La vie est un songe…

Sommes-nous les rêves d'une créature omnisciente ?

« Car ce qui a été vécu

sera rêvé

Et ce qui a été rêvé

revécu »

François Cheng – Qui dira notre nuit (extrait de A l’orient de tout).

Les titres de certains de nos articles peuvent -parfois- paraître énigmatiques.

C’est probablement le cas aujourd’hui…

Naturellement, ce titre fait en premier lieu référence à une remarquable pièce de théâtre du dramaturge espagnol Calderon. Ecrite en 1636, cette pièce étonnante n’a pas pris une ride et elle s’inscrit dans une veine poétique que l’on nomme parfois pompeusement « métaphysique ».

Sans allez jusqu’à ces extrêmes, il faut reconnaître que La vie est un songe nous conduit à prolonger notre réflexion bien au-delà de la dernière page et du dernier vers.

Une qualité rare…

Résumons l’histoire en quelques lignes avant d’expliquer les raisons de notre intérêt pour cette étrange fiction contemporaine des meilleures tragédies de Corneille ou de Rotrou.

Le récit s’inspire de l’un des thèmes des « Mille et une nuits », il s’agit de l’épisode mettant en scène le dormeur éveillé : Abû l-Hasam.

L’histoire se passe en Pologne à une époque laissée volontairement floue.

Le Roi a un fils -Sigismond- mais sa mère meurt lors de l’accouchement. Considérant ce drame comme étant un signe funeste du destin, le roi déclare l’enfant mort-né et l’enferme dans une tour hermétiquement close.

Toutefois, de nombreuses années plus tard, le Roi doit transmettre son trône et il n’a pas d’autre héritier que ce fils il a incarcéré. Il décide donc d’user d’un subterfuge : Sigismond sera drogué et il se retrouvera Prince sans se remémorer la félonie de son père. Si tout se passe bien son fils deviendra roi, dans le cas contraire il croupira en prison jusqu’à la fin de ses jours.

Au début la feinte est efficace, mais Sigismond se rend rapidement compte qu’il a été berné. Son caractère étant déjà naturellement très violent, il s’emporte et tente de tuer plusieurs personnes dans son entourage.

Dans sa folie meurtrière, il se comporte bestialement avec une jeune femme dont la beauté l’avait séduite.

Le Roi décide donc de le droguer à nouveau tout en l’incarcérant.

A son réveil, il lui fait croire que tout ce qu’il vient de vivre n’était qu’un rêve…

Il est impossible de résumer en quelques lignes cette pièce baroque, touffue, flamboyante et violente. Mais le ressort essentiel de cette étrange pièce se symbolise à travers la juxtaposition du rêve, de la réalité, de l’irréalité.

Puis du rêve à nouveau…

En effet, pour être « testé » par son père, Sigismond est drogué à plusieurs reprises et vit deux épisodes différents de sa vie sans pouvoir les corréler étroitement entre eux.

Il a donc vécu deux rêves. Et lorsque, dans son état réel de prisonnier, on vient lui proposer de prendre le pouvoir, il a pris assez de distance vis-à-vis de ses propres perceptions pour rejeter la violence arrogante de sa nature. Les règles de chevalerie, d’honneur et de justice deviennent sa force et c’est sur ces principes, très loin des concessions acceptées par les autres personnages de pouvoir de la pièce, qu’il prendra ses premières décisions.

La pièce se termine sur une impression étrange et inquiétante, car ces principes conduisent à des décisions justes, mais éloignées des désirs réels des personnages.

Le thème du personnage qui se trouve transporté dans son sommeil d’une situation à une autre est un thème qui appartient d’abord à la littérature arabo-persane. Mais ici, c’est le personnage principal qui est l’objet de la substitution.

Ce thème prend alors une dimension prégnante, et c’est à une véritable catharsis que nous sommes conviés. Le dramaturge espagnol résume parfaitement cette muette interrogation lorsqu’il laisse parler Sigismond : « Qu’est-ce que la vie ? Un délire. Qu’est-ce donc la vie ? Une illusion, une ombre, une fiction. Le plus grand bien est peu de chose, car toute la vie est un songe… ».

Le plus grand bien est peu de chose

Le thème central de cette pièce de théâtre qui continue à fasciner, près de quatre siècles après sa création, nous invite donc immédiatement à nous poser une question que tout être humain se pose au moins une fois : la vie est-elle un songe ?

Ce simple questionnement ouvre en nous une boite de Pandore aux prolongements infinis…

Prolongements que l’on retrouve étrangement par ailleurs dans les fondements même de… la Physique Quantique !

Aussi étonnant que cela puisse paraître, la plus austère des théories expliquant l’organisation du monde, de la matière et de l’énergie, pose crûment cette question : le Monde est-il réel ?

Ce débat anima les physiciens pendant plusieurs décennies et la fameuse fable du « chat de Schrödinger » ne fit qu’accroître le doute. A la fin de cette étonnante histoire de chat enfermé dans une boîte hermétiquement close, la fable nous précise que -tant que l’on n’a pas ouvert la boîte où le malheureux félin fulmine depuis de longues minutes- il existe simultanément deux états différents de la matière : un chat vivant et un chat mort !

Ceci implique que la réalité n’existe (en Physique Quantique bien sûr) que lorsqu’il existe un interlocuteur pour l’observer. Dans l’hypothèse d’un univers unique et fini… qui observe l’univers ?

S’il n’y a personne, l’univers n’existe pas… et notre vie n’est qu’un songe !!!

Sans aller jusqu’à ces raisonnements extrêmes, les notions de réalité, de rêve et d’irréalité se juxtaposent parfois dans notre esprit et nous convient à relativiser nos certitudes.

C’est un thème que nous utilisons largement dans notre odyssée du futur : « Cathédrales de brume », car notre héros principal est amené à structurer de nombreuses réalités virtuelles qui finissent par se substituer partiellement à la réalité habituelle.

Poussant le principe à son paroxysme, nous quintessencions ainsi une mise en abyme absolue. Une mise en abyme qui déroute, émerveille, inquiète ou fascine. Mais elle introduit une relecture du sens réel de notre vie.

Et si nous étions tous les simples rêves d’une puce cosmique ?

Cette idée nous plaît bien car elle parachève la déstabilisation de toutes nos certitudes. Elle incite aussi à nous proposer à nous-même un redoutable challenge dans le droit fil des propos de Calderon de la Barca lorsqu’il affirme : « tournons-nous vers l’éternité ! ».

Le seul enjeu qui soit vraiment à la mesure de l’esprit humain lorsqu’il se dépare enfin des carcans intellectuels qui le paralysent et l’aveulissent au quotidien…