignorés, des cités lacustres flamboyantes, des radeaux ciselés de coraux s’enamourant d’édicules de calcédoine pure.

Plus loin, d’incroyables syringes aux ramifications labyrinthiques affolaient l’œil en exaltant l’esprit.

D’autres souvenirs encore : des semis de fleurs mauves congestionnant le firmament en nuages épars, l’arête dorsale d’un poisson gigantesque s’exhaussant d’un désert de sable roux, les fumerolles enserrant le tronc tortueux d’un arbre large de trente mètres et moins haut qu’un être humain.

Au-delà, des structures finement spiralées se prolongeaient sur des kilomètres, roulant doucement sur elles-mêmes tout en murmurant des sonorités iconoclastes, envoûtantes et d’une beauté vénéneuse. Côtoyant l’horizon, des chemins de pierre mêlés de mousse humide bruissaient doucement.

La juxtaposition de deux temps à la sournoiserie singulière déroutait totalement, confondant sans vergogne un instant de plaisir volé avec une longue attente stérile et muette. Une confusion des sentiments que relayait parfois la confusion visuelle issue d’une effervescence des formes, lignes et points de repère, dans un univers dans lequel chaque objet, chaque matériau, chaque atome, était à sa place tout en pouvant être… ailleurs !

Soucieux du confort de leurs invités, les Daëdalus n’abusèrent point des propriétés hallucinantes de ce kaléidoscope planétaire.

Mais le vertige venait vite aux humains déstabilisés par une vérité multiple, une réalité protéiforme et la perte définitive de toutes leurs certitudes, même les mieux chevillées au corps.

Après l’étonnant exercice de gymnastique effectué par Emmïgraphys sur une créature plate particulièrement patiente, ils échangèrent encore quelques synthèses.

–           « Ils sont ravis par notre détermination à mieux les connaître, analysa la jeune femme. Conscient de l’effort mental que tout ceci a pu représenter pour nous, ils nous proposent de quitter le Chrysaör afin que l’on se repose un peu. Ils reviendront nous voir la semaine prochaine »

–           « Très bien ! acquiesça la courtisane. Je ne serais pas hostile à une bonne nuit de sommeil »

–           « Moi non plus, reconnut Héraclite. Mais assurez-vous qu’ils reviendront bien. Nous avons tant de choses à apprendre à leur contact »

–           « Je m’en occupe » rassura la créature électronique, tout en démêlant méticuleusement sa soyeuse chevelure violine.

En quelques échanges télépathiques désormais soigneusement orchestrés, elle se fit parfaitement comprendre.

Tellement bien, qu’ils se revirent régulièrement pendant plusieurs siècles.

Protéiformes et dantesques : les « sphères de Dyson »…

Des structures colossales dérivant dans l'espace et s'alimentant de l'énergie provenant d'une ou plusieurs étoiles

Dans un article récent nous avions mis en lumière la possible existence d’entités étranges : les « cerveaux de Boltzmann ». Ces derniers sont le fruit d’une hypothèse qui prédit que les fluctuations de l’énergie du vide pourraient faire apparaître de façon aléatoire des « observateurs » dits Boltzmann Brains, lesquels pourraient venir en concurrence avec les observateurs humains dans l’observation de l’univers. Un « cerveau de Boltzmann » serait donc une entité consciente née d’une fluctuation aléatoire provenant d’un état fondamental de chaos thermique.

Nous abordons aujourd’hui une autre hypothèse mettant en œuvre des structures extrêmement complexes et sophistiquées : les « sphères de Dyson »…

En 1960, l’astronome Freeman Dyson publie l’article « Search for Artificial Stellar Sources of Infrared Radiation » dans la revue Science. Dyson suggère qu’une civilisation extraterrestre très avancée utiliserait le maximum d’énergie émise par son soleil. Dans ces conditions, Dyson propose de rechercher la présence de telles structures artificielles pour traquer l’existence d’extra-terrestres. Il s’inspire pour cela du roman de science-fiction « Star Maker » d’Olaf Stapledon.

Nous rappelons à cet instant que de nombreux commentateurs de notre premier roman : « Cathédrales de brume » établirent une vraie parenté entre les univers conçus par notre héros principal (Amaranth heliaktor) avec ceux décrits par Stapledon…

Pour en revenir à l’hypothèse de départ, une étoile encapuchonnée par une sphère artificielle serait très peu lumineuse, mais émettrait une très forte radiation infrarouge, provenant de la sphère de Dyson elle-même.

Or, plus une civilisation progresse, plus ses besoins énergétiques croissent. Nous sommes bien placés pour le savoir !

Pour une race extraterrestre ayant dépassé le potentiel énergétique de sa planète nourricière (là encore, cette problématique résonne crûment à nos oreilles…), son étoile devient alors une nouvelle source d’intérêt. Chaque soleil similaire au nôtre dégage énormément d’énergie dans l’espace, dont une très grande part pourrait être récupérée par un ensemble de collecteurs solaires répartis autour de l’étoile.

Une telle structure permettrait à une civilisation ingénieuse de se développer durablement sans se soucier des ressources spécifiques à sa planète d’origine. C’est ce que l’on appelle « sphère de Dyson ».

Selon la théorie, il existe trois grands types de sphères de Dyson.

Celles de type I ne couvriraient pas totalement leur étoile (on parle alors d’essaims de Dyson) et se comporteraient comme des réseaux de collecteurs en orbite. Indépendants ou en groupes denses, ils pourraient ainsi récolter l’énergie solaire et faire vivre des stations spatiales. C’est actuellement le type de sphère le plus réaliste pour un type de civilisation comme la nôtre. A condition -bien sûr- d’avoir préalablement validé le principe d’une véritable gouvernance mondiale pérenne et non assujettie aux caprices et aux egos de nos dirigeants…

Les « sphères de Dyson » de type II (on parle alors de coquille de Dyson) engloberaient dans une structure rigide quasiment toute la surface sphérique autour de l’étoile tutélaire. Elle cacherait ainsi sensiblement sa luminosité et pourrait même être aménagée à sa surface.

Pour simplifier, imaginons que la sphère soit placée à une distance égale à la distance Terre-Soleil et qu’elle soit dotée, à sa surface, de multiples biosphères et stations spatiales autoalimentées par l’énergie solaire collectée par la sphère… On peut aussi imaginer une coquille de Dyson couverte d’une épaisse atmosphère, et abritant des continents et des océans. Dans ce cas, le rayon de cette « coquille » serait égal à 150 millions de kilomètres !

Mise en rotation, la coquille de Dyson pourrait créer une pseudo-gravité par force centrifuge au niveau de son équateur. Toutefois, les forces de tension, effets de marée et contraintes mécaniques créés par l’étoile la rendraient instable. Une sphère de Dyson étant creuse, elle ne peut pas créer de force gravitationnelle uniforme vers sa face interne. L’atmosphère, les continents et les océans tomberaient donc vers le soleil ! Dans cette perspective, il faudrait alors disposer la biosphère sur la face extérieure, et s’arranger pour que l’énergie collectée puisse également servir à éclairer la phase obscure.

Il resterait encore l’épineux problème lié à une très faible gravité Il faudrait donc considérablement accroître la pression atmosphérique pour compenser la faible gravité. La mission n’est donc nullement impossible, mais le travail est colossal et outrepasse totalement nos capacités actuelles…

Plus sophistiquées encore, les « sphères de Dyson » de type III (on parle alors de bulles de Dyson) seraient constituées de statites (mot juxtaposant statique et satellite) : des satellites suspendus à d’énormes voiles solaires et « flottant » grâce à la pression des radiations solaires afin de ne pas être soumis à la force gravitationnelle de l’étoile. Un statite devrait avoir une densité de l’ordre de 0,75 g/m² afin de voguer à une distance égale à celle séparant notre Terre du soleil. Cette méthode a l’avantage de nécessiter beaucoup moins de matière, mais les meilleurs matériaux actuels à base de fibres de carbone atteignent les 3 g/m². On est donc très loin du compte…

Nébuleuse galactique ou sphère de Dyson ?

Au niveau des principes généraux nécessaires à la construction de ces gigantesques « sphères », une étoile contenue dans une sphère de Dyson ne serait pas directement visible de l’univers extérieur car la structure artificielle l’entourant la dissimulerait totalement (au moins dans l’hypothèse de type II). Toutefois, la sphère de Dyson émettrait elle-même une quantité équivalente d’énergie sous forme de lumière infrarouge à cause de la transformation du rayonnement de l’étoile en chaleur. De plus, comme les sphères de Dyson seraient composées de matière solide au lieu de gaz chauds, le spectre d’émission de la sphère de Dyson ressemblerait plus au spectre d’un corps noir qu’à celui d’une étoile ordinaire.

Pour augmenter le gradient de température l’efficacité du processus de récupération d’énergie, les astucieux « architectes cosmiques » pourraient réfléchir la lumière de la surface intérieure de la sphère vers certaines zones de sa surface extérieure. Par ailleurs, une structure de ce type modifierait les caractéristiques spectrales propres de l’astre central car elle renverrait du rayonnement vers l’étoile…

Naturellement, cette séduisante hypothèse titille immédiatement l’imagination de tout romancier de science-fiction (ce fut déjà le cas pour L. Niven avec « L’anneau-monde », L. Genefort avec « Le cycle d’Omale » ou J. M. Aguilera avec « Mondes et démons » par exemple). Pour ceux qui -comme nous- écrivent à quatre mains, cette théorie décuple encore la créativité et le pouvoir fantasmatique…

On peut ainsi concevoir des « sphères de Dyson » qui ne se contentent pas de capturer toute l’énergie d’une étoile « normale » comme notre soleil, mais on peut imaginer le même principe organisé autour d’une géante bleue (comme Rigel par exemple), mais aussi autour d’un système double, voire d’un… trou noir !

On se prend à rêver en observant une structure domptant l’énergie cannibalisée par un trou noir et qui permettrait peut-être alors de franchir ces « portes d’abîme » permettant de relier deux points très distants de notre univers en un millième de seconde…

On peut même concevoir une « sphère de Dyson » englobant une galaxie elliptique en se nourrissant de l’énergie de ses centaines de milliards de soleils !

On peut aussi utiliser les fantastiques propriétés de la gravitation quantique (que ce soit par le biais de la Théorie des cordes ou de la Gravitation quantique à boucles) afin d’optimiser encore ces « archipels cosmiques » en leur conférant un statut énergétique et gravitationnel qui les métamorphose en univers en miniature.

Sachant que nos instruments d’investigations spatiaux décryptent moins de 5% de l’ensemble de notre univers, les potentialités réelles des « sphères de Dyson » sont donc presque infinies.

Or seul la compréhension de l’infini donne son vrai sens à la vie. Avec la mort…

Multivers : au-delà du « nombre de Graham » ?

Notre univers n'est peut-être qu'une infime partie d'un ensemble infiniment plus vaste : le multivers...

Lorsque l’on doit évoquer des quantités importantes, il faut prendre en compte des nombres extraordinairement grands. Dans ce cas, on utilise souvent l’expression « astronomique ». L’emploi de ce terme est parfaitement approprié car les nombres les plus élevés se situent généralement dans le domaine de la cosmologie.

Par exemple, le nombre d’atomes existant dans notre univers est égal à 10 puissance 80, soit cent millions de milliard de milliard de milliard de milliard de milliard de milliard de milliard de milliard d’atomes ! Ouf…

On obtient des nombres plus pharamineux encore lorsque l’on examine le nombre de combinaisons différentes dans des jeux aussi complexes que les échecs ou le jeu de Go.

Au sommet de cette impressionnante pyramide de nombres hallucinants, on trouve le nombre potentiel de théories incluses dans la Théorie des cordes, soit 10 puissance… 500 !

Ces quantités vertigineuses sont impressionnantes et difficiles à appréhender concrètement.

Toutefois, ces nombres colossaux sont des nains par rapport à leurs homologues mathématiques, car on est alors réellement en proie au vertige.

Le plus grand nombre entier utilisé dans une démonstration mathématique s’appelle le « Nombre de Graham ». Il est si monstrueux que l’on doit utiliser des notations mathématiques spécifiques pour le représenter sur une feuille de papier. Il s’agit des « puissances itérées de Knuth » et des « flèches chaînées de Conway ».

D’une façon plus simple, on affirme souvent que si tout l’univers était composé d’encre, celle-ci ne suffirait pas pour écrire le Nombre de Graham en utilisant la notation arithmétique usuelle.

Mais on peut encore aller plus loin. Beaucoup plus loin…

Il existe en effet des suites croissantes de nombre entiers qui sont si puissamment « croissantes » qu’elles se multiplient plus vite que n’importe quelle suite calculable.

C’est le cas de la suite Rado(n) qui a été inventée par le mathématicien Tibor Rado. Or la suite Rado(n) croît tellement vite qu’on n’en connaît que les premiers termes. Actuellement, il est impossible de calculer avec précision les valeurs Rado(7) et Rado(8).

On comprend à cet instant que la simple appréhension d’une suite comme Rado(100) donne de fortes céphalées…

Mieux encore, en utilisant des mécanismes théoriques de calcul particuliers que l’on nomme « machines de Turing avec oracle » ou -plus plaisamment- « castor affairé », on peut construire une hiérarchie infinie de suites croissantes Rado(n) = Rado0(n), puis Rado1(n), puis Rado2(n), etc… chacune surpassant la précédente.

Les nombres qui découlent de ces suites « hypercroissantes » deviennent ainsi parfaitement affolants et outrepassent l’imagination la plus féconde.

Et pourtant… il existe peut-être des données plus hallucinantes encore !

Nous avons déjà évoqué ici la notion de « multivers », notion que nous abordons déjà dans « Cathédrales de brume » et que nous développerons dans les deux romans qui complèteront cet étonnant triptyque.

Ce concept est dérangeant, car imaginer des milliards d’univers en amont ou en aval du nôtre est difficilement compatible avec un cartésianisme classique, mais il n’est pas réellement nouveau.

D’Anaximandre à Whitehead, en passant par Nicolas de Cues, Giordano Bruno et Leibniz, elle traverse toute l’histoire de la philosophie et jalonne les grandes cosmogonies.

Toutefois, si cette théorie devait se confirmer, elle constituerait une révolution conceptuelle comparable à la rupture copernicienne.

Ce n’est pas seulement notre représentation du monde qui s’en trouverait transformée, mais également notre manière même de penser la physique et de concevoir la signification de ses modèles. Or la physique fait aujourd’hui face à un sérieux problème lié à la nature même de ses constantes fondamentales, car la plupart de ces grandeurs semblent spécifiquement adaptées à l’émergence de la complexité.

Si l’on souhaite échapper aux explications purement religieuses, il est clair que l’existence de multiples univers au sein desquels les lois physiques se structureraient indépendamment résoudrait la difficulté. Les paradoxes disparaissent effectivement si l’on suppose que les valeurs observées pour les constantes physiques ne sont qu’une réalisation particulière parmi une infinité d’autres.

Exactement de la même façon que nous nous trouvons sur une planète tellurique qui est un lieu très particulier et nullement représentatif du contenu moyen du cosmos, nous nous trouverions, au sein du « multivers », dans un univers hospitalier et très singulier quant à ses propriétés.

Dans le cadre de l’élaboration d’une image cosmologique globale, notre environnement direct n’est donc nullement représentatif du tout. L’existence même du « multivers » offre une solution élégante et concrète à certaines difficultés récurrentes de la physique théorique et s’inscrit dans une évolution non contredite jusqu’alors et que l’on peut résumer ainsi : la taille et la diversité du cosmos n’a jamais cessé de croître au fur et à mesure des découvertes scientifiques. S’il existe de multiples planètes, de multiples étoiles, de multiples galaxies, de multiples amas de galaxies, pourquoi n’y aurait-il qu’un seul univers ?

Différentes définitions du « multivers » s’affrontent. Toutefois, le « multivers » n’est pas en lui-même un modèle, mais une conséquence de modèles préexistants. Ces modèles n’ont pas été élaborés dans le but de créer des univers multiples mais pour répondre à des questions bien définies de physique des particules ou de gravitation relativiste.

Différentes théories prévoient clairement l’existence d’univers multiples, à commencer par l’une des mieux établies, des mieux testées et des plus élégantes : la Relativité Générale.

Le modèle d’Einstein, qui montre que la géométrie de l’espace-temps est façonnée par la matière qu’il contient, prédit effectivement un espace strictement infini dans deux des trois géométries utilisées en cosmologie. Si l’espace est infini, notre univers n’est qu’une minuscule bulle en son sein et tous les phénomènes possibles doivent se produire quelque part.

Ce n’est pas une possibilité mais une nécessité, car tout processus doté d’une probabilité d’occurrence non nulle doit être réalisé. Il existe ainsi une copie à l’identique de notre monde dont le passé est similaire au nôtre mais dont le futur peut éventuellement différer. Cet infini spatial suffit déjà à expliquer certains faits étranges. Ainsi, notre univers présente un haut niveau d’homogénéité primordiale car cet état particulier doit être présent quelque part dans le « multivers » et qu’il est propice à la formation des structures qui ont permis notre propre existence…

La Physique quantique, l’autre grand pilier de la Physique moderne, peut également conduire à l’existence d’univers multiples lorsque ses principes fondateurs sont interprétés strictement sans recourir à des postulats supplémentaires. La superposition quantique, qui n’est pas observée dans le macrocosme, ne conduit pas à l’usuelle projection du vecteur d’état mais plutôt à l’existence d’autres mondes dans lesquels se réalisent les différentes occurrences possibles de l’évolution du système.

L’existence du « multivers » est plus étroitement encore associée aux théories actuelles de la gravitation quantique. Il n’existe pas à l’heure actuelle de modèle absolument satisfaisant pour décrire les propriétés quantiques du champ de gravitation.

Mais deux théories bien différentes ouvrent des voies prometteuses pour explorer les méandres complexes de cette physique dont le graal est la fameuse « Théorie du Tout ».

Curieusement, chacune d’elle conduit à l’existence d’univers multiples…

La première de ces théories fascinantes est la « gravitation quantique à boucles ». Elle s’appuie sur le principe fondateur de la Relativité Générale : l’invariance de fond, c’est-à-dire l’absence de structures absolues. Elle propose un cadre cohérent pour décrire les propriétés quantiques de l’espace-temps. Dans ce contexte, elle prédit l’existence de « rebonds » au cœur des trous noirs qui permettent de concevoir leur structure interne comme des univers à part entière. On assiste alors à l’émergence d’un modèle darwinien de sélection naturelle des univers : chaque monde se reproduit par les trous noirs qu’il engendre et les lois doivent évoluer vers la forme maximisant la formation de trous noirs.

Ce constat ouvre des horizons infinis. Dans son livre : « Le destin de l’univers », l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet (qui nous a fait l’honneur de préfacer « Cathédrales de brume ») résume parfaitement cette situation en forme de mise en abyme : « Des deux questions « qu’y avait-il avant le big bang ? » et « qu’y a-t-il dans un trou noir ? », l’une donne la réponse à l’autre. Dans chaque trou noir il y a un nouveau big bang, c’st à dire un nouvel univers, sorte de phénix renaissant de ses cendres après chaque contraction symétrique du big bang… » (Le destin de l’univers – page 543).

La seconde théorie : la Théorie des cordes (ou Théorie des supercordes lorsqu’elle prend en compte les exigences de la « supersymétrie ») permet de résoudre certaines difficultés de la physique contemporaine : quantifier la gravité et unifier toutes les interactions fondamentales par exemple.

Mais cette théorie remarquable et très élégante implique l’existence de sept dimensions supplémentaires à la géométrie de l’espace.

Les lecteurs de « Cathédrales de brume » observeront immédiatement que nous avons largement utilisé cette singularité de la Théorie des cordes dans notre roman…

En affinant cette théorie, il est apparu que les manières de recourber ces dimensions supplémentaires sur elles-mêmes sont si nombreuses (environ 10 puissance 500 comme nous l’avons signalé plus haut) que la Théorie des cordes conduit à une quasi-infinité de lois physiques possibles.

En complément de cette surabondance déroutante, le modèle actuellement validé du big bang repose sur l’existence d’un processus inflationnaire, c’est à dire une augmentation démesurée de la taille de notre univers dans ses premiers instants, qui conduit à l’image d’un monde en perpétuelle inflation.

Des zones s’extraient parfois de cette inflation éternelle (comme notre propre univers dans sa phase actuelle) mais, examiné dans la globalité, le processus est continu et de nouveaux univers se crée sans cesse.

Dans les milieux de la cosmologie, cette théorie (dont Andrei Linde est le concepteur) est parfois comparée à un « multivers bulles de champagne »…

La conjugaison de la Théorie des cordes et du scénario inflationnaire conduit en tout cas à un « multivers » particulièrement riche et fécond dans sa capacité à rendre compte du réel. La première permet l’émergence de lois multiples, le second prédit des univers-bulles décorrélés les uns des autres. Dans chaque univers, la physique effective se structure indépendamment, donnant lieu à une impensable diversité, non seulement dans les faits, mais également dans les lois physiques.

Vous comprenez mieux ainsi la raison pour laquelle nous mettons en parallèle le caractère « colossal » du nombre de Graham, et le caractère tout aussi colossal et luxuriant d’un « multivers » qui symbolise une fantastique ode à la diversité.

Et nous avons bien besoin de ce symbole à notre époque…

Energie sombre et quintessence

La matière visible ne représente que 4% de notre univers

En décidant d’écrire ensemble, nous souhaitions concrétiser une ambition toute simple : faire partager à un large public une vision du monde et de nous-même qui convie à une découverte de l’autre.

Partant du principe que nos différences nous enrichissent et que chaque réponse est une nouvelle question, nous avons tenté de pousser cette exigence à son paroxysme.

Nos deux premiers romans : « Cathédrales de brume » et « Katharsis » en sont l’illustration…

Cette démarche s’articule autour de quelques axes déjà décrits ici.

Aujourd’hui, nous évoquerons plus particulièrement l’un d’entre eux que l’on pourrait décrire comme étant le « paradigme de l’iceberg ».

Chacun sait que 90% du volume d’un iceberg sont invisibles et dissimulés sous l’eau des océans. Dans nos romans, nous amplifions encore ce constat presque universel en nous appropriant totalement la phrase de René Char : « le visible n’est que l’épiphanie de l’invisible ».

Dans sa diversité et sa gothicité, le cosmos symbolise presque idéalement cette omniprésence de l’invisible. Omniprésence qui n’est dissimulé que par notre arrogance et notre volonté compulsive de tout maîtriser. En observant ce que nous faisons actuellement de notre planète et de l’avenir de nos propres enfants (les récents échecs du Sommet de Copenhague et de la Conférence de Doha démontrent que l’argent primera toujours sur notre propre survie…), on peut légitimement mettre en doute notre capacité à tout maîtriser.

Pour en revenir à l’univers et aux mystères de sa composition, les physiciens ont récemment démontré que la matière « visible »  de notre univers (celle qui est composée d’atomes) ne représente seulement que… 4% du contenu total !

Vous comprenez aisément la pertinence de la remarque de René Char et notre évocation de la symbolique de l’iceberg.

Le reste est composé de « matière noire » (26%) et d’ « énergie sombre » (70%), qui sont toutes les deux très mystérieuses.

On sait désormais que la matière noire est indispensable pour expliquer la formation des galaxies. Beaucoup plus massive que la matière atomique, cette matière noire n’interagit quasiment pas avec la matière et n’émet aucune lumière.

Depuis 2007, une cartographie précise fournie par le télescope spatial Hubble a confirmé le modèle cosmologique qui affirme que la formation des structures majeures de notre univers est orchestrée par la dynamique de la matière noire.

Plus énigmatique encore, l’énergie sombre est généralement définie :

–          soit comme une énergie quantique du vide (le reflet de la « constante cosmologique » d’Einstein),

–          soit comme une énergie dynamique aux propriétés mystérieuses et que l’on nomme « quintessence ».

Selon le principal concepteur de cette théorie novatrice (Paul Steinhardt de l’université de Princeton), la quintessence serait le « cinquième état de la matière », les quatre premiers étant :

–          les baryons (les noyaux atomiques),

–          les leptons (les électrons par exemple),

–          les photons (constituants de la lumière),

–          la matière sombre.

Dans cette hypothèse, cette étrange et séduisante quintessence serait dynamique et ne serait pas issue d’un phénomène quantique. Elle formerait en quelque sorte un « champ scalaire » qui agirait comme une constante cosmologique variable dans le temps comme dans l’espace.

Conforté par ce fait, Paul Steinhardt pense que notre univers a toujours existé et que notre big bang est simplement l’émergence d’un nouveau cycle au sein d’un « multivers » éternel.

On observera que cette hypothèse est parfaitement en accord avec la fin de notre roman : « Cathédrales de brume », et trace de fructueuses pistes dans le cadre d’une suite plus fantasmagorique et déroutante encore.

Patience…

La "quintessence" est-elle le cinquième état de la matière ?

En tout cas, les recherches effectuées actuellement afin de décrypter les arcanes de la matière noire, de l’énergie sombre et de la quintessence, symbolise clairement le fait que la presque totalité de la réalité nous échappe.

Prisonniers d’une mince bulle de savon en expansion accélérée, nous ignorons le monde prédit par la Théorie des cordes (avec ses dix dimensions de l’espace), nous ignorons 96% des constituants de notre univers, nous ignorons les composantes d’un probable multivers qui amplifie par plusieurs milliards notre champ d’investigation…

Nous ignorons les recoins les plus obscurs de l’âme humaine et vivons à la périphérie des autres. Et de nous-même.

Nous vivons en quelque sorte dans un mirage éphémère qui ne survit que grâce à la toute puissance de notre propre ego. Notre moteur, notre raison d’être…

Est-ce vraiment suffisant ?

Est-ce vraiment satisfaisant ?

String Theory

Un univers composé de cordes qui vibrent...

A l’orée du vingtième siècle, la Physique vit s’élaborer deux modes de description du Monde qui allaient devenir ses piliers fondamentaux.  

Einstein décrypta les mystères de l’univers à travers la Relativité Générale qui met en lumière l’omniprésence à grande échelle de l’une des quatre grandes forces qui gouvernent la matière : la force gravitationnelle.

Les scientifiques qui inventèrent la Physique Quantique (Planck, Bohr, Heisenberg, Pauli, Schrödinger et beaucoup d’autres) nous firent découvrir l’étrangeté quantique à travers un foisonnement de particules élémentaires dont l’inventaire exhaustif se poursuit toujours. La Physique Quantique s’appuie sur les trois autres grandes forces universelles : l’électromagnétisme, l’interaction nucléaire faible et l’interaction nucléaire forte (celle qui est responsable de la cohésion des atomes).

Nous avons donc une physique relativiste qui décrit très bien l’univers à grande échelle et une physique quantique qui décrit très bien le monde de l’infiniment petit.

Parfait.

Seul problème… les deux descriptions sont incompatibles ensemble !

Le problème n’est pas insurmontable tant que les scientifiques travaillent chacun dans leurs domaines de compétences. Mais lorsque l’on cherche à unifier les quatre grandes forces qui régissent le Monde… patatras !

Rien ne fonctionne.

Et la « Théorie du Tout » est impossible à mettre en œuvre.

On peut se demander si tout ceci est bien important, car la recherche d’une théorie élégante et harmonieuse unifiant notre monde et l’univers frise la coquetterie.

Elle est pourtant fondamentale. Mieux encore : elle est indispensable.

Pourquoi ?

La raison est fort simple : à l’origine de notre univers (rappelons qu’il n’est probablement qu’un brimborion au sein d’un ensemble infiniment plus complexe encore : le « multivers ») toutes ces forces étaient unifiées au sein d’un plasma quantique hyper chaud. Or si la Physique actuelle ne peut réconcilier ces quatre forces fondamentales en une seule théorie appelée Gravitation quantique… c’est que notre Physique est erronée !

Pire encore, il existe des parties de notre univers où cette fusion des quatre grandes forces existe : les trous noirs… Un trou noir possède un champ gravitationnel colossal qui capte et dévore tout, y compris la lumière. C’est donc un objet qui se réfère étroitement aux données de la Relativité Générale. Mais l’hyper densité des atomes qui le composent nécessite de faire appel à la Physique Quantique pour en décrire les singularités.

Le cœur d’un trou noir constituerait donc le lieu privilégié d’une convergence absolue que le reste de l’univers refuserait ?

Confrontés à cette aberration, les physiciens cherchent depuis une quarantaine d’années à mettre en œuvre cette Théorie du Tout qui décrirait enfin cette gravitation quantique qui constitue à coup sûr le graal de la Physique moderne.

Deux candidates monopolisent l’attention : la Gravitation quantique à boucles et la Théorie des cordes (string theory en anglais, nous y voilà…).

Sans entrer dans le détail, on peut brièvement citer ici les deux singularités essentielles de cette théorie qui devrait révolutionner la Physique du troisième millénaire.

La première est liée aux cordes elles-mêmes. On les appelle supercordes lorsque l’on prend en compte les impératifs liés à la « supersymétrie », c’est-à-dire un principe de symétrie qui relie étroitement les propriétés des bosons et celles des fermions.

Les éléments fondamentaux de la matière ne seraient pas les particules élémentaires mais des petites cordes vibrant sans cesse. Ce que nous décrivons comme étant des états différents de la matière (masse ou charge électrique par exemple) ne seraient que des variations dans le mode de vibration de ces cordes.

Comme un violon qui donne des sons différents suivant les vibrations des cordes…

La seconde singularité est plus hallucinante encore. Ces cordes minuscules ne vivent pas dans un univers à quatre dimensions (une temporelle et trois spatiales), mais dans un univers à… 11 dimensions !

On retrouve alors notre dimension temporelle et dix dimensions spatiales (dont la plupart sont tellement petites et enroulées sur elles-mêmes que l’on ne peut pas les voir…).

Afin de compléter cet étrange panorama, le bestiaire des bizarreries de la Physique des cordes se complète d’une particule nouvelle : le graviton qui transmet l’énergie gravitationnelle et qui, surtout, est la seule particule susceptible de s’échapper… au-delà de notre univers !

Nous arrêtons ici afin de vous éviter de longues et pénibles céphalées. Mais si vous souhaitez en savoir plus sur cette string theory qui révolutionne la Physique, nous vous recommandons le livre de Brian Greene : L’univers élégant (Folio essais). Avec des mots simples ce physicien réussit à rendre parfaitement accessible une théorie très complexe.

Après avoir parcouru ce livre vous ne regarderez plus le ciel et vos proches de la même façon.

Même un brin d’herbe vous fascinera.

Ou vous fera peur…

L’univers de cristal

Un multivers protéiforme et infini

Nous avons déjà esquissé à plusieurs reprises la notion dérangeante, certains diront même iconoclaste ou blasphématoire, de multivers.

Ce concept nous est très précieux car nous l’utilisons dans notre roman : « Cathédrales de brume », tout en intégrant d’autres paramètres émotionnels qui propulsent nos héros vers des archipels psychiques insoupçonnés.

Mais revenons à ce multivers que nous décrivons métaphoriquement comme un « univers de cristal »…

L’idée même d’univers multiples se substituant au notre est très ancienne. Elle filigrane les approches cosmologistes d’Anaximandre, de Nicolas de Cues, de Giordano Bruno ou de Leibniz.

Elle jalonne en fait toute l’histoire de la philosophie et trouve écho au sein de nombreuses cosmogonies.

Pertinent dans le domaine des sciences, le concept d’ « univers en cascade » -généralement appelé multivers– constitue une révolution conceptuelle s’assimilant à la rupture née des innovations coperniciennes. Le géocentrisme est mort. Et la notion d’univers unique et pérenne est probablement morte aussi.

Paix à son âme.

Le point de départ de ces théories visant à décrypter l’existence d’un multivers infiniment plus complexe que notre univers fait référence à un constat simple. Nous vivons sur une planète tellurique qui est très peu représentative du contenu moyen du cosmos. En extrapolant cette immense diversité qui fait chatoyer l’univers, on peut légitimement se demander si notre univers n’est pas, lui aussi, qu’un élément anecdotique et non significatif d’un ensemble colossalement plus grand et plus complexe : le multivers !

Ceci nous invite donc à mettre en œuvre une vision cosmologique globale (ceci fait étroitement référence à notre exigence d’une vision holistique du Monde) en constatant que notre environnement direct -la Terre en l’occurrence- n’est absolument pas représentatif du Tout…

S’il existe bien d’innombrables étoiles, d’innombrables galaxies et d’innombrables amas de galaxies, pour quelles raisons notre univers devrait-il être unique ?

Dans le cadre des théories physiques modernes, la Relativité générale d’Einstein et la Physique quantique s’accommodent parfaitement de cette hypothèse audacieuse. Le modèle d’Einstein démontre que la géométrie de l’espace-temps est structurée par la matière qu’il contient. Or ce modèle prédit un espace infini dans deux des trois géométries utilisées en cosmologie.

Si l’espace est potentiellement infini, notre univers n’est donc qu’un brimborion en son sein.

Dans le même ordre d’idées, certains des fondements de la Physique quantique : les équations d’onde de Schrödinger par exemple (équations fondamentales de la Physique quantique qui décrivent dans le temps l’évolution d’une particule massive non-relativiste) impliquent « théoriquement » l’existence d’une multiplicité des univers.

Mais c’est naturellement dans le cadre des grandes théories d’unification de la gravitation quantique, c’est à dire la Gravitation quantique à boucles et la Théorie des cordes, que le concept du multivers prend toute sa valeur.

Et son insolente grandeur…

Nous ne décrirons pas ici ces théories complexes qui fascinent et déroutent les esprits les plus hardis. Les excellents ouvrages de Jean-Pierre Luminet et de Brian Greene satisferont toutes vos curiosités.

Nous dirons simplement que la Théorie des cordes présuppose que, dans les premiers milliardièmes de seconde du big bang, la taille de notre univers augmenta brutalement et monstrueusement.

Ce processus d’inflation cosmique est actuellement validé par la presque totalité de la communauté scientifique internationale. Il conduit inéluctablement à la notion d’un méta-univers situé en amont de notre propre univers et qui serait agité d’une perpétuelle inflation.

L’espace et le multivers se créent sans cesse et se diversifient sans cesse.

Baroque, extravagant et totalement protéiforme, ce multivers s’alimente aux sources de sa propre exubérance.

Un monde inquiétant et fascinant à la fois…

Le modèle de multivers le plus accompli -et le plus séduisant- est décrit par Andrei Linde (Stanford University).

Ce dernier a formulé, dès 1982, une théorie qui tente de dépasser les faiblesses du modèle du big bang.

Linde critique la théorie du big bang en raison des nombreux problèmes physiques et philosophiques qu’elle soulève. Il considère notamment que les équations physiques qui déterminent le big bang prédisent un univers beaucoup plus petit qu’il ne l’est en réalité. Par ailleurs, le modèle théorique n’explique pas pourquoi les différentes régions de l’univers se ressemblent et pour quelles raisons les lointaines galaxies sont distribuées de façon aussi uniforme dans toutes les directions au sein de l’univers.

Linde proposa donc la théorie d’un univers auto-reproducteur et à très forte croissance (self-reproducing inflationary univers) qu’il a modélisé grâce à des simulations sur ordinateur.

Selon lui, la croissance de l’univers à son origine aurait obéi à un modèle d’« inflation chaotique ». La théorie de Linde décrit un univers semblable à une bulle qui produirait des bulles identiques, et ainsi de suite. L’univers ainsi décrit enfanterait de nouveaux univers par autoreproduction et selon une arborescence empruntée aux mathématiques fractales.

Pour Linde, il faudrait donc imaginer l’univers comme un ensemble de bulles reliées entre elles et qui se développent de manière totalement fractale, c’est-à-dire que chaque partie ressemble au tout.

Il y aurait donc eu création d’un univers à partir duquel plusieurs bulles se seraient formées de façon indépendante. Ces nouvelles bulles seraient en fait des points de l’univers qui seraient entrés en expansion en eux-mêmes. Donc, sans affecter l’univers originel.

Chacun de ces univers aurait ses propres lois de la physique et pourrait donner naissance à d’autres univers, et ainsi de suite.

Ce mécanisme engendrerait un univers auto-reproducteur éternel et infini dans le temps et dans l’espace. Ceci conduit à un multivers particulièrement fécond dans sa capacité à rendre compte du réel. Ce « maelström cosmique » permet l’émergence de lois physiques multiples tout en prédisant l’existence d’univers-bulles déconnectés les uns des autres.

Dans ce cadre ambitieux, les mathématiques qui décrivent notre réel (donc celui de notre univers) sont à réinterpréter comme étant de simples paramètres environnementaux. Parmi d’autres…

A la lecture de ce qui précède, vous comprenez aisément pour quelles raison cet « univers de cristal » aux entrelacs oniriques et baroques nous fascine.

Il satisfait parfaitement nos exigences de mise en abyme tout en nous révélant -une fois de plus- que le visible n’est qu’une infime parcelle de l’invisible.

Matière noire, énergie sombre, quintessence, multivers… la liste est longue !

Et nous continuerons à en décrypter les arcanes; dans nos romans comme dans nos deux blogs.

Pour votre plaisir. Pour le nôtre aussi…

Préface de Jean-Pierre Luminet pour « Cathédrales de brume »

« Existe-t-il des déchirures dans l’espace qui donnent sur l’autre coté ? », écrivait Fernando Pessoa. Étrange prémonition du poète portugais, disparu en 1935…

Trente ans plus tard, le physicien américain John Wheeler interpréta certaines structures géométriques associées aux trous noirs, calculées dans le cadre de la théorie de la relativité générale d’Einstein, en termes de raccourcis qui connecteraient deux régions éloignées de l’espace.

Il baptisa « trous de ver » ces tunnels ou déchirures, ouvrant ainsi la porte aux spéculations les plus extravagantes sur les voyages spatio-temporels : serait-il possible de plonger dans un trou noir, d’emprunter le trou de ver correspondant et de ressortir par un « trou blanc », pour déboucher en un temps record dans une région très lointaine de l’univers, voire dans un « univers parallèle » ?

Malheureusement, les trous de ver et les trous blancs, contrairement aux trous noirs, sont restés à ce jour des concepts purement théoriques ; leur existence ou leur formation physique dans l’univers réel ne sont toujours pas assurées. Et même s’ils existaient, des calculs récents suggèrent que n’importe quel morceau de matière qui pénètre dans un trou de ver, fût-ce une simple particule ou un rayonnement, acquiert une énergie tellement amplifiée par le champ gravitationnel que sa propre gravité altère l’espace-temps et bouche le tunnel, empêchant l’intrus de passer de « l’autre côté ».

Je me souviens qu’en 1976, l’année même où j’ai commencé à faire de la recherche en relativité générale, la très sérieuse et très britannique Bacon Foundation offrait un prix de 300 £ à quiconque résoudrait le problème formulé de la façon suivante : « Selon la théorie en vigueur, les trous noirs sont de véritables portes ouvertes sur d’autres régions de l’espace-temps. Comment donc un vaisseau spatial pourrait-il passer d’un trou noir à une autre région de l’espace-temps sans être détruit par le champ gravitationnel d’une singularité ? »

Le jeu valait certainement plus que la modeste somme mise en jeu.

Des physiciens se sont ingéniés à imaginer dans quelles conditions un trou de ver macroscopique (associé par exemple à un trou noir géant, de façon à ce que les forces de marée ne soient pas trop grandes) pourrait rester ouvert malgré l’intrusion de matière et d’énergie (sous forme par exemple de vaisseau spatial). Ils ont découvert qu’il était théoriquement possible de maintenir un trou de ver macroscopique ouvert, à condition d’utiliser de la « matière exotique », une substance quelque peu aberrante possédant une pression négative et, de ce fait, ayant des propriétés antigravitantes.

L’antigravitation, ou gravité répulsive, permettrait alors de repousser les parois d’un trou de ver et de le stabiliser…

Nous aurions ainsi des trous de ver « intra-univers », connectant un lieu à l’autre du même univers, et des trous de ver « inter-univers » qui connecteraient des univers différents.

Cette idée d’univers multiples n’est pas aussi fantaisiste qu’il y paraît.

Comme le suggèrent certaines théories récentes de gravitation quantique, notre espace-temps quadridimensionnel pourrait n’être qu’une tranche, appelée « brane », d’un espace-temps fondamental comportant un nombre notablement plus grand de dimensions spatiales. Dans ces conditions, d’autres tranches de l’espace fondamental, c’est-à-dire d’autres branes, représenteraient d’autres « univers » qui pourraient parfaitement être reliés entre eux par des trous de ver interbranes.

On peut aussi imaginer un « bébé-univers » formé par un trou noir et connecté à son univers « parent » par un trou de ver ombilical.

Quoi qu’il en soit, les trous de ver, en distordant fortement l’espace-temps, permettraient en principe, s’ils étaient traversables, de voyager d’un point à l’autre plus vite que ce que mettrait la lumière pour franchir cette distance dans l’espace « normal ». Ce serait le voyage interstellaire assuré sur des échelles de temps humaines !

Rien d’étonnant, donc, si les trous de ver sont rapidement devenus un thème classique de la science-fiction, tant dans la littérature qu’au cinéma.

Le célèbre film 2001, Odyssée de l’espace, réalisé en 1968 par Stanley Kubrick, est devenu un classique et reste dans la mémoire de tous ses spectateurs. Le scénario repose sur une nouvelle écrite en 1954 par le perspicace écrivain Arthur C. Clarke. Ce dernier, unanimement reconnu comme l’un des auteurs de science-fiction les plus imaginatifs, suivait de très près les développements de la recherche scientifique de son temps, et il fut l’un des premiers à concevoir le voyage dans l’« hyperespace » en utilisant les distorsions engendrées par les trous noirs et les trous de ver (qui, à l’époque, n’avaient pas encore été nommés ainsi).

Lui les baptisa « portes des étoiles ».

Plus tard, les trous de ver ont constitué la clé du roman de Carl Sagan, Contact (1985, adapté au cinéma en 1997) ; ils ont ensuite joué un rôle central dans Donnie Darko (2001) et les célèbres séries Star Trek et Stargate.

Aujourd’hui, il est devenu presque la règle, dans les œuvres de fiction, d’appeler à la rescousse la physique spéculative des trous de ver afin de résoudre tout problème de voyage spatio-temporel.

L’étonnant roman que vous tenez entre les mains ne déroge pas à ce séduisant précepte. Il y ajoute une étonnante rigueur scientifique, qui m’a de prime abord étonné, mais que, par la suite, j’ai attribuée à la formation et à la culture scientifique poussées des deux auteurs.

Une rigueur scientifique que l’on trouve en maints passages.

On découvre par exemple une description exacte et quelque peu didactique de l’évolution stellaire, ainsi que des différents résidus que celle-ci engendre : naines blanches, étoiles à neutrons, trous noirs. Les étranges propriétés de ces derniers objets sont largement exploitées et commentées avec beaucoup de pertinence : horizon des événements au-delà duquel plus aucune information ne peut ressortir, monstrueuses forces de marée capables de briser des étoiles entières, disques d’accrétion ultra-chauds, vortex de gaz et de rayonnements aux images distordues par la courbure de l’espace-temps.

J’ai même eu la surprise de découvrir une référence explicite à l’image scientifique d’un disque d’accrétion autour d’un trou noir que j’ai calculée en 1979, révélant les distorsions optiques qui permettent de voir simultanément le dessus et le dessous.

Mais pour moi, les morceaux de bravoure du roman restent les péripéties qui entourent l’exploration des trous de ver, joliment nommés ici « portes d’abîme ». Parallèlement à l’excitation du voyage vers l’inconnu pointe  l’angoisse du même inconnu : c’est que « tout peut transiter par ces tunnels ; le meilleur comme le pire. De l’anti-matière, des constituants venant d’un autre univers. »

Je me suis pris à rêver au XXIIe siècle.

En effet, Oksana et Gil Prou brossent avec brio l’historique imaginaire de la découverte des trous de ver, à la fin du XXe siècle, et de leur maîtrise effective deux siècles plus tard : après bien des essais infructueux et de lourdes pertes en hommes et en matériel, ces portes d’abîme seront désormais à la portée de quelques civilisations avancées.

Mais toujours avec cette part d’incertitude, source de toutes les angoisses.

Le chapitre 34, l’un des derniers du roman, s’achève sur ces mots : « Et l’horizon les engloutit ».

Après la traversée du trou de ver, nos héros vont-ils pouvoir se reconstituer dans un autre univers, plutôt que d’être à tout jamais broyés par le funeste tunnel ? Il n’y a en effet qu’une chance sur mille milliards pour qu’ils sortent indemnes de la poigne de fer gravitationnelle associée à la porte d’abîme

Je ne dévoilerai évidemment pas le suspense, d’autant que leurs aventures semblent appelées à se poursuivre dans une saga romanesque, qui nous promet d’autres chemins tortueux.

Nous les suivrons sans hésiter !

Jean-Pierre Luminet, octobre 2008

Directeur de recherches au C.N.R.S. 
Laboratoire Univers et Théories (LUTH) 
Observatoire de Paris-Meudon, 92195 Meudon cedex, France