Voir l'univers dans un grain de sable demande peu d'efforts... et beaucoup d'amour !
Dans nos romans comme dans nos vies, nous cherchons toujours à observer le monde en nous situant au-delà des apparences. C’est ce que nous définissons dans « Katharsis » comme une vision holistique du monde.
Nous traitons beaucoup plus largement ce thème dans notre nouveau livre, un essai intitulé : « Les métamorphoses d’Eros ». Nous y reviendrons dès que nous aurons trouvé un éditeur…
En attendant, nous proposons à celles et à ceux qui nous font l’honneur de visiter régulièrement notre blog de découvrir un extrait inédit de « Katharsis ». Ce passage a été éliminé au dernier moment afin de ne point ralentir le processus dramatique dans un thriller écologique soumis à une menace apocalyptique.
L’intrigue se déroule aux Iles Salomon (situées à l’est de la Papouasie Nouvelle-Guinée et juste sous l’équateur) quelques jours après l’annonce du chantage orchestré par le groupe écoterroriste qui se fait appeler « Katharsis ».
Bonne lecture…
Iles Salomon – 13 Juillet 2033
Des soufflements réguliers se répondent en écho à la surface de l’eau depuis quelques instants. Fusiformes et luisantes, les silhouettes familières émergent enfin en entamant un ballet magistral.
Kirk Douglas et Harrison Ford observent les dauphins qui parcourent l’étroit bras de mer séparant les îles de Sambulo et de Lumalihe. Finissant de polir les nguzunguzus qu’ils ont façonnés à l’attention de Jefferson Knight, les deux habiles sculpteurs interrompent ainsi leur travail à chaque fois qu’une cohorte de cétacés se faufile dans le capharnaüm d’îlots émaillant le lagon de Marovo.
Fréquemment considéré comme étant l’une des « Sept merveilles » du monde naturel, cet immense lagon qui encercle le sud-est de la rugueuse et volcanique île de Nouvelle-Géorgie constitue l’un des sites les plus emblématiques des îles Salomon.
L’un des plus fragiles et des plus convoités aussi.
– « Tu vois captain Jefferson, commence Harrison Ford, lorsque le souffle rauque des dauphins résonne dès le matin, c’est le signe d’une belle journée qui commence ».
– « J’en accepte bien volontiers l’augure » sourit Jefferson Knight que ses deux amis mélanésiens appellent captain sans aucune malignité.
D’origine néo-zélandaise, Jefferson vit six mois par an à bord de son yacht, le Pandora box. Durant l’été austral, il emmène quelques touristes fortunés en croisière vers les îles subantarctiques qui s’échelonnent du sud de la Nouvelle-Zélande jusqu’aux prémices du continent Antarctique.
Il organise passagèrement ainsi d’étranges odyssées parsemées d’icebergs. Ces déambulations ont pour objectifs les îles Macquarie, Scott, Campell, Auckland ou Ballenny. Parfois, lorsque ses clients sont réellement très fortunés et très motivés, il les conduit jusqu’aux îles Heard et Mac Donald. Un voyage de 6 000 kilomètres qui permet à ses hôtes de découvrir des eaux indigo et de s’extasier face à la grandiloquente beauté de l’île Heard.
Impérialement dominée par le Mawson Peak qui culmine à plus de 2 700 mètres, cette île impressionne tous les scientifiques et les quelques touristes qui obtiennent l’autorisation de gravir ses flancs sculptés de glaces scintillantes. Parfaitement surréaliste en ces lieux où naissent les pires tempêtes que l’esprit humain puisse concevoir, le long cordon de sable qui met en scène une étroite péninsule en forme de doigt dressé vers l’est apporte une touche cocasse à ce panorama pétrifié. Quant au volcan qui trône au sommet de ce paradis antarctique oublié, son sommet perpétuellement ennuagé renforce encore la beauté sauvage de l’île.
Lorsque l’hiver austral rend ces navigations périlleuses, Le captain Jefferson Knight remonte vers l’équateur afin de se ressourcer chez ses amis des îles Salomon, et plus particulièrement vers ses vieux camarades sculpteurs du village de Nggasini. C’est là qu’il a forgé depuis plus de quinze ans d’inébranlables liens d’amitié avec Kirk Douglas et Harrison Ford.
De leurs vrais noms Wawari Inoke et Sofu Tausinga, Harrison et Kirk perpétuent une vieille tradition solidement ancrée chez les sculpteurs-artistes du lagon de Marovo : s’approprier, non sans malice, le nom d’un acteur hollywoodien en guise de surnom, ce dernier devenant progressivement ainsi un patronyme à part entière. Cela avait commencé dès les années 1970 avec l’émergence de John Wayne (le grand-père de Wawari Inoke, alias Harrison Ford) et cette innocente usurpation d’identité perdure toujours.
– « Regardez ! reprend Harrison Ford, deux requins citron suivent à quelques encablures ».
Le soleil ayant enfin décidé de s’extirper du chapelet de nuages qui folâtraient jusque là sans complexe, l’opalescence des eaux du lagon se révèle pleinement à cet instant. Mêlant inextricablement des tonalités vertes, parme et azur, la surface miroite, extirpant de la chair même de l’océan des raffinements chromatiques que l’artiste le plus doué ne peut reproduire sans crainte d’amoindrir la puissance sensuelle et crue de l’original.
– « La Beauté est le moteur du monde ; sa raison d’être » soupire captain Jefferson en laissant ses sens et son âme s’imprégner de cette harmonie ancestrale que la mondialisation n’a pas encore totalement recouverte de pétrole et de boue.
– « Et la Beauté sauvera le Monde » affirme Kirk Douglas en caressant machinalement la tête du nguzunguzu qu’il vient d’achever.
– « Le monde désire être sauvé, poursuit Harrison. Mais l’Homme désire-t-il poursuivre encore l’odyssée de la Vie ».
– « Que veux-tu dire ? » s’inquiète son ami néo-zélandais qui sait très bien que les deux sculpteurs mélanésiens ne parlent jamais à la légère.
– « Regarde ce nguzunguzu. Détaille chaque inclusion de nacre, chaque courbe. Chaque imperfection… ».
Docilement, le propriétaire du Pandora box examine l’œuvre que le petit-fils de John Wayne lui pose entre les mains.
Il satisfait d’abord son sens tactile avant d’émerveiller son regard.
Le bois blond et dense est soyeux sous la paume de la main. Une simple caresse semble prompte à l’éveiller, métamorphosant ainsi un bois inerte en indicible appel. Un écho lointain rameutant mille légendes issues d’une civilisation oubliée. L’âge des anciens aux yeux pailletés d’or et parlant avec les requins, les plantes et les volcans. L’âge des divinités telluriques, du culte de la Grande Déesse. Un âge d’or foulé aux pieds depuis quelques siècles déjà.
Comblant simultanément son sens esthétique et une certaine jouissance visuelle, il analyse posément cette étrange figurine.
Très caractéristiques de l’art accomplit et serein des sculpteurs du lagon de Marovo, les nguzunguzus s’arrachent désormais à des prix exorbitants dans le monde entier. Figures de proue ornant les pirogues mélanésiennes, ces sculptures avaient un rôle symbolique essentiel : protéger la vie des occupants de l’embarcation lors des expéditions inter-îles qui permettaient d’accroître l’empire de chaque tribu sur ses voisins tout en assurant un riche butin.
Naturellement, la fonction rituelle et guerrière de ces objets minutieusement décorés est depuis longtemps détournée de son objectif rituel initial. Objets de convoitise, les nguzunguzus assurent une relative aisance financière aux sculpteurs et à leurs familles, tout en ravissant des touristes friands d’exotisme et de retour aux sources de l’humanité. Attitude surprenante, schizophrénique même, alors que l’on constate que la quasi-totalité des civilisations vivant encore à l’unisson de la Nature ont été détruites ou aveulies.
Suivant les courbes élégantes et tendues de la figurine qui se niche au creux de ses mains, captain Jefferson examine cet étrange visage allongé mimant un profil de canidé. Le tour des yeux, les pommettes, la mâchoire et les lobes d’oreilles, sont garnis d’inclusions de nacre prélevées sur des nautiles et délicatement incrustées dans le bois aux tons chauds.
Le voyageur néo-zélandais se retourne vers Harrison.
– « Ce nguzunguzu est une merveille ! ».
– « Je te remercie, captain. Mais ce n’est pas un compliment que je désirais. As-tu observé l’intérieur de cette sculpture ? ».
– « L’intérieur ! Mais comment pourrais-je ? C’est du bois massif… ».
L’homme sourit légèrement en dégageant une dentition rongée par les abus de bétel.
Les coloris carmin et lie de vin jonchant les derniers chicots restants explicitent ce désastre dentaire.
– « Les occidentaux sont experts lorsque il convient d’analyser la surface des choses, des êtres, ou des éléments que la Nature met à notre disposition. A l’inverse, vous paraissez mal à l’aise lorsqu’il faut appréhender l’essence même des choses ; leur lumière interne ».
– « Tu veux dire que de ce nguzunguzu émane une lumière propre qui l’identifie par rapport aux autres objets et qui synthétise ses relations avec le Monde ? ».
– « Exactement ».
– « Ceci me remet immédiatement en mémoire les premiers vers d’ »Auguries of Innocence », l’un des plus beaux poèmes de William Blake ».
– « C’est-à-dire ? ».
– « Prophétiquement, notre graveur, peintre et poète, évoquait l’étroite connivence qui relie le regard et la lumière, l’être et la Nature, le microcosme et le macrocosme. William Blake écrivait : « Voir le Monde dans un grain de sable et le Ciel dans une fleur sauvage. Tenir l’Infini dans la paume de sa main et l’Eternité dans l’heure qui vient ». Cette métaphore poétique synthétise parfaitement notre propos. Et notre impuissance »
– « Voir le Monde dans un grain de sable et tenir l’Infini dans la paume de sa main… William Blake aurait dû être des nôtres, s’esclaffe Harrison. Mais, pour en revenir aux réalités du moment, le monde est d’une désarmante simplicité. Mais pour l’appréhender, le goûter, il ne faut surtout pas… ».
– « Chercher à l’asservir ! ».
– « Captain Jefferson, intervient Kirk tout en suivant du regard la troupe des dauphins qui s’éloignent à l’horizon, tu fais désormais pleinement partie des nôtres. Tes yeux et tes sens s’ouvrent à la Nature ».
– « Hélas… » commence le propriétaire du Pandora box.
Puis il se ravise en comprenant qu’attrister ses amis n’illustrerait pas la meilleure façon de les remercier pour l’immense cadeau qu’ils lui font.
Kirk Douglas rebondit sur cet embryon de phrase avortée :
– « Hélas, voulais-tu dire, cette ouverture est beaucoup trop tardive à l’heure où d’horribles menaces pèsent sur l’humanité ? ».
– « Je ne cacherai pas ma peur face à cet épouvantable ultimatum. Et surtout face à la cacophonie impuissante et vaine que nos dirigeants semblent vouloir peaufiner et revendiquer jusqu’au jour fatal. Ce sentiment d’impuissance et l’extrême proximité du moment ultime me glacent le sang ».
– « La peur est féconde, assène Harrison. Les larmes aussi sont utiles, c’est la meilleure semence de l’Homme ».
Le talentueux sculpteur sur bois s’arrête un instant. Il plonge ses yeux constellés de macules jaune et parme dans ceux de son ami.
Autour d’eux, une dizaine d’enfants de cinq à dix ans s’assemblent en babillant. La plupart d’entre eux sont affublés de ces invraisemblables tignasses d’un blond vénitien qui contrastent avec leur peau d’un noir de jais.
Après avoir fait un petit signe à l’une des fillettes qui gravitent autour d’eux, Harrison Ford poursuit.
– « Les écoterroristes semblent avoir des moyens considérables et les dirigeants des principaux pays se noient dans des discussions qui n’aboutiront pas. Nous le savons tous ».
– « C’est pour cette raison que j’ai si peur, avoue Jefferson Knight, en frottant ses avant bras en dépit de la chaleur et de l’humidité ambiante. Lorsque je navigue dans des mers hostiles au milieu des icebergs, je contrôle parfaitement ces paniques naissantes car je suis responsable de mes actes et la sécurité de mes passagers dépend de mes décisions. Mais, dans le cas présent, cette monstrueuse menace outrepasse tellement nos maigres pouvoirs de décision… Ceci me paralyse et m’angoisse ».
– « Remémore-toi l’intensité de la lumière qui gronde à l’intérieur de cette statuette, poursuit Harrison en caressant le nguzunguzu. Elle nous plonge au coeur de notre vrai rôle sur Terre. Cessons de détruire sans cesse. Vivons enfin en respectant la Nature. En nous respectant nous-mêmes ».
– « Nous ne savons plus agir ainsi » se lamente captain Jefferson.
– « Exact. Mais si ce cataclysme survient vraiment, nous aurons une occasion inespérée de reconstruire sur de meilleures bases, avec de saines ambitions. Naturellement cette tragédie se traduira par un bilan atroce. Mais si les survivants de l’Apocalypse volcanique veulent enfin faire l’effort de partager, et non de prélever et détruire sans cesse, nous nous sauverons et regarderons l’avenir en face. Sans rougir ».
La fillette blonde revient rapidement à cet instant avec trois noix de coco germées. Le cocotier démontre une fois de plus ainsi son immense utilité car, aussi surprenant que cela puisse paraître, même la noix de coco germée est utilisée. On s’en sert comme savon, comme huile enrichissante pour la peau. Puis on la mange. C’est délicieux.
Passagèrement repus, les trois complices s’abîment dans la contemplation du lagon émeraude, des palmiers ébouriffés qui griffent le ciel de leurs frondes impertinentes, des frégates qui cisèlent dans l’azur leurs étranges silhouettes de ptérodactyles en perpétuelle quête de nourriture.
A l’horizon, les pentes volcaniques abruptes de l’île principale répondent en écho aux pics effrangés des îles Vangunu et Nggatokae.
– « Une annexe du jardin d’Eden avant que l’Apocalypse survienne et anéantisse cet embryon de Paradis sur Terre » songe Jefferson.
Kirk Douglas brise le cristal de ce silence relatif.
– « Situé où nous sommes, l’éventuelle explosion d’un supervolcan aurait des conséquences épouvantables. A quelques kilomètres d’ici, l’océan abrite l’un des volcans sous-marins parmi les plus récents et les plus actifs ».
– « Le Kavachi, souligne Harrison. Sa dernière éruption date seulement de l’année dernière ».
– « Le vrai danger est plus loin, argumente le capitaine du Pandora box. Dans un rayon de 3 000 kilomètres nous avons trois supervolcans : celui de la baie de Rabaul en Nouvelle-Bretagne, celui du lac Toba à Sumatra, et celui qui gît au large de la fosse des Tonga. Nous sommes encerclés. Si les écoterroristes ont choisi l’un de ces monstres tapis pour cible, la vague d’un tsunami colossal nous engloutira moins d’une heure après le cataclysme ».
Kirk Douglas, se détend un peu en s’appuyant à la base d’un pandanus dont les racines aériennes forment une gracieuse ombelle presque parfaitement géométrique.
– « Seule la mort donne son vrai sens à la vie ».
– « Nous te remercions pour ta synthèse ! s’insurge Jefferson Knight. Mais cette analyse ne résout nullement la problématique qui nous menace ».
– « Si. Partiellement en tout cas ».
– « Que veux-tu dire ? ».
– « La mort de quelques millions d’innocentes victimes apportera peut être un sens accru à une vie qui n’en a plus depuis fort longtemps ».
– « Une destruction partielle avant une rédemption et une reconstruction sur des bases plus saines ? ».
Le sculpteur du lagon de Marovo ne répondit point.
Il se contenta de caresser lentement la tête du nguzunguzu tout en se remémorant le début du poème de William Blake : « To see a world in a grain of sand and a heaven in a wild flower. Hold infinity in the palm of your hand and eternity in an hour »…