Certains personnages alimentent après leur mort des cohortes d’interprétations baroques et souvent contradictoires.
Le Marquis de Sade en représente probablement le plus fascinant archétype.
Tout le monde connaît les romans érotiques du divin Marquis qui contribuèrent à l’éducation sexuelle de nombreux adolescents tout en leur décryptant les joies de la masturbation… Tout le monde connaît aussi la cruauté arrogamment assumée de certains de ses récits.
A première analyse le constat est donc le suivant : la Marquis de Sade est un débauché dont les écrits incitent à jouir de la vie en abusant des autres. Un triste sire en quelque sorte…
Au fil des décennies, les œuvres du Marquis libertin s’éclairèrent enfin sous un jour différent et l’« ogre sadique » laissa la place à un philosophe révolté. Sade fut ainsi récupéré dans la mouvance des philosophes du Siècle des Lumières tout en demeurant un immoraliste compulsif. Il fascina donc les intellectuels du vingtième siècle et repris sa place au Panthéon de la littérature moderne.
Il bénéficie même d’une édition complète de ses œuvres dans la prestigieuse collection de la Pléiade…
Mais, en 2005, un écrivain -Jean-Baptiste Jeangène Vilmer- jette un pavé dans la mare en mettant en lumière une autre facette du divin Marquis. Son livre s’appelle « Sade moraliste » et cette définition en forme d’oxymore désarçonna une bonne partie des spécialistes et amateurs de Sade.
Comment pouvait-on le considérer comme étant un moraliste, alors que son libertinage déviant fait généralement l’apologie du crime, de la torture et du viol ?
Une lecture attentive des œuvres du Marquis de Sade révèle pourtant une autre facette de sa personnalité. Citons juste quelques lignes : « C’est dans le silence des lois que naissent les grandes actions » (Juliette). Dans un autre ouvrage intitulé Dialogue entre un prêtre et un moribond, il va beaucoup plus loin encore en précisant : « Toute la morale humaine est renfermée dans ce seul mot : rendre les autres aussi heureux que l’on désire l’être soi-même et ne leur jamais faire plus de mal que nous n’en voudrions recevoir ».
Sa lucidité rejoint souvent cette vision holistique du Monde que nous prônons nous-mêmes dans nos romans et que nous théorisons dans un essai que nous venons de terminer : « La cause de ce que tu ne comprends pas est peut-être la chose du monde la plus simple. Epures ta raison, bannis tes préjugés ». Puis il poursuit : « Rien ne périt, mon ami, rien ne se détruit dans le monde, aujourd’hui homme, demain ver, après-demain mouche, n’est-ce pas toujours exister ? ». Sa lucidité parfois devient totale, absolue, même si le cynisme de la remarque peut choquer, lorsqu’il affirme : « La cruauté n’est autre chose que l’énergie de l’homme ».
Les informations télévisées dont les médias nous abreuvent jusqu’à l’écoeurement en sont le fidèle reflet…
Dans son livre, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer démontre que Sade est simultanément un philosophe libertin du Siècle des Lumières (ce que personne ne conteste désormais) mais aussi un moraliste qui décrit et encense le vice, la cruauté et le mal, uniquement afin de dénoncer les brimades dont il est la victime à travers ses nombreux emprisonnements.
L’œuvre de Sade est donc essentiellement une œuvre carcérale et il ne faut pas confondre l’auteur avec les personnages de ses romans. Bien au contraire, il s’est battu avec deux siècles d’avance contre la peine de mort.
Ecoutons-le une dernière fois : « Il découle, on le sent, la nécessité de faire des lois douces, et surtout d’anéantir pour jamais l’atrocité de la peine de mort, parce que la loi qui attente à la vie d’un homme est injuste, inadmissible ».
La loi qui attente à la vie d’un homme est injuste, inadmissible… peut-être verrez-vous différemment le Marquis de Sade et ses outrances désormais !
Un humaniste disions-nous en préambule… Ceci confirme éloquemment cette affirmation de René Char que nous nous approprions à travers chacun de nos romans : « le visible n’est que l’épiphanie de l’invisible ».
Ceci se vérifie à chaque instant de la vie.