Hypathie d’Alexandrie : la beauté torturée, l’intelligence assassinée…

Certains être humains ont un destin exemplaire (et parfois tragique) qui les positionne au-delà de la condition humaine. Leurs actions, leur idéaux, leurs prises de position, symbolisent alors la précellence absolue de la pensée sur la lie du quotidien.

La belle Hypathie d’Alexandrie se situe au Panthéon de ces êtres d’exception qui redonnent un peu de fierté à une espèce qui -en quelques décennies- s’obstine à détruire notre planète.

Née en 370 et fille du philosophe et mathématicien Théon d’Alexandrie, Hypathie reçue une éducation brillante dont elle fit le meilleur usage.

Nous signalons immédiatement ici le livre de notre ami Jean-Pierre Luminet :  Le bâton d’Euclide qui décrit avec élégance la vie d’Hypathie et son funeste trépas.

Peinture : Alma-Tadema

Peinture : Alma-Tadema

Il est toujours déroutant, lorsque l’on examine la situation précaire de centaines de millions de femmes vivant continûment sous la contrainte dans notre société dite moderne, de constater que, pendant l’Antiquité et le Moyen-âge, les femmes de l’aristocratie bénéficièrent très souvent d’un accès direct à la culture dans sa définition la plus noble et la plus ambitieuse.

Accès presque illimité par ailleurs, puisque certaines jeunes femmes particulièrement douées purent occuper des postes importants et enseigner des matières réputées difficiles, telles que l’astronomie, les mathématiques ou la philosophie.

Hypathie d’Alexandrie symbolise presque idéalement l’archétype de la femme comblée par les Dieux et dont les capacités intellectuelles peuvent légitimement faire rougir de honte tous les machistes.

Faisant rapidement preuve d’une très grande agilité d’esprit, Hypathie d’Alexandrie combina tout naturellement l’élégance de l’âme et l’élégance physique. Sa beauté subjugua ses contemporains et sa renommée s’accrue au rythme des démonstrations éloquentes de ses capacités à analyser et à enseigner.

Férue de mathématiques et d’astronomie, elle rédigea de nombreux ouvrages avec son père, dont un commentaire relatif à l’Almageste de Ptolémée et une critique des Eléments d’Euclide. Elle focalisa ses recherches sur les travaux d’Appollonius relatifs à la géométrie des sections de cône. Ces études, a priori confidentielles et quelque peu hermétiques, permirent d’importants progrès quant aux définitions des hyperboles, paraboles et ellipses, qui constituent encore le menu favori de nombreux lycéens et étudiants à notre époque.

Mais, indépendamment de ses nombreuses recherches scientifiques, elle se soucia aussi de philosophie et enseigna au Muséum. Elle put ainsi enrichir et commenter les textes de Platon, Héraclite, Plotin ou Aristote.

En 400 elle se retrouva à la tête de la prestigieuse école néoplatonicienne d’Alexandrie, démontrant ainsi l’excellence de ses analyses philosophiques et la finesse de son jugement.

Aucun de ses travaux n’ayant pu nous parvenir en raison de l’incendie de la Bibliothèque d’Alexandrie, nous pouvons toutefois glaner quelques anecdotes et détails éclairant sa vie.

Selon le philosophe Synésios de Cyrène, elle était louée pour sa grâce naturelle, sa disponibilité d’esprit et sa gentillesse. C’est ainsi qu’elle conseilla Synésios dans la construction d’un hydroscope (un instrument ressemblant à une clepsydre mais mesurant le poids de l’eau et non son volume), d’un astrolabe, ou pour l’élaboration de cartes géographiques fiables.

Dans le domaine philosophique, ses qualités pédagogiques et la profondeur de ses synthèses impressionnaient ses élèves. Rappelant régulièrement que l’Amour symbolise toujours notre recherche effrénée de l’archétype du Beau, Hypathie d’Alexandrie demeure très étrangement notre contemporaine, notre amie.

Notre sœur de cœur…

Hélas, sa vie s’acheva tragiquement en 415.

Néoplatonicienne, la fille de Théon était non chrétienne. Bien que ses relations avec les chrétiens d’Alexandrie fussent généralement amicales et sans ambiguïtés, cette particularité posa progressivement problème. Le fait qu’elle soit simultanément universellement appréciée et païenne, irrita profondément certains intégristes locaux qui préfigurèrent sinistrement ainsi les sombres heures de l’Inquisition qui déshonora l’Histoire du Monde à partir du pape Grégoire IX.

Cyrille, patriarche d’Alexandrie, excita la haine de certains de ses moines. Fanatisés, ceux-ci décidèrent de lyncher Hypathie, éradiquant ainsi le capital de sympathie que son enseignement véhiculait.

Après l’odieux massacre, le corps de la malheureuse fut traîné dans la ville et mis en morceaux à l’aide de fragments de tuiles.

La raison invoquée était que l’existence même d’Hypathie, brillante mathématicienne et philosophe enseignant le néoplatonisme,  constituait un réel danger pour le christianisme et un frein notoire à sa diffusion.

On peut aisément imaginer que le fait qu’elle soit une femme, et très belle d’après les échos de ses contemporains, ajouta encore à la haine de ces moines inféodés à des conceptions religieuses étroites et obtuses.

En guise de récompense, Cyrille fut canonisé ; puis promu Docteur de l’Eglise en 1882…

La mort révoltante d’Hypathie généra une kyrielle de séquelles inattendues et très lourdes de conséquences pour l’avenir de la région.

Inquiets après cette tragédie ressemblant étrangement à une exécution en règle, de nombreux mathématiciens et philosophes s’exilèrent et partirent pour la Perse ou pour l’Inde. C’est ainsi qu’Alexandrie cessa rapidement d’être le centre unanimement reconnu de l’enseignement de la Philosophie et de la Science, laissant progressivement la place à des cités et à des civilisations plus accueillantes, plus ouvertes à l’imagination créatrice et à la rigueur intellectuelle.

On peut citer ici les civilisations byzantine, sassanide, indienne ou chinoise.

Inéluctable désormais, le lent déclin de l’Occident s’affirmait un peu plus ainsi et, dans les domaines scientifiques en tout cas, il fallut attendre le début de l’ère industrielle pour assister à la résurrection de l’innovation scientifique et technique.

Indirectement, l’horrible trépas d’Hypathie d’Alexandrie occasionna un bouleversement colossal dont les ondes de choc se firent encore sentir 1 000 ans plus tard.

Etrange destinée…

Mais, au-delà de la mathématicienne géniale et de la philosophe païenne, il faut prendre en compte la femme et ses richesses intimes. Cultivée, radieuse et adulée par ses proches, Hypathie demeura un symbole d’humilité et manifesta très tôt son attachement à des valeurs humanistes simples qui trouvent fort peu d’échos chez nos contemporains.

Soucieuse d’un enseignement de qualité et responsable de ses actes comme de ses pensées, elle assuma sa vie de femme, de scientifique et de philosophe, sans jamais souiller son âme au contact impur des compromissions, des faux aveux et des repentirs hypocrites.

Comme l’écrit magnifiquement Charles Marie Lecomte de Lisle dans ses Poèmes antiques lorsqu’il évoque la vie d’Hypathie et son tragique destin :

« Elle seule survit, immuable, éternelle,

La mort peut disperser les univers tremblants,

Mais la beauté flamboie et tout renaît en elle,

Et les mondes encore roulent sous ses pieds blancs ! »

Quelle femme, quel homme aussi par ailleurs, dédaignerait une semblable épitaphe : la mort peut disperser les univers tremblants, mais la beauté flamboie et tout renaît en elle…

Bien au-delà du tombeau, bien au-delà des convenances et bien au-delà des stéréotypes faciles, cette appréciation du poète a valeur d’exemple. Elle confirme définitivement l’exceptionnelle stature de cette femme inspirée qui sut sublimer en elle les plus hautes valeurs morales et culturelles de son époque.

Et qui paya pour ce faire un prix exorbitant. Le prix de la honte.

Mais cette honte qui doit logiquement nous étreindre lorsque l’on songe à ce funeste épisode, se métamorphose lentement et nous conduit à une forme inattendue et radieuse de rédemption.

Hypathie fut injustement tuée. Hypathie fut atrocement mutilée par des hommes qui singeaient alors un combat divin aux motivations obscènes.

Hypathie nous force à réfléchir sur nous-même, car chaque jour qui passe réitère odieusement la sinistre besogne. Toutes les femmes martyrisées et méprisées en 2009 ne sont pas toutes des mathématiciennes.

Elles ne sont pas toutes des philosophes ou des astronomes de talent.

Elles ne ressemblent pas toutes à la sublime Hypathie d’Alexandrie qui conjuguait idéalement beauté, générosité et intelligence.

Mais aujourd’hui elles sont toutes sa sœur cadette.

Et il est vraiment temps que notre honte se transforme enfin en rédemption salvatrice.

Il faut faire vite. Très vite…