
La pesée du cœur (ou psychostasie) dans le Livre des Morts des égyptiens.
Notre dernier roman : L’outre-blanc, met en scène un captif décapité par le chef des preneurs d’otages.
Le cerveau de cet homme : Phil Caldwell continuera à fonctionner pendant quelques secondes dans le monde « normal ».
Mais ces quelques secondes dureront une éternité –dans le sens absolu du terme– dans un autre monde dont il deviendra son propre univers au sein de la myriade de mondes qui peuplent le Multivers décrit par les spécialistes de la gravitation quantique.
Avant de devenir un univers à part entière,Phil Caldell devra explorer un Enfer de Dante immaculé stratifié en millions de terrasses et peuplé d’innombrables variations de lui-même. Il se retrouvera ainsi avec une femme, un tigre et un anomalocaris (le premier grand prédateur terrestre qui vivait au Cambrien il y a plus de 500 millions d’années) qui l’accompagneront lors de cette odyssée verticale qui l’exhaussera bien au-delà de lui-même et de la condition humaine.
Certaines incursions dans des mondes oniriques adjacents lui permettront de découvrir comment il est mort et qui il est réellement.
Ce chapitre se situe face aux divinités de l’Egypte antique dans cet espace étrange où les cœur sont pesés afin de savoir si l’âme du mort est pure ou non.
C’est lors de cette psychostasie que Phil Caldwell découvrira enfin comment il a été exécuté par un psychopathe.

L’Outre-blanc version française
La salle est assez allongée et très décorée. Les coloris dominants sont l’or, des carmins et des bruns très chauds.
S’éveillant d’un long coma, Phil Caldwell remarque immédiatement qu’une grande balance trône au centre de l’espace. Une nageoire dure et couverte d’écailles est posée sur sa cuisse droite. Il constate alors que l’anomalocaris est vautré sur lui.
Il le secoue un peu.
—Où est-on ? glapit la créature archaïque.

Phil Caldwell est un homme, mais c’est aussi une femme, un tigre et un anomalocaris.
L’astrophysicien lui fait un signe afin de lui imposer le silence.
—Regarde et tais-toi !
Comme ils sont au fond de la salle, ils peuvent donc observer tranquillement l’enfilade de personnages étranges qui sont au centre de ce lieu qui ressemble à une antichambre. Ou à un tribunal.
Le grand mur situé à gauche est recouvert de hiéroglyphes sombres sur fond or. Au-dessus, formant comme une frise, on voit les silhouettes de douze divinités. Sans avoir fait de longues études en égyptologie, le mari de Vanessa Caldwell peut immédiatement les nommer sans réellement savoir pour quelle raison cette science s’infuse ainsi en lui. Il les détaille à l’intention de son ami qui a prudemment regroupé sous sa carapace les deux fouets qui prolongent sa queue.
—Regarde. Depuis notre position, et en allant vers le fond de cette pièce que l’on nomme la salle des deux Maât[1]…
—Des deux…
—C’est en fait le tribunal d’Osiris lors de la pesée du corps d’un défunt. Donc, disais-je, on trouve dans l’ordre les effigies de douze divinités : Harmakhis, Atoum, Shou, Tefnout, Geb, Nout, Isis, Nephtys, Horus, Hathor, Hou et Sia.
—Et sur l’autre mur ?
—On trouve les effigies des 42 assesseurs d’Osiris qui représentent en fait les 42 provinces de l’Égypte pharaonique.
L’anomamocaris reste muet un instant, ce qui constitue un réel exploit.
—Devant nous : c’est qui ?
L’astrophysicien n’a pas le temps de répondre car une partie du cérémonial lié au rituel de la pesée du cœur du défunt commence.
Le dieu à tête de chacal : Anubis, pose déjà une première question à l’homme situé devant lui :
—Connais-tu le nom de cette porte Osiris Ouserkaf ?
—Ouserkaf ? c’est le nom du mort qui passe en jugement ? murmure l’arthropode aux yeux pédonculés.
—Oui.

Anubis.
Vêtu de fins vêtements blancs qui descendent jusqu’au niveau de ses pieds, le trépassé répond calmement à Anubis :
—Tu écartes Chou est le nom de cette porte.
—Connais-tu le nom du seuil ?
—Maître de rectitude qui est sur ses deux jambes est le nom de ce seuil.
—Connais-tu le nom du linteau ?
—Maître de force qui introduit le bétail est le nom de ce linteau.
Dieu des nécropoles et patron des embaumeurs, Anubis semble satisfait par les réponses données par Ouserkaf. Il conclut donc cette première phase du rituel avec ces quelques mots parfaitement codifiés :
— Passe puisque tu as donné les trois réponses Osiris Ouserkaf !
L’astrophysicien en profite pour observer les autres personnages qui se trouvent dans cette salle de part et d’autre de la balance géante qui va servir à la pesée du cœur. La plume symbolisant Maât est déjà placée dans l’un des plateaux.
Indépendamment d’Ouserkaf et du dieu à tête de chacal qui vient de laisser passer le défunt pour le moment crucial de la pesée de son cœur, on voit aussi Thot, le dieu à tête d’Ibis, dont le savoir est illimité. À l’arrière, assis sur un trône massif et très décoré, on distingue aisément Osiris qui est accompagné par ses deux sœurs, Isis et Nephtys. Elles se tiennent derrière lui, les mains posées sur ses épaules.
Sous la balance géante, une étrange créature hybride avec un corps d’hippopotame, une tête de crocodile et des pattes avant de lion, ouvre grand sa gueule armée d’innombrables dents.
—C’est Ammout, confirme Phil Caldwell. On l’appelle aussi la grande dévoreuse.
—Charmant… soupire l’anomalocaris en rangeant mieux sa queue. Quel est son rôle ?
—Elle dévore le cœur de celles et ceux qui échouent lors de la psychostasie. Si leur cœur est trop lourd par rapport au poids de la plume de Maât, Ammout le déchiquète. C’est pour cette raison qu’on l’appelle aussi la dévoreuse des morts !
—Brrr…
Au même instant, le sol et le plafond se métamorphosent. Les surfaces recouvertes d’or disparaissent. La vision est affolante. Le plafond n’est plus qu’une immense plaque de verre qui laisse entrevoir des millions d’étoiles dans un ciel serein et constellé d’escarboucles qui étincellent. À l’inverse, le sol est remplacé par une autre plaque de verre. Mais celle-ci ne capte pas le regard en direction d’un firmament édénique. L’abîme n’est qu’un foisonnement d’enfers qui s’enlacent et copulent sans cesse. Du magma, de la lave et des flammes hautes comme des montagnes lèchent cette surface translucide qui semble prompte à engloutir les femmes et les hommes qui y sont conduits en procession.
Phil Caldwell essaie, absurdement il est vrai, de ne plus poser les pieds sur ce sol qui l’attire et le terrifie à la fois. Comme il n’y parvient pas, il focalise son esprit sur le malheureux Ouserkaf qui est positionné juste devant la balance, Thot et la redoutable Ammout.

Horus.
Ouserkaf s’exprime alors en respectant à la lettre un rituel immuable et en s’adressant directement à Osiris :
— Salut à toi, Grand Dieu, Maître des deux Maât ! Je suis venu vers Toi ô mon Maître pour voir ta perfection. Je te connais et je connais le nom des deux Maât qui sont près de toi. Voici que je suis venu vers toi et t’ai apporté ce qui est équitable. J’ai chassé pour toi l’iniquité.
Il s’arrête un instant et entame alors la litanie de ce que l’on nomme la confession négative qui consiste à citer d’une manière exhaustive tous les actions critiquables ou abjectes que l’on a soigneusement évité d’accomplir pendant sa vie sur Terre.
Ainsi, on ne met pas en exergue ce que l’on a fait de bien, mais ce que l’on n’a pas fait de mal !
Ouserkaf, sans se fatiguer apparemment, poursuit son interminable démonstration d’honnêteté et de bienveillance universelle en précisant :
— Je suis pur, je suis pur, je suis pur ! Ma pureté est la pureté de ce grand Phénix qui est à Héliopolis, car je suis bien ce nez du Maître des souffles qui fait vivre tous les hommes en ce jour de remplissage de l’œil à Héliopolis…
Après avoir réitéré une seconde salve de confession négative en la détaillant divinité par divinité cette fois-ci, le défunt termine enfin son long discours par ces explications qui frôlent l’épique et le grandiloquent :
— Salut à vous, dieux qui êtes dans cette salle des deux Maât ! Je connais vos noms. Vous direz devant le Maître de l’Univers les choses équitables qui me reviennent car j’ai pratiqué l’équité en Egypte : je n’ai pas blasphémé Amon-Rê. Salut à vous tous qui êtes dans cette salle des deux Maât, vous qui êtes exempts de mensonge par essence, qui vivez de ce qui est équitable devant Horus-qui-est-dans-son-disque… Me voici venu à vous sans péchés, sans vilenie, sans accusateur. Je vis de ce qui est équitable. J’ai fait ce dont parlent les hommes, ce dont se réjouissent les dieux. J’ai satisfait Amon-Rê par ce qu’il aime. J’ai donné du pain à l’affamé, de l’eau à celui qui avait soif, des vêtements à celui qui était nu, une barque à celui qui n’en avait pas et j’ai fait le service des offrandes divines pour les dieux et des offrandes funéraires pour les bienheureux. Je suis quelqu’un dont la bouche et les mains sont pures, quelqu’un à qui il est dit viens en paix par ceux qui le voient… Je suis venu ici pour témoigner de la vérité, pour mettre la balance dans sa position exacte à l’intérieur du royaume des morts !
Le rituel étant accompli, la pesée du cœur commence sous la houlette d’Anubis. Thot tient un calame à la main afin d’inscrire le résultat sur un papyrus.
Placé dans un vase canope, le cœur d’Ouserkaf commence à faire doucement osciller le fléau. Puis ce dernier se fige à l’horizontal, démontrant ainsi que la plume de Maât et le cœur de cet homme pur ont exactement le même poids.
Encouragé par un geste d’Anubis et d’Osiris, Ouserkaf se dirige vers l’arrière de la salle sous le regard torve et déçu d’Ammout qui n’a pas obtenu sa pitance et devra donc attendre le jugement, négatif cette fois, d’un autre défunt.

Oksana et Gil lors des Halliennales 2016.
C’est à cet instant précis que le dieu à la tête de chacal aperçoit l’astrophysicien et l’étrange créature née il y a plus d’un demi-milliard d’années.
Anubis semble surpris. En dépit du fait que Phil Caldwell soit, lui aussi, vêtu du long manteau blanc cérémoniel qui frôle les pieds, il est évident qu’il est très différent des trépassés égyptiens qui pénètrent régulièrement dans la salle des deux Maât. Son teint est très pale, ses cheveux, roux et bouclés et ses yeux verts, diffèrent sensiblement des canons esthétiques qui prévalent ici. Par ailleurs, l’extravagante créature qui volète près de son épaule ne ressemble à rien de connu en ce début de Nouvel Empire et sous le règne glorieux de Thoutmôsis Ier.
Il se retourne vers Osiris.
Hiératique dans son attitude et impérieux par son regard qui semble être en mesure de calciner qui ose le regarder en face sans ciller, le frère d’Isis et de Nephtys dit simplement :
—Qui es-tu étranger ?
Avant même que l’astrophysicien parvienne à discipliner les tremblements nerveux qui agitent ses bras et ses jambes, le dieu qui juge les âmes des défunts complète sa question :
—Quelle est cette étrange créature ?
Phil Caldwell s’incline respectueusement devant Anubis, Thot, Osiris et ses deux sœurs. Il ne sait pas du tout comment il doit s’exprimer face à ces cinq divinités du panthéon égyptien.
Utiliser la phraséologie pompeuse d’Ouserkaf serait sans doute blasphématoire car il n’est pas mort et se retrouve, par un ahurissant caprice du destin, dans un processus funéraire antique qui le dépasse et qu’il ne comprend pas.
Il décide donc d’être lui-même. Tout simplement.

Isis.
—Je m’appelle Phil Caldwell et j’observe les étoiles.
Ses interlocuteurs ne réagissant pas, contrairement à Ammout qui commence à ouvrir sa gueule de crocodile affamé en laissant les ors de la salle apporter quelques éclats supplémentaires sur ses dents acérées, le scientifique de Stanford poursuit :
—La créature qui m’accompagne vivait déjà sur Terre il y a très longtemps. Je ne sais pas pour quelle raison je suis là. Car je ne suis pas mort…
À l’instant précis où il prononce ces derniers mots, ses yeux se convulsent. Il vacille et semble prêt à tomber. L’anomalocaris volète à côte de lui. Mais il ne parvient pas vraiment à le retenir. C’est donc le dieu à tête de chacal qui contourne la balance géante et aide Phil Caldwell afin qu’il ne s’effondre pas sur le sol.
La plaque de verre qui s’est substituée à ce même sol sert désormais d’écrin aux flammes d’une étoile au seuil de l’explosion. Les volutes de feu lèchent la surface et des morceaux de magma en fusion se collent un instant sur la surface transparente avant de retomber dans le brasier qui grossit sans cesse.
—Je ne suis pas mort… répète l’astrophysicien hagard.
Osiris échange quelques mots avec ses deux sœurs.
Imperturbable, Thot continue à décrire tout ce qu’il observe. Son calame[2] court sur le parchemin qu’il tient haut devant lui.
Anubis prend le compagnon de l’anomalocaris par les épaules et lui dit, d’une voix grave qui flirte avec les infrasons :
—Qui es-tu vraiment Phil Caldwell ?
—Je suis… Je suis…
Ses yeux s’exorbitent. Son front se moire de sueur et un peu de bave commence à couler à la commissure de ses lèvres glacées d’effroi. Il tremble comme s’il se trouvait au bord d’un gouffre immense et avec un vent violent qui le pousserait vers l’abîme.
Tous les dieux le regardent.
Il dit enfin.
—Je suis mort et vivant !
Il s’agite encore. Sa tête est animée de mouvements irrépressibles et brouillons comme s’il était soudainement pris de démence.
—Je vois… la mort ! Je vois… Je vois… ma mort ! Ma mort !
Il hurle désormais, ce qui énerve considérablement la créature hybride chargée de dévorer les cœurs des êtes impurs.
—Parle ! ordonne alors Osiris dont les yeux flamboient comme des soleils noirs.
—Parle doucement, invite Anubis tout en laissant ses mains posées sur les épaules du malheureux qui voit d’un coup s’effondrer devant lui des pans entiers de l’épaisse muraille qui claquemurait sa mémoire depuis si longtemps.
Le museau sombre et pointu du dieu à tête de chacal est à moins de vingt centimètres du visage de Phil Caldwell. Les oreilles d’Anubis, fines, sombres et pointues, sont attentives et bien dressées à la verticale.
—Je t’écoute. Nous t’écoutons.
—Le voile se déchire. Enfin !
—Oui ?
—Je vois une forêt avec des arbres gigantesques. Il fait chaud. J’ai mal.
Il s’arrête à nouveau.
L’anomalocaris s’approche à son tour très près de la tête du rouquin. Le visage de l’astrophysicien, le museau effilé d’Anubis et les queues de crevettes géantes qui prolongent la tête de l’arthropode du cambrien sont désormais circonscrits au sein d’une sphère très réduite.
Leurs haleines se mêlent.

Osiris.
—Continue, dit doucement la créature échevelée sans parvenir à juguler totalement sa crispante voix de fausset.
—Mes amis souffrent. Il y a déjà eu beaucoup de sang. Un homme monstrueux hurle sans cesse devant l’œil froid d’une caméra. Il insulte une jeune femme rousse. Il m’insulte aussi.
Il se tait un bref instant et reprend son soliloque halluciné sous le regard simultanément interrogateur et courroucé d’Osiris.
—Il m’insulte. Il m’insulte !
—Tu l’as déjà dit. Continue… l’encourage Anubis qui semble avoir fugacement pris sous sa protection cet homme étrange qui ne ressemble pas à un égyptien de l’époque de Thoutmôsis Ier et qui, surtout, ne devrait en aucun cas se retrouver ici dans la salle des deux Maât.
—Il m’insulte. Me frappe. Je suis à genoux. Il hurle encore !
Atterré par ses propres visions qui exhument brutalement la séquence la plus dramatique de sa vie, Phil Caldwell s’arrête encore une fois. Il regarde les hiéroglyphes qui couvrent le mur gauche et que l’or qui tapisse la paroi rehausse encore. Tous ces signes semblent se décoller de la surface verticale. Ils se précipitent sur lui ! L’astrophysicien exécute quelques mouvements désordonnés afin de dissiper ces hordes ténébreuses et grimaçantes qui veulent s’insinuer dans ses yeux, son nez, sa bouche et ses oreilles.
—Calme-toi, reprend l’anomalocaris. Tout va bien.
—Continue, surenchérit Anubis en appuyant plus fortement sur les épaules du malheureux qui sombre d’épouvantes en épouvantes.
Le scientifique respire un grand coup. Il déglutit et se ressaisit enfin.
—Ces cris sont si violents ! Mon esprit se trouble et s’embue. Un voile grège et sang obstrue mes yeux. Je me redresse un peu. C’est alors que je vois le sabre…
—Le sabre ! coupent ensemble Anubis et l’arthropode issu des premières aubes du cambrien.
Phil Caldwell tombe à genoux.
Impassible, Thot note tous les détails de cet étrange récit alors que les quatre autres divinités restent muettes. Statufiées.
Manifestement, elles attendent une révélation. Un signe. Une épiphanie Ou une seconde mort !
—La lumière ! L’homme lève le sabre. Nooooon !
Phil Caldwell se renverse en arrière. Isis quitte l’arrière du siège d’apparat où trône son frère afin de rejoindre Anubis. En joignant leurs efforts, les deux divinités funéraires parviennent à remettre le rouquin debout. Il est blême et des flots de bave sortent désormais de sa bouche.
Révulsés en un premier temps, ses yeux reprennent leur apparence normale.
—Prenez le temps nécessaire, intervient la sœur de Nephtys de sa voix douce, caressante ; presque désincarnée.
Phil Caldwell se reprend un peu et regarde attentivement Isis. Le visage de la jeune divinité est doux, empreint d’une bonté presque surréelle. Il réalise à cet instant qu’il est en train de dialoguer avec Anubis et la sœur d’Osiris, de Seth et de Nephtys.
Il frissonne aussitôt et poursuit cette douloureuse remémoration d’un instant atroce.
—Après la douleur : l’effroi ! Je suis couché au sol et je regarde mon corps qui baigne dans son sang. À une dizaine de mètres de moi !
—Une dizaine de mètres ? glapit alors l’anomalocaris qui, en cet instant, outrepasse toutes les sonorités suraiguës audibles par tous les êtres qui ont vécu sur Terre depuis 3,5 milliards d’années.
—Décapité ? demande Anubis dont les longs cils mettent en exergue un regard qui se vrille dans celui du malheureux qui découvre enfin comment il est décédé.
—Oui. Mon corps acéphale gît très loin et m’envoie ce message atroce et merveilleux à la fois : tu n’es plus qu’une tête. Un cerveau ! Et pourtant… tu vis !
—Pour l’instant, tempère Isis en ouvrant grands ses yeux où le lapis-lazuli façonne un univers miniature d’une puissance inégalée.
—Mais… Mais… j’ai déjà vu l’agonie du soleil !
Le silence retombe sur la salle des deux Maât. Cette remarque, ahurissante, loufoque et totalement iconoclaste, réussit même à surprendre les cinq divinités du panthéon égyptien qui officie en ce lieu pour la pesée des cœurs.
Comment peut-on avoir eu la tête tranchée et assister en même temps à la mort du soleil qui se déroulera sept à huit milliards d’années plus tard ? C’est dément !
C’est impossible ! C’est peu probable.
C’est tout à fait possible en fait si le temps ne s’écoule plus du tout au même rythme à l’intérieur et à l’extérieur de cette tête orpheline d’un corps et qui doit donc devenir… son propre univers !
C’est ce que les cinq divinités égyptiennes viennent de réaliser brutalement. Hallucinant et fou, ce constat sublime leur rôle au niveau de la vie terrestre et de sa lente métamorphose au sein d’un au-delà normé et ritualisée dans un univers dont les limites sont connues et bien définies.
Mais, à l’aune de l’exubérance infinie du Multivers, Phil Caldwell devient peu à peu son propre panthéon.
Osiris le comprend aussitôt.
C’est lui qui s’adresse alors à l’homme qui vient de réaliser cette chose simple est effrayante à la fois : il vit uniquement en lui et doit assumer désormais le rituel d’une initiation folle dont il est la fois le maître d’œuvre et l’objet, le vecteur et la finalité.
—Phil Caldwell ! Ton destin est unique dans l’histoire des hommes. En pétrifiant le temps, ton cerveau devient à la fois le terreau et la finalité de ta propre existence. Tu vas devoir investiguer toutes les facettes de ton être intime qui, ainsi, est devenu aussi complexe que toute l’humanité depuis sa création. Miroir de toi-même, tu concentres à la fois ton enfer et ton firmament. Ta damnation et ta sublimité ! Tu as beaucoup de chance. Mais il te faudra beaucoup de courage aussi !
Le frère d’Isis et de Nephtys s’arrête un instant. Il décroise ses bras qui maintiennent chacun un sceptre et un chasse-mouches rituel.
Puis il lève lentement son sceptre en un signe qui peut s’apparenter à une bénédiction.
—Va en paix !
Anubis et Isis le regardent encore. La sœur de Nephtys esquisse un sourire.
—Merci… Merci… balbutie Phil Caldwell. Vos encouragements me donnent une force inouïe. J’essaierai désormais d’être ma propre épiphanie !
Il sourit à son tour et pivote sur les talons afin de rejoindre le lac de mercure qui vient d’apparaître à l’extrémité de la salle par laquelle il était venu avec l’anomalocaris.
Ammout essaie quand même de lui happer une jambe. Mais le claquement sec des dents de la dévoreuse des cœurs démontre l’inanité de cette ultime tentative.
L’astrophysicien et la créature échevelée se dirigent vers le lac. Ils s’immergent immédiatement.
Et se noient.

Outre-blanc version américaine – Traduction : Sheryl Curtis
[1] Dans la religion de l’Égypte antique, Maât incarne les notions d’ordre, de solidarité, d’équilibre du monde, d’équité, de paix, de vérité et de justice. Sur le plan cosmique, elle est la lumière. Dans le monde des humains, elle symbolise le ciment de la communauté humaine dont la clef de voûte est Pharaon. Lors de la pesée du cœur devant Osiris (ou psychostasie), Maât est aussi légère qu’une plume. Elle est donc le contrepoids du cœur du défunt qui doit être aussi léger qu’elle pour que le Kâ –l’âme du trépassé– puisse accéder au monde des bienheureux.
[2] Le calame est un roseau taillé en pointe dont on se sert pour l’écriture, soit à sec sur des tablettes d’argile, soit trempé dans de l’encre afin d’écrire sur un papyrus ou un parchemin.
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