Mettons en lumière l’une des plus célèbres poétesses de tous les temps : Sappho…
La seule évocation de Sappho nous plonge immédiatement dans un imaginaire luxuriant, pour ne pas dire luxurieux.
La poétesse grecque, dont Platon disait qu’elle était la « dixième Muse », fait immédiatement référence à un univers trouble dans lequel l’homosexualité féminine prend une place essentielle. Singulièrement réductrice, cette approche occulte partiellement l’influence considérable exercée par Sappho tout au long de l’Antiquité.
Même si son nom et celui de son île, Lesbos, font ostensiblement référence au lesbianisme, la postérité ne s’y est guère trompée et la cohorte des admirateurs de Sappho est presque innumérable. Outre Platon, on peut citer Ovide, Paul le Silentiaire, Jodelle, Baudelaire, Pierre Louÿs, Madeleine de Scudéry, Amy Lowell, Marguerite Yourcenar, Renée Vivien, Chateaubriand, Maurice Gounod, Lawrence Durrell. Et beaucoup d’autres à leur suite.
Selon les sensibilités de chacun, différentes facettes de cette personnalité hors norme furent successivement mises en lumière. Et le flot ininterrompu des siècles, 2 600 ans pour être précis, auréole de fantasmes et de mythes la légende d’une vie qu’aucun document ne pourra étayer.
En filigranes multiples et soigneusement imbriqués, se dessinent ainsi : la poétesse inspirée, la première grande figure de l’érotisme littéraire, la lesbienne assumant pleinement ses préférences sexuelles, l’amoureuse passionnée se jetant des falaises de Leucade afin de sublimer sa passion pour le beau Phaon, l’inspiratrice géniale de centaines de jeunes femmes qui purent ensuite exprimer leur talent à travers la musique, la poésie, la danse ou le chant.
Eternel palimpseste littéraire sur lequel chacun peut réécrire une partition ou un poème sans prendre le risque d’être démenti, Sappho symbolise une entité complexe dont l’essence même nous échappe mais que nous nous approprions définitivement, l’inscrivant ainsi dans chaque fibre de notre cœur, dans chaque repli de notre âme.
Et cette essence est simplicité, humilité et bonheur de vivre.
La parole de Sappho est avant tout frisson, moutonnement de soi-même en quelque sorte, préludant ainsi la très belle évocation de Stefan George : « Je ne suis qu’un ébranlement de la voix sacrée » (Ravissement).
La « voix sacrée » que nous transmet Sappho, fut-ce à travers des fragments épars, ébranle encore nos esprits, nos émotions et nos âmes, révélant ainsi sa totale et intemporelle prégnance.
Que savons-nous en fait de cette figure illustre que les méandres du temps opacifient progressivement ?
Sappho est née à Erèse, une petite ville proche de Mytilène, dans l’île de Lesbos entre 630 et 612 avant Jésus Christ. Située près de la Lydie, cette île était à l’époque une cité-état indépendante qui s’enorgueillissait d’être un foyer culturel majeur dont l’importance rayonnait à travers toute la Grèce antique.
Les parents de Sappho appartenaient à l’aristocratie de Lesbos. Son père s’appelait Scamandronymos et sa mère Cléïs. Sachant que la poétesse n’évoque jamais son père alors qu’elle donna le nom de sa mère à sa fille, on peut supposer qu’elle fut plus proche de sa mère que de son père.
Sappho avait trois frères : Charaxos, Larichos et Eurygios. L’aîné commercera avec l’Egypte et le comptoir grec de Naucratis.
Peut-être contre son gré, elle fut mariée très jeune à un marchand qui s’appelait Kerkôlas. L’origine triviale de ce nom, kerkos signifiant membre viril, laisse à penser que le mariage fut loin d’être idyllique et que l’amour n’était probablement nullement partagé à l’unisson. De cette union incongrue naquit une fille, Cléïs, qui lui apporta un immense bonheur et qu’elle chérit tendrement.
Sappho semble avoir été très rapidement dégagée de toute obligation maritale, soit en raison d’une séparation, soit à la suite d’un veuvage précoce.
A partir de cet instant elle se partagea entre création et formation de ses jeunes élèves au sein d’une Maison des Muses, communauté féminine qui peut s’apparenter simultanément à une Académie artistique et à un Cercle littéraire.
Hélas, les aléas politiques et les rudes affrontements prévalant au sein de l’oligarchie qui régnait à Lesbos obligèrent de nombreux artistes à s’exiler en Sicile. Ce fut le cas pour Sappho lorsque Mélanchros, le tyran de Mytilène, prit le pouvoir. Elle vécut donc quelques années en Sicile sans qu’il soit possible de savoir avec certitude si sa réputation lui valut un accueil enthousiaste ou mitigé.
Lorsqu’un nouveau tyran, Pittacos, s’empara à son tour du pouvoir, Sappho fut graciée ainsi que de nombreux poètes et musiciens, dont son ami Alcée.
Reprenant son activité première, elle forma de nombreuses jeunes filles de la noblesse de Lesbos auxquelles elle enseigna la science de la lyre et l’art délicat de la composition d’odes. Poèmes lyriques enflammés, celles-ci concélébraient la puissance de l’amour et la suavité d’un désir naissant.
Etant douée aussi bien pour la musique que pour la poésie, Sappho inventa une nouvelle espèce de lyre. Appelée « magadis », cette dernière était un peu plus petite que les lyres traditionnelles utilisées à cette époque. Elle inventa aussi un nouveau mode musical, le mode mixo-lydien, qui convenait parfaitement lors de la transcription d’atmosphères mélancoliques ou passionnées.
Dans le domaine particulièrement exigeant de la poésie, elle inaugura un nouveau type de strophe, que l’on nomme désormais strophe saphique. Celle-ci est composée de quatre mètres, les trois premiers de onze syllabes chacun et le dernier de cinq syllabes seulement.
Bouleversante, son œuvre poétique révéla la vraie lumière des femmes.
Se livrant totalement, elle se met à nue et décrypte en mille reflets versicolores toutes les facettes d’une âme généreuse et passionnée.
Artiste accomplie, elle composa aussi des œuvres à la commande, satisfaisant avec élégance les exigences d’absolu et de pureté de ses contemporains. Dans le domaine strictement poétique, l’étendue de ses talents est presque incroyable. Elle composa de nombreuses épigrammes, des ïambes et chants nuptiaux, mais aussi des élégies, monodies, épithalames et strophes saphiques, révélant ainsi la perfection rythmique de ses compositions.
Son œuvre est colossale. On l’estime à plus de 12 000 vers.
Il nous en reste quelques fragments épars : 660 vers laborieusement glanés dans les arcanes du temps.
L’émotion est essentielle chez Sappho. Une émotion qui règne sans partage.
Frisson délicieux, cet ébrouement sensuel s’impose, nous enveloppe et nous pousse à outrepasser les limites de notre propre ego, réfugiant ainsi notre âme et notre être intime dans les plus hautes sphères d’une spiritualité quiète et somptueuse.
Avec Sappho, un être fruste devient le chantre halluciné des vérités fondamentales qui jaillissent sans cesse autour de nous et que nous ignorons superbement. La Beauté pure s’insinue alors en nous et fait jaillir un torrent de larmes.
La plus belle semence imaginable.
Afin de symboliser très imparfaitement cette émotion qui cascade et rejaillit sans cesse à l’évocation de cette poétesse divinement douée, il convient d’emprunter quelques vers à Théophile Gautier qui, dans « Emaux et Camées », évoque les marbres de Paros à travers un superbe poëme de la femme :
« Un jour, au doux rêveur qui l’aime,
En train de montrer ses trésors,
Elle voulut lire un poëme ,
Le poëme de son beau corps.
D’abord, superbe et triomphante
Elle vint en grand apparat,
Traînant avec des airs d’infante
Un flot de velours nacarat […]
Glissant de l’épaule à la hanche,
La chemise aux plis nonchalants,
Comme une tourterelle blanche
Vint s’abattre sur ses pieds blancs.
Pour Apelle ou pour Cléomène,
Elle semblait, marbre de chair,
En Vénus Anadyomène
Poser nue au bord de la mer.
De grosses perles de Venise
Roulaient au lieu de gouttes d’eau,
Grains laiteux qu’un rayon irise,
Sur le frais satin de sa peau »
L’auteur du « Roman de la momie » et de « Capitaine Fracasse » poursuit un peu plus loin :
« Ses paupières battent des ailes
Sur leurs globes d’argent bruni,
Et l’on voit monter ses prunelles
Dans la nacre de l’infini »
On pourra arguer que des paupières qui battent des ailes constitue une licence poétique qui n’est peut être plus totalement en phase avec notre époque, mais Théophile Gautier insuffle dans ces quelques strophes une grandeur immaculée (les poètes préfèrent dire immarcescible…) que le temps fige un instant, parcelle d’éternité qui résonne en nous en évoquant parfaitement Sappho, son époque et l’atmosphère harmonieuse et languide qui prévalait alors.
Le marbre de sa chair est en nous.
Ses prunelles montant dans la nacre de l’infini sont en nous.
Sappho est notre fille, notre femme, notre sœur.
Sappho est éternelle.
Au-delà de son talent inouï à extraire la quintessence des formes, des émotions et des êtres, Sappho fut naturellement une femme amoureuse.
Sappho aima les jeunes femmes, chacun le sait. Elle aima Atthis, Abanthis, Pleistodica, Mnasidika, Gyrinnö, Anactoria et beaucoup d’autres.
Certains de ses admirateurs essayèrent, maladroitement, de dissimuler ce qu’ils considéraient comme une regrettable erreur susceptible d’entacher la réputation de cette artiste exceptionnelle.
Ils avaient tort.
Sappho concrétisa la capacité d’aimer dans sa forme la plus pure, la plus élégante, la plus intense. Et la plus douloureuse sans doute.
On retrouve par ailleurs cet hymne à l’amour en écho décalé dans le Cantique des Cantiques : « Les eaux multiples ne pourront éteindre l’amour, les fleuves ne les submergeront pas ».
Avec Sappho le désir devient souffrance. Le désir devient cristal. Le désir devient pureté transcendante.
Ecoutons la poétesse nous conter les exigences exorbitantes et délicieuses de la passion :
« Ah ! ce désir d’aimer qui passe dans ton rire. Et c’est bien pour cela qu’un spasme étreint mon cœur dans ma poitrine. Car si je te regarde, même un instant, je ne puis plus parler »
« Mais d’abord ma langue est brisée, un feu subtil a couru en frisson sous ma peau. Mes yeux ne me laissent plus voir. Un sifflement tournoie dans mes oreilles »
« Une sueur glacée couvre mon corps, et je tremble, tout entière possédée. Et je suis plus verte que l’herbe. Me voici presque morte, je crois… ».
Vingt six siècles plus tard nous ne transcrivons guère mieux l’émoi amoureux et ses étranges conséquences…
Sappho continue à nous tenir par la main, à nous montrer un chemin qui sinue dans l’azur et dont l’issue semble toujours incertaine. Incertaine et féconde.
Comme le signale parfaitement Yves Battistini dans son édition des Odes et fragments de la poétesse grecque : « Sappho demeure notre perpétuelle contemporaine ».
Contemporaine et amie…